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Lettre
d'Expression médicale n°371
Hebdomadaire francophone de santé
8 Novembre 2004
Désillusions
carabinées
Docteur François-Marie Michaut
Nos lecteurs habituels savent que lun de nos thèmes favoris
à Exmed est celui de la métamédecine. Cest,
rappelons-le, sous ce vocable que nous entendons la nécessaire
médecine de notre médecine malade. La meilleure formation
souhaitable des meilleurs médecins possibles en constitue un
pilier évident. Cest donc de nos carabins que nous allons
parler, avec le regret que nous nayons encore jamais eu encore
la chance à Exmed dentendre leur voix. Les étudiants
en médecine ont tant à faire quils ne disposent
guère de temps pour dialoguer avec les autres générations.
En ont-ils seulement le désir ? Nous l'ignorons.
Retrouver la confiance:
Doù vient donc le terme de carabin ? Notre fidèle
dictionnaire nous apprend quon nommait ainsi au Moyen-âge
ceux qui étaient chargés de transporter les pestiférés.
Rude et dangereuse fonction.
Actuellement, du moins en France, le nombre des candidats aux études
médicales est en pleine expansion. Doù vient cet
engouement juvénile ? Souvent faute de rencontres directes,
cest limage véhiculée par la télévision
qui semble influencer les esprits. Que de médecins héroïques
dans les actualités télévisées, zigzaguant
au milieu des bombes, des famines et des catastrophes naturelles,
le stéthoscope entre les dents, et le bistouri à la
main. Que de feuilletons pleins de bons docteurs, sauvant des vies
avec la même facilité quun cow-boy en élimine
avec son colt. Cest de cela quils rêvent sans le
dire nos candidats, dun nouveau type de justicier moderne à
la Zoro. Qui les en blâmerait dans le monde si organisé,
si calculé, si assuré, si aseptisé, si destructeur,
si cynique en un mot quon leur montre ?
Restaurer la conscience
Et, nous adultes, bien rationnels et bien raisonnables, leur répondons.
Commence par passer ton bac scientifique avec mention, travaille uniquement
les matières utiles pour réussir le concours si difficile
de passage en 2ème année. Voilà nos têtes
blondes ( ou de toute couleur) plongées dans le bachotage le
plus abrutissant qui soit en mathématiques et en physique pour
faire partie des heureux élus. Pas question de lever la tête
de ses manuels, ce concours-guillotine, il faut absolument le franchir.
Quimportent les hordes de recalés rejetés à
la rue, leur qualité intrinsèque, leur capacité
à soigner les autres, on ne sintéresse quaux
plus habiles dans les matières scientifiques. Souvent épuisés
par cette lutte, nos jeunes carabins sont désormais prêts
à apprendre cette médecine si difficile daccès.
Alors, hélas, que se passe-t-il, que devient ce bel enthousiasme
juvénile ? Donnons pour cela, si vous le voulez, la parole
à leurs professeurs. Jai eu la chance, il y a quelques
années, de pouvoir les interviewer au cours dune réunion
de la conférence nationale des doyens de médecine au
Futuroscope de Poitiers consacrée à lusage du
Net dans la formation ( autour de lUniversité Médicale
Francophone Virtuelle). Comme un refrain est revenu lécho
suivant. Nos étudiants, disent-ils, ne sintéressent
absolument pas à notre enseignement, et nous désespérons
de les sortir de leur apathie. Notre espoir est que lInternet
nous permette de leur proposer de nouveaux outils pédagogiques
pour quils sortent enfin de leur passivité.
Renforcer la compétence:
Visiblement, entre lattente des étudiants et le modèle
de formation quils subissent, il y a un énorme fossé.
Un gigantesque malentendu. La fréquentation exclusive de la
médecine hospitalière spécialisée nest
naturellement pas de nature à leur permettre de rencontrer
des praticiens dautres exercices, et particulièrement
des médecins généralistes quils deviendront
pour la plupart. Comment sidentifier à un modèle
de médecin, si on en ignore tout , et cela dès le début
des études ? Quand ce ne sont pas des propos de couloir méprisants,
parfois insultants que se permettent certains praticiens hospitaliers.
Quand on arrive au 3ème cycle de médecine générale,
en fin détudes, la situation est dramatique. Jacques
Blais nous en a souvent parlé ici, daprès son
expérience en Région Parisienne. Laissons de côté
la féminisation. La plupart des étudiants est très
intéressée par le stage obligatoire en cabinet de médecine
généraliste, et la richesse de cet exercice. Mais ...
85% de ces futurs médecins ne veulent pas sinstaller
comme omnipraticiens, tant les conditions de vie et les responsabilités
leur semblent insupportables. Tout, sauf sinstaller, salariat,
dans ou hors médecine, remplacements, petits boulots. Quel
gaspillage ! En arriver là au bout de tant dannées,
au prix de tant defforts. En réponse aussi, on loublie
trop, à un gigantesque investissement financier de la Nation.Le
plus inquiétant est que finalement, des généralistes
sinstalleront. Et, en majorité, ils seront des spécialistes
ou des hospitaliers qui auront échoué à leurs
concours de sélection. Des aigris avant lheure.
Un corps médical ayant perdu toutes ses illusions au cours
de sa formation initiale, est-ce la bonne méthode pour une
médecine de qualité ? A lévidence, non.
Mais qui sen préoccupe véritablement, en dehors
de ces quelques illuminés qui pensent que la métamédecine
est infiniment plus quun simple jeu intellectuel ? Comment remédier
à cette démotivation de nos futurs médecins ?
