Technoscience
et thérapie :
la médecine et l'imaginaire social. Odile
Marcel
Avertissement
:
Ce texte écrit pour le Colloque "L'utopie de la santé"
( Cerisy la Salle, Juin 1998 ) a été courtoisement
fourni à ce Site par son auteur.Notre objectif est qu'il
soit lu , puis critiqué par le plus grand nombre possible
de personnes. TEXTE A IMPRIMER 28 pages de format A4.
Philosophe
et écrivain, spécialiste d'histoire culturelle,
Odile Marcel est professeur à la Faculté
de Philosophie de l'Université Lyon III. Elle a publié
: Une éducation française, Paris : PUF, 1984,
Composer le paysage (recueil collectif), Seyssel : Ed Champ
Vallon, 1989, La maladie européenne, Thomas Mann et
le XXe siècle, PUF 1993. Elle prépare actuellement
une Histoire naturelle et morale de la maladie, à paraître
aux PUF.-------------NDLR
|
La
santé : un bien comme les autres ?
L'idée
que la santé compte au nombre de ces multiples biens dont
on dispose de droit dans la société d'abondance résulte
d'une intuition relativement juste. Elle illustre en même
temps les procédés d'assimilation fautifs qui gouvernent,
aux limites de la duperie, les malentendus entretenus par la pensée
marchande. Le discours à large spectre de la communication
psychosociale propose l'acquisition des biens de type matériel
comme une voie de jouissance obligée dont l'usage répété
est censé ouvrir une option tranquille et instantanée
sur le Bonheur soi-même. Deux genres de biens essentiellement
distincts sont ici confondus par une pensée monovalente qui
projette sur l'univers social tout entier le schème agglutinant
sous lequel elle masque la mécanique élémentaire
de l'échange commercial.
Le
"bien" corporel qu'est la santé (le bon état physiologique
du corps et le "bien-être" subjectivement ressenti qui en
résulte en principe) est recruté par ce modèle
unique. Décrite comme un atout qui pourrait, comme les choses,
relever de procédures assurées et dénombrables
pour leur acquisition, la santé semble appartenir désormais
à un univers obligé où le style corporel, comme
les objets, se met à signifier un look à la fois prestigieux
et conforme, soit l'expression du savoir-bien-vivre à l'ère
des grandes surfaces.
Mesuré
en termes d'espérance de vie à la naissance du fait
de la disparition des pathologies infectieuses majeures et de l'amélioration
de ses conditions d'existence quotidienne, le maintien du corps
en bon état est un des gains les plus marquants et les plus
patents du développement social observé dans les derniers
siècles de l'histoire humaine. Le sentiment de bien-être
qui résulte naturellement et le plus souvent du bon état
du corps est un acquis de ce développement.
La
représentation que répand l'imagerie journalistique
et son prêt-à-penser réconcilié et confusionniste
rattache ce "bien" qu'est la santé aux deux genres de jouissances
sournoisement assimilés et confondus sur la scène
de séduction permanente qui se joue dans l'espace marchand.
L'échange marchand concerne les biens matériels que
l'on peut acquérir et posséder au terme de manoeuvres
dénombrables (gagner de l'argent grâce à son
travail, savoir où trouver la marchandise, pouvoir se rendre
là où elle est en vente etc). Parce qu'il a accédé
à la régularité des actes qui produisent et
échangent en vue de donner satisfaction aux besoins, Homo
oeconomicus affecte de croire que la rationalité marchande
doit pouvoir servir de grille pour tous les genres de biens, en
particulier celui que peut viser un sujet libre quand il s'efforce
d'accéder aux dimensions d'accomplissement de l'existence
humaine par un ensemble de gestes et de pensées qui le transforment.
Dans
les sociétés riches, il n'est pas de jour ni de minute
où le Média tout puissant n'offre une sorte de clef
de l'existence sous la forme des petits moyens - comportements,
régimes, signes d'appartenance - qui proposent, contre le
prix de vente d'un magazine ou un instant d'attention radio ou télé,
le mode assuré de l'euphorie au moins le temps de l'oubli
pendant la lecture, le temps du suspens ravi face à l'affiche
de pub, de l'engloutissement hypnotique les sept secondes d'un clip.
Comme
si la santé, mais aussi l'extase permanente de l'épanouissement,
le sourire éclatant d'un "ça marche" perpétuel,
étaient accessibles moyennant un ensemble de gestes adéquats,
effectués en permanence par la vigilance du contrôle
de soi dans l'actualité de l'information disponible, "la
forme" s'affiche comme un résultat instantané, visage
de "la réussite" si ce n'est du "bonheur" au bout du pré.
L'épargnant accumule ses sous dans son compte bancaire. La
somme des petits moyens devrait ouvrir un espace de sécurité,
celui du bien-vivre fait, entre autres, de la jouissance du bien-être
corporel et donc de la bonne santé.
Ce
qu'on appelle traditionnellement le Bien, le Souverain Bien, la
Félicité ou la Perfection de Vertu ne relève
évidemment ni de la méthode ni de techniques, conçues
comme l'efficacité de moyens explicitement recensés,
mis au service de buts par un relai d'étapes efficaces. S'il
existe des voies pour parvenir à l'existence parfaite, celles-ci
ne se mesurent, ne se transmettent ni ne s'échangent comme
des informations ni comme des choses.
L'Occident
a formalisé les moments constitutifs d'un grand nombre d'actions
qui transforment. Il exporte des techniques. Qu'il s'agisse des
individus, des économies ou des sociétés, il
ne semble pas que ce qu'on dénomme le développement
puisse se réduire à un ensemble de savoir-faire actuellement
dénombrables et, comme tels, simplement reproductibles.
L'emprise
des modes élémentaires de la pensée technique
laisse supposer que toute situation, toute énigme, toute
donnée peut s'analyser de façon simple. Un réductionnisme
d'école primaire fait espérer que les attentes humaines
étant simples, une réponse simple doit pouvoir les
remplir assurément.
Réduisant
le sujet à un faisceau de besoins ou de simples attentes,
on ne comprend pas pourquoi le bonheur - ou plutôt la satisfaction
du client - ne s'annonce pas à la clef de la ration calorique
recommandée ou du dernier colifichet surgi dans la "tendance"
du jour.
L'étonnante
décérébration proposée par les média
annonce sans cesse la permanente "nouvelle" toujours la même,
la constante et instantanée "info" qui change tout et ne
change rien. L'"info" est faite de l'incessant suspens de l'attention,
qui se remplit et se vide aussi vite. Désarticulée
en atomes de temps, l'existence semble se réduire à
des poussières de solutions, à une immensité
de petites solutions à de petits problèmes.
