Culte de la transparence et démocratie

2 juillet 2012
Docteur François-Marie Michaut
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Tout savoir sur tout et sur tous, voilà qui sonne comme un idéal contemporain. Bon, d'accord, c'est un peu voyeuriste sur les bords. Les techniques d'investigation, de mesure à distance, de contrôle et de mise en mémoire de chacun de nos moindres faits et gestes, individuels comme collectifs, sont à notre disposition. Inutile de les détailler, chacun les connait. «Big Brother» n'est plus le fruit de l'imagination bouillonnante de l'auteur de 1984 : nous vivons chaque jour sous son regard.
   Le plus curieux n'est pas tellement que les inventeurs de tous ces mouchards parviennent à vendre leurs machines, il faut croire qu'ils ne manquent pas d'acheteurs, mais bien que nous acceptions aussi facilement ce grignotement constant de notre espace de liberté et d'intimité personnelle.

Retrouver la confiance

Le raisonnement naïvement tenu par tout citoyen - se situant au dessus de tout soupçon, cela va de soi - est que puisqu'il n'a rien à se reprocher, il n'a rien à craindre de cette recherche de transparence. Transparence, le mot magique est lâché. Image champêtre idyllique, vision paradisiaque de mer émeraude, frimousses de chérubins, bons sentiments par wagons, les clichés ne manquent pas.
Les pourfendeurs de fraudes, d'abus, de malversations ou d'abominables escroqueries ne dorment jamais. Au nom de la défense de nos intérêts, de la protection de l'environnement ou de l'idéal qui les anime, ils militent sans trêve vers de plus en plus de transparence. Fait divers soulevant les émotions, scandales montés en épingle, vite, la lumière doit être faite sur toutes les zones d'ombre, les responsables dûment épinglés doivent être livrés à la vindicte publique et sévèrement châtiés par la justice.
Le combat de la lumière contre l'obscurité, du bien contre le mal, comme dans un classique western, est-ce bien ainsi que se passe notre vie ?
Vouloir que tout ce qui nous concerne soit transparent, dans la plus pure tradition calviniste, est-il sans conséquence sur l'état de notre civilisation ?
Si vous me permettez de nommer ainsi la situation clinique de notre évolution culturelle.
   Nous parlons ici chaque semaine de retrouver la confiance. Mais cette fameuse confiance, que devient-elle dans la recherche frénétique de la transparence dans absolument tous les secteurs de notre vie sociale et personnelle ? Un climat général de défiance en résulte mathématiquement. Peut-être est-ce le poids du péché originel de nos racines religieuses, mais nous sommes tous des pécheurs. En tout cas, pour les plus vertueux d'entre nous, nous pouvons tous le devenir d'un jour à l'autre.
   Tout doit être contrôlé en permanence, chacun est soupçonnable d'agissements non conformes à la norme. Répression impitoyable sous les habits vertueux de la prévention. Pour notre seul bien, comme de bien entendu.

Restaurer la conscience

La confiance, ce pari riqué sur la fiabilité de l'autre, passe tout simplement à la trappe des vieilleries devenues inutiles. La transparence à tout prix se doit de ne laisser aucune zone d'ombre. Aucune indétermination n'est possible, pas le moindre doute n'est tolérable. Des professions entières, considérées par nos anciens comme honorables, et même socialement enviables, deviennent ainsi la cible des chasseurs du moindre manquement à leur transparence. Les soignants en savent quelque chose !
   Il est grand temps de se poser des questions sur la pertinence de cette idéologie fondamentalement étrangère à nos traditions d'européens du sud. Quel climat psychologique cela fait-il peser sur notre vie quotidienne ? Rien à voir avec les phénomènes d'épuisement professionnel ni avec le climat ambiant de morosité que chacun peut observer ?
Est-il tolérable, ou destructeur, comme je le pense, d'être considéré systématiquement comme un être humain dont on doit se défier ?
Peut-on passer sa vie à démontrer sans répit qu'on est parfaitement clean, par rapport aux exigences, règles et normes de nos pouvoirs ?

Renforcer la compétence

La démocratie, même si Winston Churchill aimait la brocarder, est un idéal dont nous aimons bien nous prévaloir. Cela doit flatter notre ego.
Gouverner nous-mêmes ce qui concerne notre vie en société, généreux et juste programme en vérité.
   Pour paraphraser Charles de Gaulle quand il parlait de l'Europe, il ne suffit pas de sauter en l'air comme des cabris en criant la démocratie, la démocratie, la démocratie.
Se méfier de tout le monde, préliminaire logique indispensable de toute recherche de transparence, ne peut conduire qu'à une organisation fondée sur la force, donc la domination de l'ensemble des hommes par le détenteur de cette force.
Aucune démocratie, aussi imparfaite soit-elle, n'est possible sans que le pari optimiste sur la valeur de l'autre, des autres soit tenable.
   Nous les médecins savons fort bien que les meilleurs médicaments du monde ne sont jamais dénués d'effets toxiques, et nous agissons au cas par cas en tenant le plus grand compte de cette réalité.
La recherche de transparence est un remède à certains maux bien réels.
Ses effets collatéraux destructeurs nécessitent de ne l'utiliser qu'avec le plus grand discernement.
Et avec la plus grande modestie intellectuelle : ce que nous ne savons pas est au moins aussi important que ce que nous croyons connaître.
Freud, le malaimé clairvoyant, nous a bien averti que toute notre réalité psychique n'était pas de l'ordre du conscient. Le cerveau humain dispose de deux hémisphères dont les fonctions ne sont pas semblables mais se complètent. L'aurions-nous oublié dans nos projets et nos réalisations ?

Note:
Pour aller plus loin consulter Jean-Denis BREDIN, "Secret, transparence et démocratie", Pouvoirs, revue française d'études constitutionnelles et politiques, n°97, 2001, p.5-15.
http://www.revue-pouvoirs.fr/Secret-transparence-et-democratie.html

Os court : «L'homme n'aura jamais la perfection du cheval. »

Benedictus Spinoza


Cette lettre illustre notre Charte d'Hippocrate.
Lien : http://www.exmed.org/archives08/circu532.html

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