La recherche de défaillances individuelles éventuelles,
de défauts organisationnels, dincompétences institutionnelles
na aucun intérêt autre que polémique. Il
ne sagit plus de corriger cette formation qui a évolué
au cours du temps pour de multiples raisons, il faut repenser complètement
la formation de nos médecins en partant non plus de linstitution
médicale elle-même, mais des hommes malades et des hommes
qui les soignent. Des médecins qui ont déjà perdu
tout amour de leur métier, toute soif de participer à
la grande aventure de ceux qui tentent daider les autres avant
tout, cest dramatique. Dramatique pour eux, à qui ne
reste plus comme moteur possible que lambition des honneurs
ou laccumulation du maximum dargent. Lamentable pour les
patients que nous sommes tous en puissance dêtre soignés
par des gens qui ont perdu toute estime professionnelle deux
mêmes. Car, quand on ne va pas bien soi-même, on ne peut
pas aider les autres à aller mieux. Aussi élémentaire
que négligé, ce résultat de la perte de sa foi
en la valeur de son métier.
l'os court : «
J'ai connu toutes les formes de déchéances , y compris
le succès. » Cioran
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Lettre
d'Expression médicale n°372
Hebdomadaire francophone de santé
15 Novembre 2004
Tapis rouge pour
sa majesté placebo (1)
Docteur Jacques Blais
Pourquoi revenons-nous sur un sujet déjà abordé,
sinon parce qu'il est important, et parce qu'il vient d'amener une
mini révolution, certes inaperçue, mais présente
dans l'état d'esprit de la formation des futurs médecins.
Les candidats à l'internat nouvelle formule, déterminant
les choix des spécialités médicales, vont désormais
devoir ajouter à leurs traditionnelles "questions"
un chapitre portant sur l'effet placebo.
Retrouver la confiance:
Ironie des mots, ou des définitions, pour un vocable qui signifie,
issu du latin "je plairai" rien ne dit en effet, de nouveau
une utilisation à double sens de cet autre mot, effet, que
cet ajout sera du goût des futurs médecins. Mais toute
la révolution, intellectuelle, réside dans le fait de
s'intéresser maintenant à l'effet placebo, et non plus
seulement à "l'objet" placebo.
Les étudiants, les chercheurs, les prescripteurs, connaissaient
tous cette méthode consistant à partager, dans les études
baptisées "en double aveugle" sous entendant que
ni le patient ni le thérapeute ne sait ce que reçoit
le sujet traité, les usagers en deux lots, ceux avec médicament,
et ceux avec placebo (2), en vue d'une comparaison à distance
des résultats obtenus. Il y a une définition, dans un
titre d'un ouvrage de Philippe Pignarre (chargé de cours sur
les psychotropes à l'université Paris VIII) qui propose
une interrogation très intéressante : "Qu'est-ce
qu'un médicament ? Un objet étrange entre science, médecine
et société"
Et l'aspect le plus passionnant de cette nouveauté dans les
programmes d'internat va être de passer de ce dont les étudiants,
les chercheurs, se contentaient, cet objet médicament contre
un objet placebo, - et l'on pourrait conclure, en fin d'étude,
par "qu'est-ce qu'il reste ?" - , à la suite de la
question, science, médecine et société.
Restaurer la conscience
D'autres interrogations surgissent. Doit on se réjouir de ce
que ce non-dit, le plus habituel dans la relation médecin-patient,
cet "effet" si mal défini, entre enfin dans les études,
en vertu d'une sorte de transparence en action ? Ou au contraire s'inquiéter
de ce que cette entreprise pédagogique propulse sous les projecteurs
un effet dont les mécanismes sont si particulièrement
obscurs que cela devenait leur qualité principale ?
Exprimé autrement, ce phénomène que la biologie,
la pharmacologie, la médecine clinique, utilisent en permanence
pour étalonner la validité des traitements, par le biais
de ces études, n'a jamais été véritablement
expliqué, évalué, encore moins réellement
compris. Depuis les premières études datant de 1948
sur la Streptomycine, on a appris que le placebo comparé vient
de manière étrange ajouter, ou retrancher, à
l'effet thérapeutique du médicament, voire même
créer des effets secondaires inexplicables.
Le même Philippe Pignarre compare cette limite irrationnelle
de la médecine moderne à "un angle mort",
inexplorable, alors que l'introduction du placebo dans les études
comparatives a précisément été destiné
à supprimer "l'effet blouse blanche".
Renforcer la compétence:
Où va-t-on trouver les compétences nécessaires
pour apporter des réponses à ce passionnant débat
? Le Professeur Edouard Zarifian, dont les écrits bousculent
assez souvent les esprits et les convictions, s'est intéressé
à ce domaine. Et il admet que l'erreur habituelle a été,
jusqu'alors, de se centrer sur "l'objet" placebo, utilisé
dans les essais thérapeutiques, au lieu de s'intéresser
bel et bien à "l'effet placebo". Ce qui réintroduit
toute l'inter-relation subjective entre le soignant et le soigné
dans l'effet thérapeutique, et surtout ce qu'il n'hésite
pas à appeler le substrat biologique de cet effet. Edouard
Zarifian estime que l'effet placebo est une énigme posée
à la science, parce qu'il interroge sans cesse sur la nature
et l'implication des rapports entre le corps et le psychisme.
Comme d'habitude, les questions qui dérangent affluent alors.
Comment dépasser, dans l'enseignement, le cadre du modèle
de ces études habituelles, et de la prescription du médicament,
pour aborder les circonstances, le jeu relationnel, l'ensemble sans
aucune limite du phénomène permettant à l'effet
placebo de s'établir ? Comment évaluer, comprendre,
la dimension universelle et transculturelle de cet effet, fondement
de la relation interhumaine la plus subjective ? Comment amener la
science à s'interroger sur le pouvoir du psychisme sur le corps,
tenter de comprendre et d'évaluer, élucider cette sorte
d'alchimie relationnelle entre le souffrant et le thérapeute
présumé ? Et enfin, certainement plus difficile encore,
comment extraire "la science" de ses contraintes institutionnelles,
académiques, budgétaires, politiques, pour l'amener
à s'intéresser à un sujet qui fâche, ou
qui effraie ?
Comme nous l'affirme Jean-Yves Nau, dans un article de la Revue du
Praticien en médecine générale du 8 novembre
2004, ce petit événement n'a guère fait de bruit.
Et pourtant nous maintenons l'idée qu'introduire ainsi dans
les questions d'internat pour nos futurs confrères et successeurs
la notion d'un effet du prescripteur, de la relation si privilégiée
entre soignant et soigné, est exactement, parfaitement, une
autre manière d'inclure ces points de confiance, de conscience,
et de compétence, dans le cursus. Et alors, "que cela
plaise ou non" cet effet placebo redevient un minuscule et fondamental
point de convergence des tenants de la science et de ses études,
et point de départ des tenants du relationnel, du théâtre
de l'acte médical dans toutes ses dimensions.
