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 N° 579
 
 
 
    15 décembre 2008
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Le cancer, c’est quelle couleur ?

Photo de l'auteurDocteur Cécile Bour lui écrire

     En 2006, les condamnés à perpétuité ont un beau jour réclamé la possibilité du recours à la peine capitale, car, affirmait alors l’un d’eux sur une station de radio : << La perpétuité, c’est comme le cancer, on en prend pour la vie >>. 
Les petites brèves qui jalonnent ainsi le parcours du cancéreux ont le mérite de le faire basculer de l’égoïsme de l’être qui souffre à l’écoute amusée et attentive des mots d’autrui, qui lui révèlent la nature humaine. Les témoignages des rescapés, les grands sentiments dont les éditions et les émissions télévisées raffolent, on en a vu, lu, entendu, merci, on demande un fauteuil…
Écoutons plutôt comment le bon peuple nous perçoit et nous cantonne dans l’univers claustral du << cancéré >>.

xxx<< Je sais ce que c’est >>, vous dit la réconforteuse, << ma voisine, elle en avait jusqu’en dessous des bras, une horreur >> ; ça c’est la mise en bouche pour vous montrer que vous n’êtes pas le seul ou la seule infortuné(e). Elle enchaîne en général avec la mutilation de la cloison nasale qu’elle supporte courageusement depuis son intervention des sinus (tous des bouchers, ces chirurgiens), et ses fuites à chaque éternuement : << On ne peut pas savoir ce que c’est tant qu’on n’est pas passé par là. >> Faut vraiment arrêter de nous plaindre, nous autres. « Mais ne vous en faites pas, le cancer, au moins, ça fait pas mal, sauf en phase terminale. » Ouf…

xxxRien de tel alors que la faconde d’un jovial confrère pour vous réanimer un moral plus ou moins valétudinaire : « Toi, dans ta position, tu as de la chance finalement, c’est pas mal de passer de l’autre côté de la barrière. » C’est vrai qu’on en rêvait de cette situation de maîtrise totale de l’information médicale. Quand on pense à tous ces malades qui la revendiquent….
« Faut que t’optimises », vous assure-t-on,  le moral, c’est tout dans ces maladies-là  >>. Mais laissez-nous déprimer, bon sang ! Laissez-nous pleurer, ça libère les tensions, un peu comme le cri primal, tout en gênant beaucoup moins les voisins. Dans l’Antiquité, les héros s’épanchaient dans des ondoiements lacrymaux, et c’était drôlement bien vu !
Vous avez dû tous, ô compagnons d’infortune, être confrontés à ce cauchemar freudien, l’élément familial qui vous marque du sceau de l’infamie : << Mais comment tu as attrapé ça ?! De notre côté, personne n’a jamais eu cette saleté ! » A vous de prendre sur vos frêles épaules la dure responsabilité d’entacher une lignée sans faille. Si vous avez le privilège de posséder une branche nord-africaine dans votre généalogie, on vous gratifiera immanquablement du << mektoub  : c’est comme ça, tu ne peux rien. >> Eh non, mais c’est toujours plus supportable que la brève de la prieuse, qui elle, ne rigole pas :  << Qu’avez-vous donc fait (au Bon Dieu) pour mériter ça ? >>. Car il faut bien une raison et cette sainte personne vous crucifie d’un << C’est les péchés qui ressortent, et le salaire des péchés, c’est la mort >> (Épître de Paul aux Romains, 6,23, si, si, j’ai vérifié). D’ailleurs, la prieuse connaît pour toute situation une brève biblique comme la souris d’église son terrier ; plus tard, ça devient, à deux pieds , dame de catéchisme, à quatre, un gros rat.