La
frustration et l'aigreur résultent nécessairement
de la retombée d'une euphorie aussi factice. En ce qui concerne
la santé, l'idée qu'une "santé parfaite" fasse
partie du lot de la vie citoyenne, qu'elle soit une sorte d'attribut
annexe et assuré du niveau de vie appartient elle aussi à
l'imaginaire de la classe moyenne, à ses clichés et
repères autojustificatifs. Comme on paye des impôts
et une assurance sociale, on se lave les mains et on a une bonne
santé - ou plutôt une absence de "problèmes
de santé", puisque la santé, comme le reste, semble
devoir être considérée comme une affaire technique.
La
confusion, presque le jeu de mots qui assimile la santé à
une chose ou à un ensemble de règles par lesquelles
on se procure une chose semble une extension de la pensée
instrumentale, la pensée du "il n'y a qu'à". Elle
égalise le maître devant l'élève et permet
l'échange accéléré des compétences.
Une
mentalité de petit épargnant semble garantir de petits
profits aux petites disciplines, même celles du corps. La
vie s'enseigne comme une méthode perpétuelle accumulant
les procédés, les savoir-faire, les rites.
Une
société qui consomme des règles d'action échangeables
a cessé de s'exercer comme pouvoir sur les êtres. Ce
n'est plus une société autoritaire, essentiellement
dépendante de la sujétion infligée au semblable.
Mais
le corps n'est pas une chose qui s'entretient. Pas plus les disciplines
qui font le corps sain ne se déduisent-elles simplement et
automatiquement d'un ordre de la vie fondé sur la rationalité
de connaissances avérées. L'hygiène a fait
progresser l'espérance de vie. L'hygiènisme est une
conception réductrice de la justice et de l'organisation
sociales.
Les
sociétés développées affichent leur
rationalisation de l'existence par le travail, leur homogénéisation
sociale par la rémunération.
Comme
si la production des biens de consommation par l'économie
marchande pouvait incarner à elle seule l'acquis essentiel
de la social-démocratie et son unique visage, un modèle
dominant de représentation se propose, défini par
les modalités qui gouvernent l'acquisition des choses entendues
désormais comme "choses de la vie". Le lien social semble
évanoui, et avec lui la question de la disparité économique
rémanente entre catégories socio-professionnelles,
celle de leur inégale participation au prestige et au pouvoir.
Laminée
par le discours marchand, la multidimensionnalité du social
est engloutie dans le vertige de la pub que gobent toujours plus
directement des êtres désocialisés par l'absence
parentale ou par son absorption par l'image des pubs. L'affect familial,
dans sa bulle, s'exprime essentiellement par la consommation consentie
des objets.
Désormais,
l'organisation de l'existence semble se faire autour de l'achat
comme centre de gravité, comme ancrage et comme but vital.
Savoir faire ses courses. Savoir comment acheter.
L'urgence
d'acheter sert de système d'interprétation et propose
des styles de fonctionnement pour des actions très multiples
auxquelles elle donne le même "look" de débrouille
et de finesse maligne. Comme si tous les biens pouvaient se penser
sur le modèle du bien de consommation - c'est à dire
sur une valeur très modique de ce bien, si modique qu'on
peut accumuler tout le jour les petites consommations qui soulagent
- on dirait qu'on pense désormais la vie - "votre mariage,
votre couple, votre sexualité, votre job" - comme une entreprise
qui réussit, du type de ces petits dispositifs aussi faciles
à monter que "dresser une table déco" en quatre minutes."Visualiser
le problème", faire apparaître la solution : centrant
le débat sur l'espace quotidien, autrement dit les problèmes
du ménage, évitant d'aborder d'autres registres ou
échelles de complexité du réel, le journal
féminin propose une méditation en forme de boucle
dont la maxime est "un seul geste et tout étincelle" tandis
que la publicité, de façon beaucoup plus ambitieuse,
donne comme conseil de vie d'endosser, avec l'objet à consommer,
le look qui sauve, l'allure qui convient, le style ou la classe
qui posent.
L'attention
du citoyen des villes est constamment sollicitée d'injonctions
répétitives, de consignes se présentant comme
autant de recettes de bonheur. Comme si le mode de représentation
obligatoire et uniquement nécessaire était celui qui
convient "quand on fait son marché", l'homme des villes perd
l'usage de schèmes de pensée mis à l'écart,
de mots tombés dans l'oubli, dans le discrédit de
ce qui n'est pas "tendance". Les mots sont presque tous devenus
lourds et encombrants quand on préfère ceux qui conviennent
à la lessive, au parfum, au rouge à lèvres.
Narcissique et écervelé, le consommateur acclame son
image d'éternel adolescent gracile, ou bien sombre dans la
déprime. Il n'y a pas de mots sociaux pour l'entre-deux de
ces jouissances, pour le retour des courses s'il n'est pas accompagné
d'euphorie. La paresse ou, plus grave, la convenance empêchent
que l'on parle du reste.
La
publicité et les médias cultivent une sorte de pensée
magique qui a englouti les schèmes de la représentation
et de l'action dans un monde à l'universelle mimique "glossy"
(le look de la lèvre pulpeuse, brillantinée au "gloss",
qui résume la beauté même et donc l'essence
du bien-vivre à l'occidentale).
Dans
le bien-vivre à l'occidentale, l'universel référentiel
du "mode de vie" semble avoir englouti la société,
l'économie et la politique au profit des moeurs comprises
comme jouissance de la vie quotidienne les jours de supermarché.
Comme si la vie s'était réfugiée le samedi
matin, le jour de la liberté, c'est à dire celui où
l'on consomme de l'alimentation et des produits d'entretien.
La
souffrance a disparu, la finitude et le conflit.
L'évidente
platitude du modèle dominant autorise, par compensation,
le recours naïf à la philosophie de bazar et à
toutes les formes de recyclage de la tradition pour mieux comprendre
ce qu'on n'a pas réussi à comprendre. Thérapies,
gymnastiques diverses, thés parfumés de l'Himalaya
: le tiers mondisme ordinaire fait, lui aussi, son marché
à l'étal de la grande offre où tout s'acquiert
et où tout se consomme au melting pot universel de la débrouille
et du petit moyen.