NDLR : (1) Le titre est de la rédaction, initialement cette
lettre sintitulait : Cela vous fait de leffet ?). (2)
Nous ne partageons pas avec lauteur cette dénomination
de produit placebo pour les essais cliniques dits en double
aveugle. Cest à nos yeux un abus de langage. Il ne peut
sagir que de produit pharmacologiquement inactif. Leffet
placebo, en effet, est uniquement lié à la relation
médecin malade, et sapplique donc que le médicament
soit reconnu actif ou non. Il nest pas une sorte de qualité
magique que prendraient parfois de faux médicaments. Un pharmacien
ne peut pas fabriquer, un médecin ne peut pas prescrire un
placebo, comme on le dit parfois. Dans ce cas, cest une tromperie
pure et simple.
l'os court : «
Le vrai réalisme consiste à
montrer les choses surprenantes que lhabitude cache sous une
housse et nous empêche de voir. » Jean Cocteau
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Lettre
d'Expression médicale n°373
Hebdomadaire francophone de santé
22 Novembre 2004
Notre échec
Docteur François-Marie Michaut
Il est habituel de se livrer à des bilans quand on veut rendre
compte de son action. Exmed néchappe pas à cette
coutume. A sa façon, naturellement, cest à dire,
non pas pour se faire mousser mais en parlant de ce quil y a
de plus intéressant pour lavenir, lavenir de notre
santé à tous. Nous allons braquer le projecteur de cette
LEM, non pas sur ce que nous pensons avoir réussi (tant pis
pour notre ego), mais bien sur le plus grand échec que nous
avons connu depuis nos débuts en novembre 1997.
Retrouver la confiance:
Les plus anciens de nos lecteurs se souviennent de lenthousiasme
- le mot est même faible- quavait fait naître lInternet
chez les pionniers de son utilisation. Et, parmi eux, en particulier
les médecins et tous les professionnels de la santé.
Enfin, nous pouvions retrouver la confiance en nous-mêmes, dans
nos capacités dexpression, dans nos possibilités
de publication et déchanges. Enfin, nous pouvions sortir
de notre solitude. Très vite, nous avons pensé que nous
devions travailler ensemble dans le même sens, avec la seule
limitation de la francophonie. Cest , souvenez-vous, ce que
nous avons proposé avec le groupe des Médecins Maîtres-Toile
.
Restaurer la conscience
Dans le même temps, les investisseurs financiers se sont lancés
à corps perdu dans ce qui était décrit partout
comme le nouvel Eldorado. Et le secteur de la santé, réputé
particulièrement prometteur par les experts, a été
pris dassaut. Nous nous souvenons encore dun certain salon
du Medec où sétalaient sans vergogne quelques
grands groupes financiers. Beaucoup dargent a été
investi dans des sites, sans quil soit possible de gagner en
retour le pactole tant attendu. Nous avons assisté à
la croissance puis à leffondrement de cette bulle spéculative,
et à la disparition de nos arrogants collègues des sites
de santé à grand spectacle. Une incroyable opportunité
souvrait alors aux modestes artisans que nous étions,
nous les médecins webmestres. Nous avions le champ libre de
linternet de santé devant nous, rien de moins. En unissant
et additionnant nos talents et nos savoir-faire, nous étions
tout simplement les leaders de lInternet de santé francophone.
Tout était créé, nous avions même la denrée
la plus rare pour faire un travail de qualité : le contenu.
Il ne nous manquait plus que la volonté et la capacité
de mener une action commune. Et, cela, disons-le sans ménagement
et sans lancer de procès en responsabilité, nous avons
été incapables de le faire. Nous navons pas été
capables de sortir chacun de notre petite solitude, de notre petite
citadelle personnelle. Vertige de la crainte de se faire entraîner
dans une machine incontrôlable. Et aussi,quon nous permette
cette hypothèse psychologique, par peur de réussir.
La meilleure solution pour échouer est toujours de ne pas essayer.
Humain, tout cela, tout simplement humain, rien de plus nest
à dire.
Renforcer la compétence:
Voila comment, bien au delà de très anecdotiques, et
en vérité insignifiantes, questions de personnes, nous
les médecins avons raté le coche de prendre une place
de tout premier ordre dans linternet médical francophone.
Dans son éditorial QDM informatique du 21 octobre Bonjour
tristesse, Marie-Françoise de Pange - qui suivit nos
débuts- décrit lévolution de linformatique
de santé durant ces trois derniers mois. Les rares groupes
français existant encore ont été vendus à
des éditeurs allemands et anglais. Prenons acte de cette réalité
sans état dâme. Notre compétence francophone
en matière de web médical nest tout simplement
pas à la hauteur des possibilités de ce merveilleux
moyen de communication que demeure toujours lInternet. Si chacun
continue de creuser son sillon du mieux quil le peut, sans se
laisser décourager par les revers éventuels, par les
manoeuvres financières, par les gesticulations de pouvoir,
il ny a vraiment aucune raison dêtre ni inquiet,
ni même ... triste pour un avenir qui ne sera que ce que nous
en faisons jour après jour par notre travail. Et, un jour,
de nouveaux talents surgiront pour aller un peu plus loin que leurs
prédecesseurs. Nest-ce pas la loi générale
de la connaissance humaine ?
l'os court : «
La route de lignorance est pavée des meilleures éditions.
» George Bernard Shaw
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Lettre
d'Expression médicale n°374
Hebdomadaire francophone de santé
29 Novembre 2004
Médiation
Double et Harcèlement Moral
Dominique Irigaray (°)
La Lettre d'Expression Médicale n° 326 du Docteur François-Marie
Michaut qui amorçait une réflexion pour "comprendre
mieux les mécanismes du harcèlement moral (HM)"
voulait emprunter à cette occasion et à cette fin la
vision des relations humaines telle qu'elle ressort de la théorie
mimétique de René Girard (RG). Comme cette théorie
m'a convaincu, que je l'étudie et observe sa pertinence depuis
8 ans, j'ai ressenti que la LEM en question, qui par ailleurs est
excellemment orientée, rendait mal justice à tout ce
que René Girard pourrait apporter à cette réflexion.
Il m'a semblé de prime abord qu'un HM ramené à
une rivalité mimétique qui n'est jamais, comme son nom
l'indique, un exercice par lequel "le disciple" chercherait
pacifiquement "à devenir le maître", ne pourrait
présenter comme "caractéristique fondamentale"
d'être une "perversion de ce système mimétique".
