Leçons de solitude,
l'hôpital

25 mars 2013
Max Dorra (1)
lui laisser un message

L'HÔPITAL. Il est peu d'endroits où des solitudes angoissées sont aussi dramatiquement amenées à se rencontrer. Angoisse des patients, bien sûr. Mais aussi celle des soignants. Rencontre de visages, de corps, de mouvements, de rythmes. 

Fugace

L'ascenseur. Il y a plus de choses dans un ascenseur d'hôpital que dans toute la philosophie. Tous, les uns contre les autres. Les regards : antennes, tentacules, pseudopodes qui se cherchent, se frôlent, se tâtent. S'attardent, se dérobent. Chaleureux ou glacés. Ça va ? Faut bien. Comme un lundi. Médecins et aides-soignantes. Hommes et femmes, blancs et noirs. Brèves rencontres. Les élèves, polycopiés de cours à la main.

Internes sortants de garde, soulagés, farauds, cool, faussement décontractés. Des professeurs et des garçons de salle. Tout près, se touchant. S'ignorant. Bref coup d'oeil sur le badge. Symbolique à nu. Frontières imperceptibles, présentes, douloureuses. Qui c'est ?

Ah oui. En être ou pas. Tutoiement, prénoms. Salut ! Un malade sur une civière. Le patient, allongé, semble perdu. Le rassurer. Quelques mots. Et puis ne pas oublier d'acheter un journal parce qu'à la consultation faudra attendre. Combien de temps ? Sais pas.

Pédiatrie, septième étage. Charlotte. Timide, apeurée. « C'est ton doudou ? – Oui d'un signe de tête. » Vite nounours disparaît. Caché derrière le dos. Jardin secret. Vie privée. Oh là ! Fausse manoeuvre.

Retour au sous-sol. La radio, la morgue.
Douloureuse

La visite. Une hiérarchie non-dite, aveuglante. Blouses blanches et pyjamas. La langue médicale. « C'est une toxo. Il est en bas débit. »

« Qu'est-ce qu'ils disent ? J'entends pas. » La télé dans toutes les chambres. Vivre, souffrir, délirer, mourir devant le petit écran. Qu'est-ce qu'il peut bien avoir ? On fait quoi ? Oxygène. La douleur l'a réveillée cette nuit. La morphine ne marche plus. Elle suffoque. Pourvu que je ne me sois pas planté. Faut que je demande au patron, au chef, à n'importe qui, parce que moi, je sais pas. Mais qu'est-ce que je fous là ? Pas d'affolement. Se protéger. La bonne distance, ni trop près ni trop loin. Et puis l'équipe. Publish or perish. Le New England Journal of Medicine. Est-ce que j'aurai mon poste de PH (2)?

Je suis plus clinicien qu'Éric mais il a davantage de publications internationales. Faire des sortants. « Oui, Madame ? Je vous l'ai dit, on n'a pas encore le résultat. Mais bien sûr, dès qu'on l'aura. Non, rien d'inquiétant ! » Échange de regards. Rencontre éclair avec un patient. Connivence fugitive, essentielle. En douce. En rupture avec le groupe médical. Écoute hors-la-loi.
Déchirée

Préavis de grève. Grève décidée. Difficile dans un hôpital. L'angoisse change de camp. De tonalité. La révolution. Comme si un rythme jusque-là contenu pouvait maintenant s'exprimer. Y aurait-il une lutte des rythmes ? Les syndicats. Ne pas se laisser récupérer. « Moi, je ne fais pas de politique. » L'A.G. Débats. Parler en public. Voter. « Les malades ne doivent pas servir d'otages. » Soins urgents à assurer.

Un problème : la définition de « l'urgence » ? Donner à boire, passer le bassin : urgent. « Pas assez d'infirmières, d'aides-soignantes. Pas assez payées. » D'accord. Mais tout de même. Grève contagieuse.

« Vous avez des informations ? » Les médias. Rumeurs chuchotées. « Les Renseignements généraux sont dans le hall ». Négociations. « Ça tombe au plus mauvais moment. La crise. Restrictions budgétaires. » Position dure. Hésitations. L'espace de l'hôpital s'est bizarrement incurvé. Les paroles, les gestes habituels sont comme déviés.

Peur. Tout le monde a peur. Est-ce que les grèves auraient un contenu latent ? Impossible de joindre le directeur. « Paraît qu'il va sauter. » Payer les jours de débrayage. Tu rêves ou quoi ? Grève des gardes ? Pas possible. Ne pas céder. Ne pas se faire manipuler. « Il faut savoir terminer une grève. » Vous croyez ? Reprise. Petit matin frisquet. Deux entrants : une tentative de suicide, une fièvre inexpliquée.

Chez les soignants, au creux du ventre, un sentiment étrange, une incompréhensible culpabilité. Ambivalence. Reprise.



Remerciements et notes :

Ce texte a été initialement publié dans la revue Chimères n°78 Soigne qui peut (la vie), qui nous a accordé, ainsi que son auteur, l'autorisation de le diffuser sur ce site.

(1) Max Dorra est professeur de médecine interne à Paris-Ouest et écrivain.


(2)NDLR: PH veut dire praticien hospitalier, titre sur concours national annuel faisant entrer à vie un médecin dans la fonction publique hospitalière.



 


 

Retrouver la confiance

 

Restaurer la conscience

 

Renforcer la compétence


Os court : « La solitude est le fond ultime de la condition humaine. L'homme est l'unique être qui se sente seul et recherche l'autre.»
Octavio Paz
Cette lettre illustre notre Charte d'Hippocrate.
Lien : http://www.exmed.org/archives08/circu532.html

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