Contradiction
à haut risque

16 août 2011
Docteur François-Marie Michaut
lui écrire

Entre la façon dont les médecins en France se font une certaine idée de leur métier et la manière dont ils cherchent - bien humainement- à vivre le plus confortablement possible leur profession chaque jour, il y a un énorme hiatus. L'attrait considérable des métiers de la médecine auprès des bacheliers demeure une réalité. Les candidats se battent littéralement aux portes des facultés, et pas toujours à armes égales selon leur statut financier familial avec les scandaleuses préparations privées, pour franchir le concours éliminatoire de fin de première année.
Après quoi courent donc nos jeunes gens ?
Et, finalement, une fois leurs études achevées que finissent-ils par attendre de leur métier de médecin ?
En première approximation, une indéniable attirance initiale -durement éprouvée par la sélection guillotine- qui contraste sévèrement avec une orientation finale recherchant avant tout le confort personnel des conditions d'exercice. Tout semblerait se passer comme si nos jeunes confrères subissaient dans leur long parcours académique une érosion drastique de leur idéal professionnel. Voilà qui mérite enquête.

Retrouver la confiance

Dans la plus grande discrétion, et il est important de se demander quelle est la raison plus ou moins avouable du silence médiatique entourant cet évènement, les organisations européennes correspondant à notre ordre national (1) ont adopté sur l'Asclépion de Kos ( Grèce) la patrie d'Hippocrate une charte en 15 principes. Ceux-ci - en fait peu différents de la Charte d'Hippocrate de ce site (2) - constituent ce que doit être la ligne de conduite des praticiens de l'Union européenne. Timide première pierre d'une Europe médicale, non seulement scientifique, technique, organisationnelle ou économique, mais obéissant à la même déontologie. Accorder nos violons sur ce qui se fait et ne se fait pas en médecine, c'est affirmer, en ces temps où ne comptent dans les discours que les valeurs économiques et les prouesses techniques, que toute activité humaine obéit à des motivations du domaine de l'immatériel. La façon de parler actuelle donne à ce champ de réflexion le nom, souvent mal compris, d'éthique.
Agir parce que notre ingéniosité technique et nos connaissances scientifiques nous permettent d' agir sur la santé des autres, chacun peut le percevoir, est une voie pleine de dangers.

Restaurer la conscience

Il y a tellement de choses à apprendre pour devenir médecin qu'il ne reste pas beaucoup de temps, ni d'énergie, pour se poser des questions. Pendant plus de dix ans, tant l'idéal élitiste du savoir académique est dominant, la réussite aux examens et concours est la priorité absolue.
Que nous dit la Charte de Kos ?
Dans son principe 11, elle spécifie que le médecin de toute forme d'exercice «veille à la plus grande transparence sur ce qui apparaitrait comme un conflit d'intérêt et agit en toute indépendance morale et technique». Et, comme si le message méritait, par son importance, un redoublement pour être bien entendu, le principe 15, le dernier, est rédigé ainsi : « Le médecin exerce sa profession, envers lui-même et autrui, avec conscience, dignité et indépendance».
Le grand mot est lâché : celui d'indépendance.
Quand vient d'être signée une convention liant pour cinq ans les médecins aux injonctions de l'assurance maladie obligatoire et de son allié objectif le ministère de la santé, la violation de la Charte de Kos saute aux yeux.
Pour qui «roulent» les médecins de France ? Pour l'assureur maladie, unique pour l'instant mais pas pour toujours, et son impossible équilibre financier, ou pour les malades qui font appel à eux, parce qu'ils font confiance à leur conscience et leur compétence ?

Renforcer la compétence

Je regrette infiniment de ne pas avoir entendu une seule voix s'élever sur la place publique pour souligner que nous naviguons en pleine contradiction. Il y a d'une part l'intérêt de chaque personne touchée par la maladie, ou ayant besoin de soins de santé, et d'autre part l'intérêt du système collectif chargé d'organiser et de rembourser les frais.
Nous nous laissons avoir par un tour de passe-passe cousu de fil blanc quand nous gobons que l'État ou la Sécu ont pour objectif prioritaire la meilleure santé de chacun, et que cela motive toutes leurs actions.
L'État veut faire croire aux citoyens qu'il est le protecteur de leur santé, l'Assurance maladie cherche ouvertement à se comporter comme l'employeur direct des médecins.
Du côté des médecins, nous sommes assis entre deux chaises. D'une part, nous rêvons de rester maîtres dans notre façon d'exercer, comme nous le faisions au début de nos études.
Mais, dans le même temps, les sirènes du confort, de la tranquilité et de la sécurité financière et sociale nous conduisent à accepter de multiples asservissements à des intérêts qui ne sont ni les nôtres, ni ceux de nos patients. Bien entendu, chacun espère, de façon très française, être plus malin que les autres, pour, en toute discrétion, tirer son épingle personnelle du jeu.
Ainsi, comme me l'a fait judicieusement remarquer Bruno Blaive, de nombreux confrères ne voient rien d'anormal à, dans le même temps être liés par une convention assurant à leur patients un remboursement d'une partie de leurs frais médicaux ( ce qui leur assure une certaine clientèle) et, d'autre part, refuser de recevoir les patients plus démunis qui bénéficient de la Couverture Maladie Universelle.
D'un côté, chacun continue de se considérer comme un professionnel libéral tout en continuant de se laisser encarter, réglementer, contrôler, surveiller afin de gagner sa vie sans trop de difficulté.
Pour parler sans langue de bois, nous avons depuis quelques dizaines d'années une tendance prononcée à nous laisser acheter par des gens qui n'ont rien à voir avec la médecine et les malades.
La peur de ne pas pouvoir gagner notre vie en refusant de nous soumettre aux obligations inhérentes à tout notre système de convention avec la Sécurité sociale depuis 1971 (l'affaire ne date pas d'hier) a créé un climat psychologique désastreux pour les médecins et destructeur pour leur liberté d'exercer leur métier avec plaisir.
Médecins surmenés, condamnés à aller de plus en plus vite, forcés de simplifier le plus possible leurs habitudes cliniques et thérapeutiques, habitués à rester enfermés dans leurs routines. Tel est le résultat.
Et, bien entendu, les conséquences de cette médecine de masse obligatoirement médiocre et gaspilleuse de moyens, ce sont les malades qui en font finalement les frais.
Triste constat, mais sans appel possible : nous sommes parvenus à l'opposé de la Charte de Kos, tout simplement.

Références :
Une charte européenne d'éthique médicale,
Bulletin de l'Ordre n°18, juillet-août 2011, 21.
Charte européenne de Kos
Charte d'Hippocrate d'exmed,
13 décembre 2008 http://www.exmed.org/humed/human1.html

Os court : «Le renard en sait beaucoup, mais celui qui le prend en sait d'avantage.»
Miguel de Cervantès
Cette lettre illustre notre Charte d'Hippocrate.
Lien : http://www.exmed.org/archives08/circu532.html

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