Autrement dit le système mimétique dans sa composante
rivalitaire étant, à nombre d'égards, une théorie
de la perversion, elle ne serait que de peu d'intérêt
si elle pouvait à son tour être pervertie. Ce qui n'était
au départ qu'une intuition est à présent conforté
par une rapide étude de la question à partir du livre
"Le Harcèlement Moral - La violence au quotidien"
(LHM - Éditions la Découverte et Syros - Pocket - 1999)
de Marie-France Hirigoyen (MFH).
Tel que le HM est présenté dans ce livre il me paraît
bien être un type classique de rivalité mimétique
: une "médiation double" et je vais vous présenter
les éléments qui fondent ma conviction.
Retrouver la confiance:
Deux individus proches l'un de l'autre, la naissance de quelque chose
entre eux que MFH appelle "une emprise" et RG "le désir
mimétique" et notre tragédie a déjà
commencé. Plus précisément, MFH se concentre
dans son livre sur les aspects que RG a regroupé sous le nom
de "médiation interne", c'est-à-dire le cas
de deux individus vivant à proximité l'un de l'autre,
le désir du "sujet" copiant le désir de son
"médiateur" à propos d'un objet, dans sa variante
de "médiation double". Dans une médiation
double le désir du médiateur entre en résonance
avec le désir du sujet et l'on assiste à une surenchère
souvent violente qui, au départ, augmente considérablement
la valeur de l'objet puis efface la distinction sujet / médiateur
pour en faire les "doubles" d'un antagonisme presque sans
solution.
Ce faisant MFH a écarté avec beaucoup de justesse un
aspect relativement plus bénin qu'elle appelle "abus de
pouvoir" et qui, dans certains cas, correspondrait à de
la "médiation externe" chez RG :
"L'entreprise laisse un individu diriger ses subordonnés
de façon tyrannique ou perverse, parce que cela l'arrange ou
ne lui paraît pas important. Les conséquences sont très
lourdes pour le subordonné. Ce peut être simplement de
l'abus de pouvoir : un supérieur se prévaut de sa position
hiérarchique d'une manière démesurée et
harcèle ses subordonnés de crainte de perdre le contrôle.
C'est le pouvoir des petits chefs." LHM p.78.
Pour être une médiation externe il faut que notre "petit
chef" ait cette attitude de HM du fait de la médiation
de quelqu'un qu'il admire sans avoir de rapport avec lui. C'est ce
médiateur qui le convainc de la pertinence du harcèlement
pour diriger une équipe. Il pourrait avoir puisé cette
opinion dans la médiation externe de Sun Tsé et de son
ouvrage "L'art de la guerre" par exemple (ouvrage cité
par MFH p. 129 en particulier). Mais ce peut être aussi que
notre "petit chef" est engagé dans une médiation
interne avec un individu de sa hiérarchie et que son comportement
correspond à un désir de bien faire et de bien paraître
auprès de lui, parce que, en référence à
la citation ci-dessus, "cela l'arrange" lui.
Dans les deux cas et sur un plan pratique, le ou les subordonnés
sont également harcelés mais il leur est a priori épargné
une relation vraiment perverse avec leur "petit chef".
Avec l'exemple d'Albert Einstein (LHM p. 137-138) on voit que pour
MFH l'abus de pouvoir peut également concerner un couple. Lorsque
MFH parle de perversion proprement dite il est très intéressant
de noter qu'elle ne fait que peu de différence entre le HM
dans l'entreprise et le HM au sein des relations de couple. L'emprise,
la médiation double, naît simplement entre deux individus
sans avoir la sexualité pour objet véritable.
Entre plusieurs passages similaires à ce propos, voici l'objet
de l'emprise qui, pour MFH, fait naître le HM. "Le Narcisse
a besoin de la chair et de la substance de l'autre pour se remplir.
Mais il est incapable de se nourrir de cette substance charnelle,
car il ne dispose pas même d'un début de substance qui
lui permettrait d'accueillir, d'accrocher et de faire sienne la substance
de l'autre. Cette substance devient son dangereux ennemi parce qu'elle
le révèle vide à lui-même." LHM p.
158.
Et du côté de RG, dans une interview récente du
Nouvel Observateur au sujet de son dernier livre "Les origines
de la culture", voici le même objet, la même faim
: "Il faut renoncer à s'agripper (consciemment ou inconsciemment)
à autrui comme à un moi plus que moi-même, celui
que je rêve d'absorber." Ce "besoin de la chair et
de la substance de l'autre" similaire au "rêve d'absorber"
est caractéristique de notre phénomène.
Les références aux mises en oeuvre de la "médiation
double" chez RG ont d'autres sources, naturellement, que celles
de l'emprise chez MFH. Le premier les traque plutôt chez des
écrivains au fait de cette question, la seconde dans son expérience
clinique.
Par ailleurs RG insiste sur une évolution en phase avec l'Histoire,
et surtout depuis la Révolution Française pour notre
modernité, qui concerne ce qu'il appelle aussi le "mal
ontologique".
Une aggravation de ce mal verrait les individus se détacher
progressivement des médiations externes traditionnelles (Dieu,
le Roi, etc.), qui hiérarchisaient la société,
pour succomber, dans l'indifférenciation, à de terribles
médiations internes.
En ce sens le livre de MFH pourrait être perçu comme
l'actualité la plus récente du mal ontologique ou de
l'un de ses avatars.
Ces remarques une fois formulées, voici comment RG analyse
les rapports entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole dans "Le
Rouge et le Noir" de Stendhal (1830) :
"La médiation double transforme les relations amoureuses
en une lutte qui se déroule suivant des règles immuables.
La victoire appartient à celui des deux amants qui soutient
le mieux son mensonge. Révéler son désir est
une faute d'autant moins excusable qu'on ne sera plus tenté
de le commettre dès que le partenaire l'aura lui-même
commise.
Julien a commis cette faute au début de ses relations avec
Mathilde. Sa vigilance s'est un instant relâchée. Mathilde
était à lui ; il n'a pas su lui cacher un bonheur à
vrai dire assez tiède mais suffisant pour rejeter cette vaniteuse
loin de lui. Julien ne parvient à rétablir la situation
que par une hypocrisie réellement héroïque. Il
doit expier un instant de franchise sous une montagne de mensonges.