Un
tel ensemble de travers en Occident marque une limite évidente
de son phénomène sur le plan psychosocial. Plus fondamentalement,
cette amputation des ressources symboliques de la communication
sociale affecte l'ensemble de la représentation disponible
et l'imaginaire dans la formation, à l'école comme
sur la place publique. Comme s'il n'y avait plus de discours autorisé
que celui qui valide la marchandise. Comme si la société
avait réussi à se pacifier, à se sentir réciproque
par le mode de vie et que la forme démocratique du présent
s'éprouvait surtout dans la liberté individuelle exprimée
par rapport aux choses dans le geste de l'achat. Dans les usages
qui sont devenus communs de Hong-Kong à Philadelphie en passant
par certaines rues de Moscou, où le rapport aux besoins a
pris la forme universelle des grandes marques : Levi's, Benetton,
Mac Do et Pepsi Cola.
La
peur de la réalité est à l'affût derrière
un langage si pauvre. La peur d'avoir à dire les souffrances
qui survivent et pourquoi elles. La peur d'avoir à se servir
des anciens mots : le sens, le temps, la part des autres. Le cabinet
du médecin est un des lieux où vient déborder
la souffrance, en particulier celle qui est liée à
une demande de sens. Dans une société qui se défie
du pouvoir de penser, la crise morbide a perdu sa mise en forme.
La crise morbide n'est plus dicible autrement qu'en termes de "à
petit problème, petite solution".
La
critique d'une utopie de la santé met en cause les subterfuges
de la pensée marchande. La façon dont elle lamine
la gestion des crises morbides peut servir de révélateur
pour mettre à jour, afin de les démystifier, un aveuglement
et un mensonge dont le champ d'exercice s'étend à
la globalité d'un système de société.
Le
mythe corporel: mirages et voies de l'égalisation démocratique.
L'utopie
de la santé parfaite est prise dans un horizon d'espoirs
réifiés et de fantasmagories compensatrices. Dans
les magazines, sur les photos de pub, dans les clips s'étale
universellement l'image d'une vie qui aurait à être
vécue non seulement dans la sécurité sanitaire,
mais dans l'intuition luxueuse d'une euphorie exultante, passionnée,
éternellement séduisante, accumulant le sentiment
de bien-être, la beauté éternelle des moments
de bonne mine, soit les instants où se contempler soi-même
dans les bras d'un autre : la vie comme après une bonne douche,
comme l'été, quand on revient de la plage dans une
illumination de soleil.
Comme
si le pouvoir symbolique et les ressources d'invention de l'imaginaire
s'étaient réfugiés dans la pub, l'unique discours
disponible, l'unique genre de visualisation qui l'accompagne - des
journaux des mutuelles de Sécurité Sociale aux dépliants
pour maison de retraite, des plans d'épargne aux publicités
pour les médicaments antidépresseurs et anti-inflammatoires
- a donné naissance à une figure d'adulte triomphant,
aux étincelantes dents artificielles, environné de
ses deux enfants standards et de son épouse bien conservée
: module et modèle qui, d'un bout à l'autre du monde
dit développé, fait vendre les pavillons (appelés
"maisons particulières"), le dernier modèle de voiture,
l'"équipement électro-ménager" et, plus récemment,
l'"électronique domestique". Une telle esthétique
a gagné certains hôpitaux mais pas encore le commerce
des sépultures, au moins dans le vieux continent.
A cet
idéal de beauté, de santé et de tonus perpétuels,
certains ont commencé de cotiser et d'oeuvrer à coup
de liftings faciaux et fessiers, de régimes bio et hypocaloriques,
voire d'amputations préventives puisque "on va l'enlever"
se dit du grain de beauté comme de l'utérus voire
du sein et aussi, par extension, de toute partie défaillante
de l'organisme même masculin. Mythe de la femme américaine,
de la vedette de télévision, de la chanteuse éternellement
clean et photogénique en quadrichromie sur la page de garde
des journaux populaires. La réussite s'étale dans
le corps en bon état, standardisé par son adaptation
à l'objectif du tout puissant Media. Visualisation, cliché,
instantané, regard : entièrement pris dans le schème
"clic clac merci Kodak", ce qui reste de dénommées
princesses réussissent à adopter le standard des cover
girls par le module corporel, la régularité géométrique
des traits, par le look et surtout l'allure (l'allure en marchant,
puisque le défilé de mode est le moment de révélation
du top model). Marcher, aller de l'avant avec l'allure d'un top.
Des années durant, une société se sera vue
elle-même en voyant défiler ses tops. Elle aura proposé
les tops comme idéal, comme schème, comme but à
la vie. Un défilé auquel personne n'assiste, sauf
quelques princesses, quelques stars ET DES CENTAINES DE JOURNALISTES.
Leurs images FERONT LE TOUR DU MONDE. Un monde unifié par
son RÉSEAU DE SATELLITES et par ses petites filles qui jouent
au défilé de mode d'un bout à l'autre de la
terre "quand il n'y a rien à la télévision".
La
richesse, la réussite, la normalité triomphante conduisent
unanimes à l'idée de se faire refaire la face. Tout
le monde a une face et des fesses, même la femme difforme,
obèse dans son HLM, qui vit et rêve du "corps de rêve,
merveilleusement musclé par la natation" de cette duchesse
qui a su mourir dans un tunnel routier comme le font, plus banalement,
les citoyens du monde libre au fil de leur quotidien épanoui.
Son
corps défoncé n'a pas été visible dans
le Media qui l'a célébrée morte : jusqu'au
bout lady Diana aura gardé sa face d'ange, son brushing et
ses mèches platinées. En bonne aristocrate, elle n'aura
pas perdu la face. Fin du roman. Même Milady ne put empêcher
la fin des Trois Mousquetaires. Il faut que les romans finissent,
mais l'image s'accommode mal de la vieillesse ou du déclin.
Elle impose le renouveau permanent de la vedette du jour, comme
au menu des restaurants. L'agonie photogénique reste un exception
remarquable. Elle marque comme un contre-exemple le destin historico-charnel
des Duce et autres Caudillos, dans la grande tradition monarchique
du "le Roi ne meurt pas" qui les fait s'exposer dès avant,
pendant et après leur trépas. Tel Président
réussit ainsi sa mort en direct par presse interposée.
Déjà, ses fréquentations pharaoniques avaient
marqué son type esthétique du côté des
momies. Il en résulta en France un renouveau du goût
pour l'Egypte.