xxxSoyons plus léger avec la brève de l’ingénu(e) : << Ah tiens, le sida, il a un ruban rose maintenant ? Ah, c’est pour le cancer du sein ? C’est sympa, et les autres cancers, ils ont quelle couleur ? >>. Vivement les jeux cancerlympiques !
En fin d’année , on vous rafraîchit d’un << Bonne année, bonne santé, hein, parce que la santé c’est tout, quand on ne l’a plus… >>. Pour y échapper, débrouillez-vous pour tomber malade en dehors des fêtes, sans quoi c’est indécent, vous fichez le bourdon à tout le monde.
A présent, un peu de pragmatisme : << Il faut bien partir de quelque chose, et puis, perdre un sein (un rein, un poumon, un testicule, vous interchangez comme il vous plaira), c’est pas grave, la nature en a prévu deux. >> On va pas chipoter. Et puis le << Nul n’est indispensable après tout >> est également instructif sur la vision mortifère que représente le cancer et clôture ainsi le discours du pragmatique.
Une patiente m’explique un beau jour, le plus sérieusement du monde, qu’elle vient se faire dépister pour le cancer du sein parce que ses neufs voisines les plus proches n’en sont pas atteintes, et comme ce cancer atteint une femme sur dix, c’est sur elle que ça va tomber ; et arrêtez de la contredire, ils l’ont dit à la télé. On n’échappe pas à l’information.
La brève la plus brève émane de l’angoissé : << O mon Dieu, ô mon Dieu ! >>, balbutie- t- il, les mains moites et les yeux ronds ; et là, vous comprenez irrémédiablement que vous êtes dans de sales draps. Sacré Hippocrate, tout de même : était-il donc obligé de comparer la chose à cet animal pinçu, vorace, se régénérant tout seul comme un Alien ?
Nos voisins d’Outre-Rhin ont le privilège du bruitage en plus : « Krrrrrrebs », c’est qu’on l’entendrait ronger, l’animal. Ils ont en tout cas l’avantage de désigner d’un seul mot notre prochain interlocuteur ; c’est le « schadenfrohe », individu jouissant du malheur d’autrui : << Jusqu’ici vous n’aviez pas à vous plaindre, vous n’avez jamais connu de vrais problèmes. >> Après tout, rien n’est plus jubilatoire que des problèmes survenant enfin chez l’éternel heureux voguant sur un océan de facilités, alors que le quidam rame contre de vilaines vicissitudes que ne connaît pas son idole jalousée. La rupture du chêne est plus spectaculaire que le ploiement du roseau. << Ce qui console, c’est que ça n’arrive pas qu’aux autres pour une fois>>
Mais voilà l’amie triomphante, rassurante, qui s’est documentée pour que vous n’ignoriez rien des dernières données : << J’ai lu qu’un tiers des hommes quittaient leur femme cancéreuse, surtout que là, t’es pas en beauté, oulà ! >>. Parfois, il vaut mieux un bon ennemi.

xxxCauserie en salle d’attente (n’importe laquelle, on en visite beaucoup). Une dame âgée en face, déplore : << Une si belle jeune femme, déjà un cancer à son âge, elle n’a pas mérité ça tout de même ! >>. C’est vrai, le cancer ne devrait être réservé qu’aux quadragénaires décaties, celles qui l’ont bien mérité en somme.
Mais, enfin, se tiendra devant vous, dans un halo de pureté, l’incarnation du bio, le triomphe du fitness, la jubilation du naturel, la victoire du pépin de raisin et du soja. Cet individu vous démontrera que vous l’avez bien cherché, votre cancer, et vous achèvera sous un sentiment déjà émergent de culpabilité : << Il faut revoir votre hygiène de vie et votre gestion du stress, ça vient de là>> C’est plus simple d’incriminer la victime elle-même que de commencer à se poser de vraies questions embarrassantes sur l’incommensurable quantité de substances inconnues, introduites à notre insu, et pas seulement dans l’alimentation.
Nonobstant tous ces petits mots, irréfléchis, maladroits, voire déplacés, on les prend tous avec gratitude et amusement, parce que c’est toujours mieux qu’un haussement d’épaules indifférent.

xxxPour que le cancéreux ne soit plus confiné dans un pavillon virtuel aux murs infranchissables, il suffirait que l’homme sain croise courageusement le regard du malade, lui prenne de sa détresse, lui insuffle de son espoir, jusqu’à ce que la société intègre enfin sainement un fondement essentiel de la vie : la maladie et son corollaire, la mort.

retrouver la confiance

restaurer la conscience

renforcer la compétence


NDLR : Cette lettre illustre l’article 13 de notre Charte d’Hippocrate.
Lien : http://www.exmed.org/archives08/circu532.html repris ci-dessous :


- 13°) Je prendrai le temps et la peine d’écouter les malades et les familles, leurs demandes, de m’assurer de leur compréhension et d’utiliser la communication et le dialogue tout au long de la démarche de soin.


Os court :<< Un humoriste, c’est un homme de bonne mauvaise humeur. >>
Jules Renard


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