Il ment à Mathilde, il ment à Mme de Fervacques, il
ment à toute la famille de la Mole. Le poids accumulé
de ces mensonges fait enfin pencher la balance en sa faveur ; le courant
de l'imitation se renverse et Mathilde se précipite dans ses
bras.
Mathilde se reconnaît esclave. Le terme n'est pas trop fort
et il nous éclaire sur la nature de la lutte. Dans la médiation
double chacun joue sa liberté contre celle d'autrui. La lutte
est terminée dès que l'un des combattants confesse son
désir et humilie son orgueil. Tout renversement de l'imitation
est désormais impossible car le désir déclaré
de l'esclave détruit celui du maître et assure son indifférence
réelle. Cette indifférence, en retour, désespère
l'esclave et redouble son désir. Les deux sentiments sont identiques
puisqu'ils sont copiés l'un sur l'autre ; ils ne peuvent donc
que se renforcer à la vue l'un de l'autre. Ils exercent leur
poids dans la même direction et assurent la stabilité
de la structure." In Mensonge romantique et vérité
romanesque (Les cahiers rouges - Grasset - Édition originale
en 1961) p. 141.
Ce que je mettrai en parallèle avec cette analyse de MFH concernant
l'emprise avant la phase de harcèlement moral :
"Comme un pervers donne peu et demande beaucoup, un chantage
est implicite, ou tout du moins un doute possible : 'Si je me montre
plus docile, il pourra enfin m'apprécier ou m'aimer.' Cette
quête est sans fin car l'autre ne peut être comblé.
Bien au contraire, cette quête d'amour et de reconnaissance
déclenche la haine et le sadisme du pervers narcissique.
Le paradoxe de la situation est que les pervers mettent en place une
emprise d'autant plus forte qu'ils luttent eux-même contre la
peur du pouvoir de l'autre - peur quasi délirante lorsqu'ils
ressentent cet autre comme supérieur.
La phase d'emprise est une période où la victime est
relativement tranquille si elle est docile, c'est-à-dire si
elle se laisse prendre dans la toile d'araignée de la dépendance.
C'est déjà l'établissement d'une violence insidieuse
qui pourra se transformer progressivement en violence objective. Pendant
l'emprise, aucun changement n'est possible, la situation est figée.
La peur que chacun des deux protagonistes a de l'autre tend à
faire perdurer cette situation inconfortable :" LHM p. 115.
Nous sommes arrivés dans les deux analyses à une situation
qui par essence est la même. La victime docile qui désire
être aimée de MFH correspond à l'esclave dont
le désir est redoublé de RG tandis que l'insatisfaction
haineuse du pervers de la première rappelle l'indifférence
toujours plus grande du maître du second. Dans les deux cas
la situation est stable parce que bloquée et ce blocage correspond
à la même étrange dynamique d'attirance et de
répulsion.
Il n'est sans doute pas inutile de remarquer une différence
qui pourrait relever de l'historicité que j'ai évoquée
:
- Julien et Mathilde restent engagés dans des médiations
externes qui subliment leurs rapports réciproques. Julien vit
son itinéraire dans le prisme de l'épopée de
son grand héros, Napoléon 1er ; de même Mathilde
compare sans cesse son aventure à celle de son ancêtre
Boniface de la Mole, amant de la reine Margot. Ces médiations
ne disparaissent que dans les épisodes les plus aigus de leur
histoire.
- Les deux partenaires de l'emprise selon MFH, quant à eux,
semblent englués dans un cadre plus étroit et une situation
plus douloureuse pour la victime car il ne semble pas qu'ils aient
de refuge hors de leur relation.
Devisant un peu plus loin d'autres aspects de l'emprise et de la médiation
double, l'identité de ces notions se fera encore plus manifeste.
Mais s'il s'agit bien de la même chose, les différences
dans l'approche entre MFH et RG éclaireront de nouveaux chemins
pour lui échapper.
Restaurer la conscience
Un même objet et une même situation qui voit un fossé
paradoxal se créer entre un individu dominé et un individu
dominant au sein d'une relation perverse.
Voici encore, à ce propos, une phrase de MFH que RG ne désavouerait
pas je pense :
"Le moteur du noyau pervers, c'est l'envie, le but, c'est l'appropriation."
LHM p. 159.
Là où un désaccord apparaîtrait concerne
l'attribution de ce noyau à un seul des deux partenaires.
MFH distingue globalement le "mauvais" pervers de la "bonne"
victime avec une emprise du premier sur la seconde. RG et "ses"
auteurs mimétiques, pour leur part, rangent les deux protagonistes
de la médiation double sur un même plan du désir
si ce n'est de la perversion.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de minimiser ou relativiser la souffrance
des victimes dans cette relation, elle est insupportable, mais de
bien faire toute sa place au problème de l'objet qui est convoité
ainsi qu'à celui du lien qui se met en place entre les deux
partenaires.
Et d'ailleurs, à lire attentivement MFH, elle nous décrit
bien les choses de façon plus nuancée que ne le laisse
entendre son vocabulaire. Évoquons d'abord l'objet, cette mystérieuse
"substance" mentionnée dans la première citation
de MFH, notion remarquable et sur laquelle elle s'accorde avec RG.
Le "pervers narcissique" en est dépourvu, c'est un
bon début, mais qu'en est-il de la victime : "Les victimes
suscitent l'envie parce qu'elles donnent trop à voir. Elles
ne savent pas ne pas évoquer le plaisir qu'elles ont à
posséder telle ou telle chose, elles ne savent pas ne pas afficher
leur bonheur." LHM p. 175. "Les victimes idéales
des pervers moraux sont celles qui, n'ayant pas confiance en elles,
se sentent obligées d'en rajouter, d'en faire trop, pour donner
à tout prix une meilleure image d'elles-mêmes."
LHM p. 175.
Certainement MFH ne peut déclarer la victime dépourvue
de cette substance, c'est, pour son approche, l'objet convoité
par le pervers ; toutefois ces deux citations permettent de l'envisager.