Comme
si le bon état du corps, éternisé au travers
du temps, perpétué en tant qu'image nécessaire
même dans la vieillesse et dans la maladie, était une
des façon dont continue à pouvoir se dire une différence
sociale "qui ne fait pas de différence", celle de la mort,
celle du physique, celle du corps. Aujourd'hui l'écart du
riche au pauvre, de l'éduqué à l'inculte et
au mal informé peut s'annuler en présence du beau
corps grâce auquel chaque fille, dans sa province, peut continuer
à espérer devenir top pour épouser un vieux
banquier.
Bien
que l'écart des espérance de vie se modèle
et se creuse à l'exacte réplique de la hiérarchie
persistante des statuts socio-professionnels et des revenus, le
bon état du corps devenu presque universel dans les villes,
l'existence du beau corps partout partagée semble devoir
annuler magiquement toutes les différences : entre le "battant"
et celui qui n'a pas d'ambition ni d'espoir, entre celui qui commande,
qui règne, qui jouit et celui qui stagne, qui erre, qui vit
dans l'obscurité.
Santé
éternelle, jeunesse éternelle, devoir de bonne santé
chez celui qui réussit, qui doit réussir et faire
croire qu'il suffirait d'un beau look pour être accepté
comme reproducteur au royaume des riches et des éternels
nantis. La beauté reste l'idéal de visibilité
parfaite dans la classe régnante et ailleurs, partout où
l'on "assure" en toutes circonstances. Qui a le fric doit aussi
avoir le look au royaume de la frime où tout se voit. La
beauté du corps surgit comme une valeur d'apparence démocratique
puisque tout le monde peut l'avoir dans le moment même où
ceux qui l'ont plus que les autres accèdent plus particulièrement
à un genre de perfection éminemment reconnue par tous,
réplique inversée de leur pouvoir qui doit, quant
à lui, rester discret.
Le
piège d'une société à demi-démocratisée
referme son cercle d'images et d'impasses représentatives,
écho des impuissances actuelles du monde social à
se dire et se voir, soit à vouloir se transformer et à
en inventer les moyens tant représentatifs que pratiques.
Balzac
décrivait, en 1840, les illusions perdues de celui qui n'est
pas "né" dans l'aristocratie et voudrait Y PARVENIR. Flaubert
a dit, une décennie plus tard, la souffrance un peu bête
de la bourgeoise frustrée d'Yvetôt, en manque d'une
existence plus brillante, plus romanesque et plus adulée
: "Madame Bovary c'est moi". Zola dressa ensuite le catalogue de
la misère et du luxe contradictoirement distribués
dans la société de 1880.
Aujourd'hui
nos crises morbides disent, dans la projection corporelle la plus
réelle et la plus brute, ce que ne symbolise plus aucune
littérature puisque celle des "Calcutta désert" -
nous voulons dire Marguerite Duras, mais aussi Modiano et beaucoup
de leurs émules au Je timide - esthétise sa brisure
interne, l'offre et la dit comme béance, comme manque, comme
déréliction, comme insuffisance ou comme petitesse
intime et désolée.
La
schizoïdie en mal de réparation cherche des solutions
radicales dans le dépaysement. Elle s'adresse directement
aux sagesses traditionnelles des antipodes orientalisants ou chamanistiques
parce que, de fait, y sont énoncées des réalités
de bon sens où est hiérarchisée une complexité
emboîtée d'espaces de sens. Comme si le sens de l'inaccessible
qui est dit dans le langage des réalités "spirituelles"
permettait davantage d'appréhender et de construire les crises
dans le symbole. Empruntant aux sociétés hiérarchisées
leur capacité de représenter de façon non nivelante,
non simplifiante, nous tentons d'éluder la sottise qui reste,
actuellement, le petit cadeau de l'ambition démocratique
encore larvée, encore perdue dans la peur qui nous fait dire
à tout bout de champ "tout est simple" alors que rien ne
l'est encore ni pour longtemps.
Le
corps et ses états se trouvent actuellement pris dans un
théâtre social aux images éblouissantes mais
sommaires. Dans le cabinet des médecins, des piles de magazines
suppléent aux silences des praticiens : ce n'est pas eux
qui façonnent les images dont se gorgent les patients. Dont
ils se gorgent pour oublier. Pour savoir aussi comment vivre à
partir de maintenant, ce que le médecin ne leur dira pas,
bien qu'il ait en principe le savoir des maladies et de l'être-malade.
Sur
ce terrain, la médecine a plié bagage. Elle a abandonné
au social et aux images sociales une représentation du corps
qui disparaît de son champ de savoir puisque, quant à
elle, elle a dilacéré et englouti depuis longtemps
toute référence à une forme du corps et toute
intégration de l'idée du corps vécu dans les
abîmes - insondables pour le sujet - de la rationalité
anatomique affinée jusqu'au niveau moléculaire qui
lui sert, chaque jour davantage, de justification.
Une
longue et complexe histoire a fait accéder la médecine
occidentale à une représentation objectivée
du corps. Une autre histoire la conduit aujourd'hui à abandonner
sa responsabilité sociale et humaine, engloutie elle aussi
dans la représentation technique d'un pouvoir de soigner
auquel elle a renoncé sur le plan humain, soit dans cet échange
de paroles qui définit la communication psychosociale traditionnellement
dénommée le champ clinique.
Dans
le partage des tâches, des domaines d'intervention et des
pouvoirs sociaux qui définit l'espace de sens dans lequel
vivent les citoyens des sociétés développées,
l'image du corps appartient aujourd'hui à l'imaginaire social
plus qu'à l'existence au sens philosophique du terme. Dans
le même temps, le corps lui-même est tombé dans
l'objectivation d'un savoir constitué autour de la prise
de distance scientifique - ouverture des cadavres, représentation
anatomique des organes, vision chosiste de la dynamique corporelle.
Prise
dans l'urgence et la banalité de la sécurité
sanitaire au quotidien, la relation clinique semble souvent évacuer
le destin, la souffrance et le sens pour limiter ses interactions
à un échange standard essentiellement stabilisé
par le choix judicieux des molécules adéquates.
En
renvoyant le reste à la magie, le médecin oublie son
insertion sociale. Il oublie l'histoire sociale de son savoir. Il
oublie son pouvoir sur les êtres, sur leur esprit et sur leur
âme (soit le cerveau organisé). La longue histoire
de la société occidentale et de ses dispositifs théoriques
construit actuellement la scène thérapeutique par
un double travail d'abstraction. Une première abstraction
dissocie la souffrance des corps de celle qui a été
amenée à se dire par une crise corporelle - tensions
de l'existence, conflits, rêves, amputations, impuissance
-. On tend à oublier les crises existentielles quand on rétrécit
le champ du regard à leur inscription corporelle. En choisissant
de parler seulement d'organes, on se prive des prises qu'on aurait
en élargissant le mode de problèmatisation de la crise
morbide.