Si la victime n'a pas confiance en elle, à quoi cette substance
lui sert-elle ? Ne serait-ce pas qu'elle en est dépourvue tout
autant que le pervers ? S'il lui faut "à tout prix"
donner une meilleure image d'elle-même, le bonheur qu'elle affiche
n'est-il pas mensonger ? Le plaisir de posséder qu'elle évoque
n'est-il pas creux et finalement sans objet réel ? Ce qui est
indéniable de toute façon dans la description de MFH,
c'est que la victime est présentée comme une personne
jouant un rôle de composition.
Une explication "mimétique" a besoin de cet ingrédient
: la victime laisse entendre qu'elle possède la fameuse substance
et montre à voir que cette substance est désirable car
elle la rend heureuse. Le mot qui vient à l'esprit est celui
de bluff car toute l'opération est dirigée vers l'autre
qu'elle cherche à séduire.
"Cela commence comme un jeu, une joute intellectuelle. Il y a
là un défi à relever : être ou ne pas être
accepté comme partenaire par un personnage aussi exigeant."
LHM p. 174. Si l'autre est qualifié au départ de "personnage"
c'est qu'il est perçu comme possédant quelque chose
en plus !
Dans le fond, mais sans doute sans se l'avouer, la victime se méprise
elle-même et voit miroiter dans son futur partenaire la substance
qui est l'objet vrai de son propre désir.
Dès lors un "girardien" conçoit sans trop
de peine le "personnage" devenu désirant en calquant
son désir sur celui, faux, d'un séducteur pour une substance
illusoire. Un "rêve d'absorber" qui naît de
l'exacerbation de ce désir et, au bout, le bluff éventé
qui plonge le séducteur dans les affres du mépris de
son partenaire sur lequel il ne fait plus illusion.
Cette issue n'est pas inéluctable, cependant, comme il a été
dit à propos de Julien Sorel : en soutenant jusqu'au bout son
mensonge le séducteur peut en venir à constater la vacuité
du "personnage" et à la lui faire constater. Il la
plonge alors dans les affres du mépris du séducteur
aussitôt oublieux de sa propre vacuité et de son propre
mensonge.
Si la notion de "joute intellectuelle" est bien choisie,
car il y aura effectivement à la fin du processus un perdant,
une victime, il faut bien se garder de stigmatiser comme responsable
un quelconque "pervers moral", comme le fait MFH. Les deux
protagonistes, qui s'engagent ensemble dans la médiation double,
se ressemblent parfaitement quant à leur vacuité, à
leur désir impossible et, peut-être, à une agressivité
qu'ils mettront en oeuvre lors de la phase de harcèlement moral.
Tout au plus peut-on déplorer le mensonge du séducteur
et la férocité du partenaire qui aura pris le dessus
dans cette joute mais nous allons examiner à présent
la nature du sinistre lien que les protagonistes ont tissé
entre eux. C'est lui, pour RG, qui génère "toutes
les toxines" et non, comme l'écrit MFH, la monstruosité
supposée de certains individus.
L'un des protagonistes a capté l'autre et ils se sont engagés
dans une relation hors cadres. MFH écrit à propos du
séducteur supposé qu'il "détourne de la
réalité" LHM p.111. Nous avons vu que l'ingrédient
principal de cette relation est le désir. Désir qui
se donne a voir et qui est copié. Désir que l'on imagine
voir, que l'on copie et qui trouve dans l'autre un écho. Désirs
décalés dont l'intensité augmente parce qu'ils
sont investis toujours plus d'une mission essentielle que l'autre
ne pourra jamais combler. Impossibilité qui exaspère
ces désirs jusqu'à les rendre délirants, obstacle
qui fait nécessairement dérailler les deux protagonistes.
Un peu de littérature pour illustrer ces propos, le narrateur
du Sous-sol de Dostoïevski parle de la lettre qu'il écrit
à celui qui l'a bousculé : "Je le suppliais de
me faire des excuses. Pour le cas où il aurait refusé
je faisais très nettement allusion au duel. La lettre était
si bien tournée que si l'officier avait eu le moindre sentiment
'du beau, du sublime', il serait immanquablement accouru auprès
de moi pour se jeter à mon cou et m'offrir son amitié.
Et comme cela aurait été touchant ! Nous aurions vécu
si heureux, si heureux ! ... Sa belle prestance aurait suffi pour
me défendre contre mes ennemis, et moi, grâce à
mon intelligence, grâce à mes idées, j'aurais
eu sur lui une influence ennoblissante. Que de choses nous aurions
pu faire." Cité par RG dans Mensonge Romantique et Vérité
Romanesque, p. 80. S'il s'agit techniquement ici d'une médiation
interne et non double, car l'officier en question ne répond
pas aux sollicitations du narrateur, le désir est le même
et Dostoïevski évoque bien une réalité tronquée,
une impressionnante vacuité et un désir qui confine
à la folie. Enfin apparaît la faille.
Ceci peut arriver aussi au terme d'une lutte ultime qui nous montre
explicitement ici les deux partenaires sur un pied d'égalité
: "Si l'autre a suffisamment de défenses perverses pour
jouer le jeu de la surenchère, il se met en place une lutte
perverse qui ne se terminera que par la reddition du moins pervers
des deux" LHM p.145. Toujours est-il que le séducteur
est renvoyé à son mensonge initial ou "le personnage"
à une indignité qu'il croit apprendre de cet épisode.
Un sujet devient honteux, il imagine que l'autre, comme investi de
prescience, a vu sa vacuité. L'autre devient odieux qui juge
de la déroute de celui en qui il avait mis tant de désir.
"[Les victimes] perdent toute valeur à leurs propres yeux
mais aussi aux yeux de leur agresseur, qui n'a plus qu'à les
'jeter' puisqu'il n'y a plus rien à prendre" LHM p. 185.
Mais il reste entre eux, et ceci est très important, le lien
forgé par l'enjeu, le va-et-vient du désir et la hauteur
atteinte par cette surenchère.
Pour le partenaire dominé le lien, à base de honte à
présent, reste longtemps là : "Beaucoup éprouvent
des phénomènes désagréables de réminiscence
de la situation traumatique, mais elles l'acceptent. Etc. " LHM
p. 198. De même le partenaire dominant peut jouer désormais
l'indifférence, "on ne discute pas avec les choses"
LHM p. 117, mais le lien est toujours là : "Au moment
où la victime donne l'impression de lui échapper, l'agresseur
éprouve un sentiment de panique et de fureur, il se déchaîne"
LHM p. 140.