Un
deuxième travail d'abstraction préside à la
constitution de la scène thérapeutique telle que nous
la connaissons : celui qui fait, d'autre part, que le triomphe du
médecin dans la science permette cet autre subterfuge social
qui consiste à se servir de cette science comme d'un alibi
et d'un fétiche pour faire jouer à la médecine
un tout autre rôle que celui auquel semblait conduire son
objectivation matérialiste et corporelle. La médecine
scientifique a pour vocation de soigner des organes. L'histoire
sociale de la discipline montre l'usage proprement politique qu'a
été amené à jouer l'institution médicale
depuis un siècle et demie en pansant les douleurs de la misère
et en se substituant, en grande partie, au traitement proprement
social et économique de cette misère.
La
crise de la discipline médicale est une crise interne, elle
est faite des malentendus et des maladresses qui président
à la définition actuelle du pouvoir de soigner. Dans
une grand mesure, cette crise provient des définitions qui
ont présidé à l'institution actuelle du champ
médical. C'est en réfléchissant à la
logique interne de ce champ et, en même temps, à celle
qui règne autour de ce champ qu'une clarification critique
peut intervenir. Réfléchir au pouvoir de soigner et
aux conditions de la guérison suppose de sortir de la définition
actuelle de la pratique et de l'efficacité médicales
pour les mettre en perspective dans l'existence individuelle du
patient (soit aussi son existence sociale) comme dans le long temps
de l'institution historique d'une médecine scientifique en
Occident.
La
scène médicale.
L'organisation
de la connaissance médicale est centrée sur une logique
des organes. Elle est objective, matérielle, vérifiable,
contrôlable voire quantifiable. La relation de soin s'enracine,
quant à elle, dans la communication sociale. Elle naît
dans le champ des paroles échangées, et aussi dans
le blanc du parlé, dans les intuitions, nées du non-dit,
qui surgissent dans la conscience du médecin dès les
premiers instants de la communication, dans le vif d'un diagnostic
en cours de constitution.
L'espace
de la parole et celui du corps anatomique constituent deux espaces
de sens différents, traditionnellement articulés par
le savoir médical aux différents stades de son développement
dans l'histoire des sociétés. Traditionnellement,
le médecin sait convertir les différents niveaux de
sens de la plainte, il sait distinguer ce qui relève de l'angoisse
momentanée, du conflit psychosocial antécédent
et du symptôme corporel proprement dit. En principe, le praticien
sait répondre aux différents niveaux de la crise,
et en particulier à la façon dont elle a pris forme
dans le corps.
Les
thérapeutes traditionnels excellent, de toute évidence,
à hiérarchiser les niveaux d'une crise et à
savoir intervenir en ses différents moments. Prenant en compte
les antécédents de la somatisation d'une turbulence
de l'existence individuelle - conflits familiaux ou intergénérationnels,
difficultés professionnelles, échecs, difficultés
de transmission des modèles sociaux dans les sociétés
traditionnelles comme, de façon plus conflictuelle, dans
celles qui subissent une mutation rapide -, ils ont prise sur une
globalité de niveaux d'intervention, à commencer par
la dynamique du groupe restreint ou élargi qu'ils convoquent
et utilisent de façon théâtrale.
Ce
qu'on a appelé en Europe le "médecin de famille" a
dû correspondre à un âge d'or de l'insertion
sociale du médecin, un âge pendant lequel il semble
que le dévouement - soit une forme de sollicitude et de présence
fidèle et responsable, intelligente et aidante - suppléait,
à la satisfaction générale, à l'inefficacité
relative de la plupart des thérapeutiques alors disponibles.
Le médecin accompagnait le malade dans sa crise de maladie,
il l'acheminait à sa résolution. Manquer de thérapeutiques
efficaces lui permettait d'aborder les maladies par une référence
passive à la puissance de la nature (natura curat). La médecine
était conçue comme une relation d'aide, plutôt
que de puissance. Elle était centrée sur un ailleurs
de la crise, sur le réseau de sens qui permettait de la lire
(météorologie, saisons, péchés, abus,
difficultés de l'âge, misères évitables
et non évitables). Le médecin était le témoin
et le partenaire des processus de vie. De là naissait la
confiance, plus encore que de l'espoir encore rare dans une société
de résignation.
Quand
il médite sur l'histoire de son corps professionnel, le médecin
ne peut que se réjouir de l'idée qu'il existe un pouvoir
thérapeutique essentiel à sa figure sociale, même
s'il se trouve actuellement incapable de le mobiliser de façon
méthodique.
Actuellement,
les deux espaces de sens de la parole sociale et du savoir technique
sont essentiellement disjoints. Le savoir médical s'est construit
sur une épuration d'ordre épistémologique.
Il s'est agi de bâtir une science des organes. En Occident.
l'espace de la parole émise par le patient est rapidement
converti, il est transcrit dans l'ordre de la connaissance objective
des maladies auxquelles il semble essentiellement faire référence.
On se plaint de la vie et du ventre, on parlera du ventre.
Il
s'agit d'un travail de tri radical. Ce qui ressortit au médical
est sélectionné, le reste tombe dans le silence parce
qu'il s'agit de réalités extraorganiques, un domaine
dans lequel le médecin ne dispose pas de références
professionnelles. Les difficultés de la vie, le sens en panne,
l'incertitude, le mal-être constituent un ordre de réalités
impalpables, ingouvernables, que le médecin aborde de façon
préprofessionelle, soit dans le malaise et souvent la maladresse.
Une
connivence règne dans le cabinet médical. Un choix
commun qui consiste à ne pas perdre de temps. De part et
d'autre, on tend à évacuer les paroles parasites et
à parler du symptôme. On consulte quand on en a un
à proposer. Un même aveuglement, une même myopie
se partagent des deux côtés du bureau du soignant.
Celui-ci incarne en principe l'autorité à laquelle
s'en remettre pour attendre du soin. Soit de l'attention, de l'écoute,
et de la parole pour symboliser et remédier.
Consulter,
c'est s'en remettre, en cas de crise, à cet espace de parole
partagée qui convoque l'autre dans ma propre vie afin d'exposer
ce qui ne va pas. De l'existence vécue au souffrir corporel,
une trame complexe s'est tissée pour acheminer le sujet à
l'échec organique, soit au silence maintenant bruyant d'une
souffrance devenue corporelle.