Le harcèlement moral est l'expression de la haine d'un individu
déçu dans son désir et qui ressasse sans fin
à la fois ce désir et cette déception. Quand
la victime est "à jeter", le lien empêche de
jeter à tel point que si la victime veut s'éloigner
le lien entraîne des manifestations extrêmes de violence.
MFH relève également toute la difficulté pour
la victime de reprendre son indépendance. Elle ressasse elle
aussi le même désir et la même déception.
Englobant l'ensemble du processus de la fondation du lien au harcèlement
moral en passant par les complicités, la rémanence du
lien et la reproduction de ces schémas, RG recoure à
la notion biblique de scandale. C'est pour moi l'explication la plus
pertinente de tout ceci et c'est par elle que je voudrais clore ce
chapitre : "Comme le mot hébreu qu'il traduit, 'scandale'
signifie non pas un de ces obstacles ordinaires qu'on évite
sans peine après s'y être heurté une première
fois mais un obstacle paradoxal qu'il est presque impossible d'éviter
: plus le scandale nous repousse, en effet, plus il nous attire. Le
scandalisé met d'autant plus d'ardeur à s'y meurtrir
qu'il s'y est plus meurtri précédemment.
Pour comprendre cet étrange phénomène, il suffit
de reconnaître en lui ce que je viens de décrire, le
comportement des rivaux mimétiques qui, en s'interdisant mutuellement
l'objet qu'ils convoitent, renforcent de plus en plus leur double
désir. Prenant systématiquement le contre-pied l'un
de l'autre pour échapper à leur inexorable rivalité,
ils reviennent toujours se heurter à l'obstacle fascinant que
chacun est désormais pour l'autre.
Les scandales ne font qu'un avec le faux infini de la rivalité
mimétique. Ils sécrètent en quantités
croissantes l'envie, la jalousie, le ressentiment, la haine, toutes
les toxines les plus nocives non seulement pour les antagonistes initiaux
mais pour tous ceux qui se laissent fasciner par l'intensité
des désirs rivalitaires" In Je vois Satan tomber comme
l'éclair (Grasset - Édition originale en 1999) .
Renforcer la compétence:
Au fil de cette petite étude nous avons surtout observé
un phénomène que MFH place avec beaucoup de perspicacité
au coeur des problèmes de harcèlement moral : d'étranges
rapports entre deux individus que j'ai identifiés comme correspondants
à la notion de médiation double de RG. En privilégiant
cette approche je crois avoir éclairci les lacunes de la description
du phénomène par MFH :
- L'objet du désir qui est une substance illusoire à
la fois chez les harceleurs et chez les victimes.
- L'inanité d'une explication par la nature perverse de quelques
individus. Je vous suggère plutôt de suivre RG dans l'idée
que certaines relations sont perverses ou "scandaleuses".
Ces deux points en retour mettent en lumière de nouveaux chemins
vers la guérison pour les protagonistes de la médiation
double là où MFH ne considère que la séparation
:
- La recherche d'une substance qui aide à s'édifier
et à vivre est certainement un désir profond. RG, qui
est croyant, engagerait sans doute cette recherche dans le sens du
christianisme. Au minimum il peut être affirmé à
la victime comme à l'agresseur que ce n'est pas dans un autre
individu qu'il pourra la trouver.
- Les victimes enfin conscientes de la nature mimétique de
leur relation à ceux qui les harcèlent peuvent faire
tomber le mur de la honte qui les oppresse. MFH fait remarquer que
dans certains cas : "L'agression prend alors valeur d'épreuve
initiatique. La guérison pourrait être d'intégrer
cet événement traumatique comme un épisode structurant
de la vie ..." LHM p. 233. C'est aussi ce que RG nous indique
à propos de ses auteurs mimétiques, Shakespeare, Cervantes,
Dostoïevski, Proust, Stendhal, etc. Ils ont tous traversé
de telles épreuves. Le processus est présenté
comme une "révolution copernicienne" ; elle consiste
à passer d'un soi mensongèrement valorisé à
la reconnaissance humble de sa propre vacuité par delà
le repérage de la vacuité de son partenaire.
En espérant que tout ceci vous a intéressé, je
vous conseille pour finir la lecture de "Shakespeare ou les feux
de l'envie" et "Mensonge Romantique et Vérité
Romanesque", deux livres de René Girard qui étudient
de nombreux cas cliniques, si j'ose dire, et qui sont facilement disponibles.
(°) Dominique Irigaray - 23/11/2004,
Administrateur de www.perspectives-girard.org
.
l'os court : «
Tout désir est désir d'être. » René
Girard
Consulter
un autre numéro de la LEM
Lettre
d'Expression médicale n°375
Hebdomadaire francophone de santé
6 décembre 2004
Voter pour ... sa
sécurité
Docteur Jacques Blais
Nous allons minimiser les risques d'une LEM à chaud, tout en
gardant cette sorte de nécessité qui se fait jour de
ne pas se permettre de demeurer à l'écart ou indifférent
au fait politique pur. Je m'explique, pour évoquer la récente
réélection de George W.Bush, une sorte de recul d'analyse
presque clinique, d'une part, et bien davantage relative aux comportements
des peuples, des êtres, une vieille habitude, va me servir de
fil conducteur.
Retrouver la confiance:
La première très grande interrogation repose précisément
sur l'habituelle formulation des instituts de sondage : "à
qui feriez vous confiance pour le vote à venir ? Plutôt
à X ou à Y ?" Il est largement possible de penser
que, depuis maintenant des décennies de troubles mondiaux multiples,
la véritable question est d'un autre ordre, comme : "derrière
qui réfugierez-vous votre peur, pour éprouver un peu
plus de sentiment de sécurité ?"
Car si l'on y réfléchit bien, un tout premier élément
récent, depuis quelques élections marquantes dans le
monde, a naturellement été celui de la sécurité,
mais vécue autrement que dans l'unique version de la protection
contre. Regardons lucidement les dernières décennies.