Entre
l'espace de la vie et celui de la maladie, un fossé sans
mots s'est creusé. Il redouble celui qui a englouti la difficulté
d'être du sujet et l'a bruyamment inscrite dans une crise
organique sans mots. Maintenant règnent partout le silence
et le dédoublement qui ont fait qu'on est allé consulter
à cause précisément de ce malaise que l'on
a désormais dans le corps, pour cette défection de
la présence silencieuse et jouissive du corps autrefois obéissant
et disponible.
Ce
silence et ce dédoublement qu'on appelle maladie font l'objet
de la demande de soin. Dans les sociétés traditionnelles,
la thérapie est le travail qui soigne le corps par les potions
et les onguents, et aussi en tentant de réajuster la crise
survenue dans le corps aux circonstances d'un déséquilibre
tombé dans un individu mais essentiellement défini
dans et par l'espace du groupe. L'implication du groupe dans les
troubles du sujet amène naturellement la thérapie
à s'ajuster aux dimensions de ce groupe par les paroles et
les gestes d'un rite essentiellement partagé.
On
voit quel travail de biffage psychosocial et relationnel aboutit
chez nous à une définition purement corporelle de
la maladie. En oubliant l'histoire du cas dans son réel,
on invente une histoire pure des tissus et de leurs lésions,
des toxiques et des gênes. Le mythe de la maladie comme histoire
de la matière s'inscrit en tiers dans l'échange clinique.
Désormais, la relation soignante ne prend plus le corps que
pour ce qu'il vaut en termes de poids organique spécifique,
tandis que le poids psychosocial et existentiel alourdit le non-dit,
les obscurités et les limites d'une relation de soin et y
engendre une souffrance elle aussi non-dite du soignant comme du
soigné.
On
apportait ce corps qui vient dire quelque chose que l'on ne sait
plus apercevoir comme tel dans son espace de vie, que l'on aurait
trop de mal à avouer et aussi à résoudre.
Maintenant
il s'agit d'une maladie, d'un malaise devenu corporel. Chaque malade
a d'abord comme maladie d'avoir avec lui, ailleurs qu'avant, ce
corps qui parle désormais à sa place, et d'une façon
déformée. Ce corps a craqué. Qu'a-t-il ?
Avec
le médecin, on pourrait parler de ce drame que constitue
le fait de devenir malade, et lui chercher un pourquoi. Avec l'homme
de l'art dans sa figure actuelle, on tend plutôt à
raconter le spasme, l'algie et les différentes formes de
ratures du corps en passant à la trappe les raisons qui l'ont
mis en crise.
On
fait un pacte d'oubli avec le médecin. Un pacte qui rassure,
puisqu'il réduit la difficulté et promet sa résolution.
Par une sorte de connivence intellectuelle et culturelle, ce qu'on
appelle communément la maladie en vient à se réduire
à son mode d'objectivation somatique, au moment de sa mise
en espace dans l'organisation corporelle.
L'espace
de la vie, ses mots, ses symboles et ses mythes semblent devoir
être laissés sur le seuil du cabinet, comme si on devait
les dépouiller en même temps que ces vêtements
que l'on ôte pour aller droit aux faits c'est à dire
aux organes. L'espace de sens de la vie doit être occulté.
Il fatigue le thérapeute et lasse sa bonne volonté.
Aussi
mal suturées par le soignant que par son patient, les pistes
rompues s'interposent désormais entre le thérapeute
et son malade comme entre le malade et lui-même. La relation
du mal à la souffrance et à la vie n'est plus là
pour structurer la relation soignante mais plutôt pour l'obscurcir
puisqu'est tombé dans l'innommé, dans la frustration
mutuelle et l'échec ce qui relie la maladie aux difficultés
de l'existence et à la difficulté d'être; ce
qui l'articule aussi, et naturellement, à l'espoir et à
l'attente d'une guérison qui arrangerait tout comme, aussi
bien et le moment venu, au congé à prendre de la vie.
Aujourd'hui
la relation soignante évacue les images psychiques, culturelles
et sociales qui remplissent la conscience et le préconscient
du patient. Elle recourt dans la maladresse aux stéréotypes
de la morale et du savoir-vivre rendus inactuels par le discours
social de la jouissance marchande.
Elle
se propose d'en rester à une formulation du problème
dans le langage des organes, le seul que connaisse officiellement
le médecin.
Un
malentendu domine ainsi le cabinet du médecin, puisque le
patient semble devoir laisser à la porte des images et des
schèmes qui sont en fait à l'oeuvre aussi dans le
préconscient social du médecin et qui, dans la bêtises
et au-delà d'elle, définissent l'angoisse et l'attente
du sens que signifie la maladie comme situation humaine.
La
relation de soin se bricole actuellement entre plusieurs idiomes
: l'idiome choc des organes et l'idiome chic du snobisme marchand.
Entre
les deux, le malheur a perdu la plupart des mots sauf à réveiller
ceux, plus anciens, qui sont contenus dans les livres saints élaborés
par les religions et les sagesses des traditions du monde, Occident
compris. Les mots de la religion se sont affadis en Occident, édulcorés
par l'hypocrisie morale et politique. Ils ont disparu de l'usage
du plus grand nombre tandis que ceux de la sagesse tendaient à
s'affaiblir eux aussi devant ceux, de jour en jour plus plausibles,
de l'ambition, de l'espoir ou du mythe de l'existence réussie.
La
disparition des mots du malheur.
Les
mots de la douleur finissent par manquer dans le faire-face universel.
Une douleur qui appellerait aussi bien un silence, un blanc dans
la grande fête du monde.
Le
médecin, en manque des mots de la souffrance, tend à
vivre à l'aveugle celle de son semblable. Il peut finir par
tomber malade, lui aussi, d'une crise de silence et de manque de
symbolisation survenue, au terme de l'histoire triomphante de la
médecine scientifique, d'un espace social et politique qu'il
ne peut interroger qu'en tant que citoyen parce qu'il ignore, et
nous avec lui, la complexe généalogie sociale et politique
de son pouvoir dans une société qui, voici plus d'un
siècle, lui confia la gestion provisoire mais quotidienne
de la complexité sociale, c'est à dire celle de la
misère rémanente et de la souffrance qu'elle provoque,
la gestion du malheur qui s'inscrit dans le corps, des conflits
qui agressent les êtres, et avec eux leurs organes.
La
crise sociale et psychosociale de nos mondes développés
s'inscrit dans les mots et les images "bêtes" lourdement et
bruyamment présents dans une communication sociale actuellement
dominée par le modèle techno-marchand. Dans un climat
de futilité jouisseuse et de puissance brute sur les choses,
la maladie se doit de ressembler à une panne et la vie à
une performance.
Le
médecin appartient à la société qui
le produit. Penser la profonde crise culturelle qui l'institue en
rempart, en relais et en référent de la misère
sociale persistante consiste donc à interroger les ambiguïtés
fondatrices de cette société et à clarifier
le compromis sur lequel repose le pouvoir qui fut délégué
à la médecine au prix d'une confiance obligée
dans un fétiche techno-scientifique par lequel ce pouvoir
fut institué et rendu crédible. "Devant votre malheur
social et existentiel, je brandis le mirage de la science", dit
et redit la Faculté préposée à soulager
le malheur. Face à la démocratie et à l'accomplissement
difficile de la justice, le rempart de la solution technique vient
boucher l'attente et combler l'espoir.
Le
pacte d'une société avec sa science est légitime.
Celui dont nous parlons date d'une époque où cette
science était seulement en gestation, où elle n'existait
qu'en son principe.
L'étrange
histoire sociale du pouvoir médical s'inscrit dans une société
qui avait visé sa Révolution, qui en eut peur, qui
renâcla aux Restaurations puis opta pour un progrès
raisonnable, celui qui serait gouverné par les élites
de la connaissance et de l'ordre moral. Depuis 1848, le médecin
est "naturellement" devenu maire, député, conseiller
général.
Le
pouvoir social de la médecine a pris un autre genre de galon
avec le développement effectif d'une science efficace depuis
la deuxième moitié du siècle. Un autre genre
d'espoir put naître, celui qui, au lieu du souhait de mourir
bien entouré, pouvait faire espérer guérir
et vivre plus longtemps.
Le
jeune médecin cravache toujours plus et toujours plus longtemps
pour assimiler la science qui guérit. Il en oublierait le
monde social dans lequel il vit, qui n'apparaît pas dans les
lames de son microscope mais qu'il sait prendre en compte, et avec
lucidité, quand il s'agit de ses émoluments et de
l'érosion historique de son pouvoir économique.
Constitution
d'une science des corps et médicalisation des crises sociales.
Même
du point de vue de son travail de cabinet, le médecin a affaire
à un ensemble de représentations sociales. Son travail
consiste pour partie à les évacuer. Mais ce travail
ne serait pas achevé si le praticien s'en tenait à
cette réduction qu'il a à opérer pour parvenir
au "médical". La responsabilité du médecin
est d'aller droit au médical et de s'en saisir pour ne pas
le laisser échapper.
Dans
la mesure ou un tiers, sinon deux, des patients qui consultent au
quotidien dans le cabinet du généraliste n'"ont" rien
de "médical" et sont souvent envoyés au cabinet des
spécialistes et du radiologue pour en revenir sans "rien"
de patent, le médecin doit aussi comprendre de quelle crise
culturelle et sociale il est le produit : une crise qui lui fait
recevoir mille plaintes qu'il n'est pas armé pour entendre.
Pour
comprendre dans quelle tenaille sont pris la médecine et
les médecins aujourd'hui, il faut interroger un imaginaire
collectif qui, dans un double mouvement de réduction, subtilise
le confort des corps jusqu'à la futilité et au luxe
dans le moment même où il réduit brutalement
la dimension de souffrance relationnelle, psychosociale et morale
- l'ensemble du règne de la conscience, de l'autonomie existentielle
et du projet personnel - en parlant de maladie en termes de troubles
- présents ou absents - des organes.
La
misère résultante du patient semble alors l'effet
d'une souffrance symbolique, d'une souffrance en panne ou en manque
de sa symbolisation. Celle-ci reviendrait à accuser le déficit
de conscience qui préside à la constitution de la
scène médicale actuelle, d'une part, et le subterfuge
social qui institue la médecine en pare-feu de l'inertie
sociale et politique.
Les
symboles disponibles dans la société actuelle masquent
les préalables des crises de maladie en les disjoignant de
l'espace des organes où ils prennent forme. Entre les images
sociales de la réussite et le fait brut des glycémies
et des taux de lymphocytes, la lucidité socio-critique fait
défaut pour dénoncer la mythologie et le leurre d'une
santé comprise en termes de confort-qui-s'achète là
où le Bien existentiel est plutôt de l'ordre d'une
liberté qui se réalise - ou ne se réalise pas
dans une société qui peut n'avoir que faire du projet
de cette liberté.
La
réflexion doit interroger le subterfuge par lequel le médecin
a été chargé d'une trop lourde tâche
dans le moment même où son savoir se rétrécissait
à une connaissance toujours plus fine des turbulences organiques.
Actuellement, la trop lourde tâche du médecin est d'avoir
à assurer une gestion des crises existentielles, soit des
conflits relationnels à l'évident arrière-plan
psychique, économique et social, alors même que son
savoir et sa technique l'orientent vers une efficacité grandissante
pour gérer les maladies réelles toujours plus rares
dans son cabinet.
Toutes
les crises ne sont pas des maladies, encore que beaucoup d'entre
elles réussissent à en produire.
Un
important décalage chronologique a existé entre la
prise de pouvoir social de la médecine, depuis le milieu
du XIXe siècle, et le passage de son savoir au stade de l'efficacité
scientifique, depuis 1945. C'est l'ambition et l'espoir d'une médecine
scientifique, plus que son fait, qui ont fondé le tour de
passe-passe historique par lequel le médecin d'une science
à venir fut institué pour guérir les souffrance
d'un corps social qui n'avait pas encore les moyens de résoudre
sa crise de croissance.
Depuis
1945, le développement économique, agronomique et
industriel a fait entrer le plus grand nombre dans l'ère
de l'assouvissement - au moins imaginaire - de ses besoins "élémentaires"
ou "matériels". Manger à sa faim. Vivre dans la propreté.
Acheter et vivre en proie au désir d'imiter les plus riches.
Vivre, aussi, dans une société où l'on accède
au droit de vote. Vivre dans une société qui assure
l'éducation, la circulation des idées et le débat
public.
Le
défaut de réalisation d'une démocratie économique,
politique et sociale produit des conflits, des échecs, des
souffrances dues à l'immaturité partagée des
sujets sociaux, aux abus de pouvoir auxquels ils se livrent sur
leur postérité, au manque de formation qui en résulte
et se transmet de génération en génération.