Les Américains ont réélu Clinton, puis ils viennent
de choisir pour la deuxième fois Bush. Les Français,
qui avaient élu deux fois François Mitterrand, ont recommencé
à se comporter de la même manière pour Jacques
Chirac. Les Russes ont reconduit, de leur côté, Vladimir
Poutine. En Europe encore, Tony Blair, Gerhard Schröder, sont
maintenus au pouvoir. Et il y a toutes les probabilités que
les Espagnols s'apprêtaient à voter encore pour J-M Aznar,
si l'attentat si meurtrier du 11 Mars à Madrid, impliquant
la politique militaire en Irak, n'était intervenu pour les
amener massivement à préférer Zapatero. D'autres
peuples et lieux pourraient être étudiés, Israël
par exemple.
Il existe, derrière ces éléments très
nettement sensibles depuis des années en occident une constante,
qui n'est plus la confiance, phénomène positif, constructif,
mais bien la peur, phénomène défensif, négatif.
Restaurer la conscience
Si l'on tente d'analyser en toute conscience ce phénomène
devenant peu à peu collectif, on constate plusieurs points,
qui correspondent de nouveau à des phénomènes
reproduits dans tous les pays. De nombreux chefs d'état et
gouvernants ont fait la preuve de leurs comportements privés
disons contestables pour les populations, soit de l'ordre du mensonge
ou de grands points occultés dans la vie personnelle du gouvernant,
nous resterons dans cette définition, soit d'actions ressenties
comme négatives dans le cadre de leurs activités politiques
ou de dirigeants, avec intervention d'enquêtes, là aussi
nous nous contenterons de cet abord succinct. Car le sujet n'est pas
là.
Il est avec le recul très évident que les électeurs,
peu nombreux au total souvent, mais décisifs dans leur action,
ne s'arrêteront pratiquement plus jamais, depuis plusieurs décennies,
sur les comportements d'ordre privé, ou les éventuelles
implications dans des affaires. A y réfléchir, Nixon
aurait-il pu, dix ou vingt ans plus tard, échapper à
linfamie ? Bien au delà de ces points que nous garderons
dans les comportements personnels, à titre privé
ou à titre de dirigeant, les citoyens réélisent
le candidat impliqué.
Quel sont alors les critères de critique et de choix ? Un premier
aspect sécuritaire, qui pourrait se formuler ainsi : "on
connaît cette personne, avec ses défauts mis en évidence,
n'allons pas chercher un inconnu, demeurons entre les mains d'un
leader dont nous avons découvert les défauts et les
qualités". Le deuxième caractère sécuritaire
définit peu à peu celle des peurs qui, chez les citoyens
du monde occidental, est devenue majeure : la terreur, puisque
nous pourrions ainsi nommer la guerre terroriste.
Certains peuples opteront pour le gouvernant qui "fait la guerre",
tant qu'il parvient à supprimer les attentats sur le territoire.
G.W.Bush, T.Blair. Voire celui qui, sans parvenir à régler
les problèmes d'attentats et de violence mortelle, promet au
moins qu'il s'y emploie, V.Poutine. Ou bien, à l'opposé,
ceux qui, grâce à leur refus d'une implication armée,
semblent éviter les mêmes attentats : J.Chirac, G.Schröder.
Et les Espagnols complètent cette analyse, au moment de choisir
la première option, participation à la guerre pour détruire
le terrorisme, ils font volte face en raison d'un attentat, et
jouent la carte anti implication militaire en Irak.
Renforcer la compétence:
L'ensemble du constat quasi "clinique" de ces comportements
est très instructif, dessinant une hiérarchie sécuritaire
des gouvernants à élire par les citoyens du monde dit
civilisé. Finalement, peu importe, en gros, la nature personnelle,
caractérielle, du candidat. A l'exception Américaine
de la religion, mais en fin de compte tous les candidats en affichant
une officielle ce n'est plus un critère de différenciation,
quand en Europe cela n'importe pas, "en plein" c'est à
dire comme l'empreinte culturelle du candidat, l'élément
nouveau devenant "en creux" le candidat accepte-t-il l'idée
de l'Islam, ou non ?
La Sécurité qui compte, c'est celle de la défense
contre la violence terroriste. Et ne semble compter que le résultat,
pas la philosophie de la démarche. Une exigence, pas ou plus
d'attentats, arrêter cette mort là. Soit par la guerre
contre le terrorisme et la chasse à ses décideurs, soit
par la politique de la paix, du moment que la mort s'éloigne.
C'est l'enseignement majeur de toutes ces élections : le chef
est comme il est, avec une face cachée éventuellement
très critiquée, mais on le connaît, on le garde,
du moment qu'il nous affirme qu'il nous évitera la mort violente
et absurde sous les bombes.
La suite de la hiérarchie sécuritaire décline
divers constituants : sécurité de l'emploi, sécurité
sociale, sécurité de la vie en général,
alimentation, maladies, épidémies. Encore et toujours,
la peur. Celle de la mort, essentielle, cruciale, d'abord, celle de
la maladie, de la famine, des catastrophes liées au réchauffement
de la planète, c'est à dire toujours la mort.
Revenons pour terminer à notre question de départ. Elle
n'est pratiquement plus jamais : "en qui avez vous le plus confiance
?" car tous les électeurs du monde sont revenus de cette
affaire de personne. N'importe quel élu, le plus "lisse
comme un miroir" en apparence, réservera des surprises
quant à son comportement privé d'humain, et quant à
sa manière de fonctionner comme dirigeant, sa morale propre,
ses critères. Une nouvelle conscience paraît s'être
fait jour dans les collectivités, au fil de l'évolution
de la société, des religions, de la politique mondiale,
de l'économie, et cette forme là de conscience privilégie
une valeur : "parmi les candidats, qui m'assure, qui va
se montrer mon meilleur assureur pour l'avenir ?" Une évidence
statistique depuis toutes ces élections, c'est celui qui est
en poste et est porteur, globalement de la plus probante ou prometteuse
"assurance anti-risques".
Peu à peu, les élections majeures ne sélectionnent
plus un homme, une figure, les citoyens ne votent plus guère
"pour untel" mais bien nettement plutôt "contre
les risques".
Pour un soignant, le parallèle reste constamment instructif,
entre ces politiques du risque zéro dans des domaines différents,
car finalement la vraie question fondamentale est, perpétuellement,
de ne plus risquer de mourir.
l'os court : «
LAmérique est un pays dont les citoyens traversent locéan
pour défendre la démocratie et ne traversent pas la
rue pour voter.» Bill Vaughan |