Dans
les sociétés riches, l'amélioration générale
des conditions de vie et la disparition des grandes pathologies
infectieuses adresse actuellement au cabinet des généralistes
un ensemble de pathologies qui ne menacent pas la vie mais entravent
et obscurcissent son cours. Elles sont actuellement sans modèle
pathogénique repéré.
"Maladies
des articulations, ennuis gastro-intestinaux, infections saisonnières
de la gorge ou des poumons, modestes perturbations de la thymie
ou du sommeil sont assez caractéristiques de ces troubles
qui ennuient presque autant le médecin dépourvu de
thérapeutique radicale que son patient et les chercheurs
qui préfèrent s'adonner aux maladies dont on connaît
un début de piste pathogénique". (Philippe Meyer,
Leçons sur la vie, la mort et la maladie, Paris : Hachette
Littératures, 1998.)
Comme
si une science des affections du corps pouvait voler au secours
du leurre proposé par le discours réconciliateur,
extatique et unidimensionnellement euphorique de la marchandise,
la médecine est sommée d'assurer le confort physique
et moral, la santé et le bonheur quand ils sont intermittents
dans la réalité sociale.
A plus
d'un égard, c'est donc le passage de la médecine au
stade de la science qui est à interroger, et ce non pas tant
sur le plan épistémologique dont se glorifient les
Facultés, que sur le plan de la gestion sociale de ce prestige.
Le
passage de la médecine au stade de la science semble pouvoir
autoriser toujours plus l'abandon de la notion d'un pouvoir de soigner
autre qu'objectif, en termes de molécules et de bistouri,
dans le moment même où une délégation
sociale sans précédent sommait l'institution soignante
d'assumer la plus lourde et inadéquate délégation
de pouvoir qu'une société ait jamais demandée
à une médecine, celle de panser une contradiction
politique et sociale non assumée parce que non avouée
comme telle, non dite, biffée de la conscience collective
et individuelle.
Le
passage de la médecine au stade scientifique a assuré
le médecin dans les moyens et la représentation de
son pouvoir de guérir. Cette assurance en partie imaginaire
a été utilisé socialement pour adresser au
praticien toutes le douleurs sociales que le médecin, pris
par son organicisme, cesse désormais d'identifier consciemment
comme telles.
Le
fétiche de la science assoit le pouvoir du médecin.
Il l'assure d'une autorité et d'un prestige justifiés
auprès du patient tout en semblant l'autoriser à l'indifférence
et au cloisonnement mental et éthique "en tant que spécialiste
qui n'a affaire qu'aux examens techniques" multipliés "par
acquit de conscience" même si on les sait souvent inutiles.
Sur
la scène médicale, invisibles et souvent non-dites,
d'obscures souffrances planent pour alourdir ce théâtre
de la toute-puissance de la méthode et de l'asepsie. Tomographies,
scalpels, linges immaculés, bureaucratie de la santé.
L'industrie du spécialiste est mal placée pour traiter
les souffrances d'origine psycho-sociale qui sont adressées
à son cabinet, outre celles qui accompagnent généralement
les tumeurs et autres accidents vasculaires qui viennent avec l'âge.
On
soulagerait sans doute la médecine en la déchargeant,
autant qu'il soit possible, de cette mission d'ordre psycho-social
qu'elle est de jour en jour plus mal faite pour accomplir du fait
de la spécialisation techno-scientifique des métiers
médicaux, sauf à se satisfaire du leurre, de jour
en jour plus coûteux, d'une assurance sociale qui veille utilement
à la bonne santé générale, couvre les
frais solidaires des affections lourdes, mais n'a pas à assumer
la dépense engendrée par la médicalisation
des malaise et conflits engendrés par l'inertie sociale et
par l'injustice rémanente de nos systèmes économiques
et politiques.
Au
sortir du deuxième conflit mondial, la Reconstruction édifia
le système de l'assurance sociale afin de distribuer largement
les bénéfices vitaux et existentiels de l'institution
médicale. Un seuil de rationalisation était atteint.
La classe laborieuse en voie d'extinction accédait au bien-être.
Les sociétés occidentales semblaient en avoir fini
avec la misère, avec le dénuement, avec la détresse
matérielle.
Cinquante
ans plus tard, un autre seuil semble avoir été atteint
puisque nos sociétés ne peuvent plus supporter le
coût de l'alignement et de la confusion désormais intenable
entre bien-être social et santé.
La
santé est sans doute un des premiers "biens", entendus au
sens de "réalités excellentes". L'accomplissement
d'une existence peut se réaliser en dépit d'une mauvaise
santé, malgré ou à côté d'elle.
Néanmoins, la santé est généralement
considérée comme un des aspects essentiels de la jouissance
d'être, comme la trame ou la toile de fond à partir
de laquelle on peut construire sa vie.
Confondant
différents ordres de biens, l'OMS a défini la santé
comme le "complet bien-être physique, mental et social" lors
de sa fondation en 1948. Dans une étrange mise à niveau
des caractéristiques optimales d'un état du corps
vivant avec les dimensions à la fois subjectives et collectives
de l'existence humaine ("bien-être mental et social"), l'idée
de "santé", devenue métaphorique, semble devoir relever
d'une "médecine" possible alors qu'en l'état actuel
de la théorisation, aucune société ne dispose
de modèle social ni politique pour proposer à ses
membres la voie sûre de l'accomplissement d'une liberté
à laquelle ils semblent aspirer par essence et par droit.
La
mentalisation dont est capable le cerveau humain n'a pas permis
jusqu'ici de proposer aux différentes sociétés
un prototype de "way of life" à l'excellence incontestée.
Dans le projet initial, généreux, bien intentionné
mais lui aussi agglutinant de l'OMS, l'idée d'un "complet
bien-être" disonne à cause du réductionisme
évident qu'il y a à aligner, dans l'avoir espéré
de ce "complet bien-être", des réalités comme
l'euphorie qui résulte naturellement, mais pas continûment,
du "silence des organes", et des satisfaction d'un autre genre,
celle qu'il y a à jouir des libertés fondamentales,
à vivre dans l'épanouissement de son être et
de son projet existentiel ou spirituel.
On
pouvait sans doute espérer, en 1945, pouvoir réduire
le "bien-être social" à un ensemble de règles
d'hygiène collective. En 1998, l'utopie de la santé
ressemble plutôt à un leurre techno-marchand et pan-techniciste
que diffuse, à l'usage des plus riches, une culture individualiste
dont le plein usage semble en fait réservé à
une oligarchie ploutocratique absolument minoritaire sur la planète.
Suite
et fin du texte
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