Technoscience et thérapie
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Technoscience et thérapie :

la médecine et l'imaginaire social. Odile Marcel

 

Avertissement : Ce texte écrit pour le Colloque "L'utopie de la santé" ( Cerisy la Salle, Juin 1998 ) a été courtoisement fourni à ce Site par son auteur.Notre objectif est qu'il soit lu , puis critiqué par le plus grand nombre possible de personnes. TEXTE A IMPRIMER 28 pages de format A4.

Philosophe et écrivain, spécialiste d'histoire culturelle, Odile Marcel est professeur à la Faculté de Philosophie de l'Université Lyon III. Elle a publié : Une éducation française, Paris : PUF, 1984, Composer le paysage (recueil collectif), Seyssel : Ed Champ Vallon, 1989, La maladie européenne, Thomas Mann et le XXe siècle, PUF 1993. Elle prépare actuellement une Histoire naturelle et morale de la maladie, à paraître aux PUF.-------------NDLR

 


La santé : un bien comme les autres ?

L'idée que la santé compte au nombre de ces multiples biens dont on dispose de droit dans la société d'abondance résulte d'une intuition relativement juste. Elle illustre en même temps les procédés d'assimilation fautifs qui gouvernent, aux limites de la duperie, les malentendus entretenus par la pensée marchande. Le discours à large spectre de la communication psychosociale propose l'acquisition des biens de type matériel comme une voie de jouissance obligée dont l'usage répété est censé ouvrir une option tranquille et instantanée sur le Bonheur soi-même. Deux genres de biens essentiellement distincts sont ici confondus par une pensée monovalente qui projette sur l'univers social tout entier le schème agglutinant sous lequel elle masque la mécanique élémentaire de l'échange commercial.

Le "bien" corporel qu'est la santé (le bon état physiologique du corps et le "bien-être" subjectivement ressenti qui en résulte en principe) est recruté par ce modèle unique. Décrite comme un atout qui pourrait, comme les choses, relever de procédures assurées et dénombrables pour leur acquisition, la santé semble appartenir désormais à un univers obligé où le style corporel, comme les objets, se met à signifier un look à la fois prestigieux et conforme, soit l'expression du savoir-bien-vivre à l'ère des grandes surfaces.

Mesuré en termes d'espérance de vie à la naissance du fait de la disparition des pathologies infectieuses majeures et de l'amélioration de ses conditions d'existence quotidienne, le maintien du corps en bon état est un des gains les plus marquants et les plus patents du développement social observé dans les derniers siècles de l'histoire humaine. Le sentiment de bien-être qui résulte naturellement et le plus souvent du bon état du corps est un acquis de ce développement.

La représentation que répand l'imagerie journalistique et son prêt-à-penser réconcilié et confusionniste rattache ce "bien" qu'est la santé aux deux genres de jouissances sournoisement assimilés et confondus sur la scène de séduction permanente qui se joue dans l'espace marchand. L'échange marchand concerne les biens matériels que l'on peut acquérir et posséder au terme de manoeuvres dénombrables (gagner de l'argent grâce à son travail, savoir où trouver la marchandise, pouvoir se rendre là où elle est en vente etc). Parce qu'il a accédé à la régularité des actes qui produisent et échangent en vue de donner satisfaction aux besoins, Homo oeconomicus affecte de croire que la rationalité marchande doit pouvoir servir de grille pour tous les genres de biens, en particulier celui que peut viser un sujet libre quand il s'efforce d'accéder aux dimensions d'accomplissement de l'existence humaine par un ensemble de gestes et de pensées qui le transforment.

Dans les sociétés riches, il n'est pas de jour ni de minute où le Média tout puissant n'offre une sorte de clef de l'existence sous la forme des petits moyens - comportements, régimes, signes d'appartenance - qui proposent, contre le prix de vente d'un magazine ou un instant d'attention radio ou télé, le mode assuré de l'euphorie au moins le temps de l'oubli pendant la lecture, le temps du suspens ravi face à l'affiche de pub, de l'engloutissement hypnotique les sept secondes d'un clip.

Comme si la santé, mais aussi l'extase permanente de l'épanouissement, le sourire éclatant d'un "ça marche" perpétuel, étaient accessibles moyennant un ensemble de gestes adéquats, effectués en permanence par la vigilance du contrôle de soi dans l'actualité de l'information disponible, "la forme" s'affiche comme un résultat instantané, visage de "la réussite" si ce n'est du "bonheur" au bout du pré. L'épargnant accumule ses sous dans son compte bancaire. La somme des petits moyens devrait ouvrir un espace de sécurité, celui du bien-vivre fait, entre autres, de la jouissance du bien-être corporel et donc de la bonne santé.

Ce qu'on appelle traditionnellement le Bien, le Souverain Bien, la Félicité ou la Perfection de Vertu ne relève évidemment ni de la méthode ni de techniques, conçues comme l'efficacité de moyens explicitement recensés, mis au service de buts par un relai d'étapes efficaces. S'il existe des voies pour parvenir à l'existence parfaite, celles-ci ne se mesurent, ne se transmettent ni ne s'échangent comme des informations ni comme des choses.

L'Occident a formalisé les moments constitutifs d'un grand nombre d'actions qui transforment. Il exporte des techniques. Qu'il s'agisse des individus, des économies ou des sociétés, il ne semble pas que ce qu'on dénomme le développement puisse se réduire à un ensemble de savoir-faire actuellement dénombrables et, comme tels, simplement reproductibles.

L'emprise des modes élémentaires de la pensée technique laisse supposer que toute situation, toute énigme, toute donnée peut s'analyser de façon simple. Un réductionnisme d'école primaire fait espérer que les attentes humaines étant simples, une réponse simple doit pouvoir les remplir assurément.

Réduisant le sujet à un faisceau de besoins ou de simples attentes, on ne comprend pas pourquoi le bonheur - ou plutôt la satisfaction du client - ne s'annonce pas à la clef de la ration calorique recommandée ou du dernier colifichet surgi dans la "tendance" du jour.

L'étonnante décérébration proposée par les média annonce sans cesse la permanente "nouvelle" toujours la même, la constante et instantanée "info" qui change tout et ne change rien. L'"info" est faite de l'incessant suspens de l'attention, qui se remplit et se vide aussi vite. Désarticulée en atomes de temps, l'existence semble se réduire à des poussières de solutions, à une immensité de petites solutions à de petits problèmes.

La frustration et l'aigreur résultent nécessairement de la retombée d'une euphorie aussi factice. En ce qui concerne la santé, l'idée qu'une "santé parfaite" fasse partie du lot de la vie citoyenne, qu'elle soit une sorte d'attribut annexe et assuré du niveau de vie appartient elle aussi à l'imaginaire de la classe moyenne, à ses clichés et repères autojustificatifs. Comme on paye des impôts et une assurance sociale, on se lave les mains et on a une bonne santé - ou plutôt une absence de "problèmes de santé", puisque la santé, comme le reste, semble devoir être considérée comme une affaire technique.

La confusion, presque le jeu de mots qui assimile la santé à une chose ou à un ensemble de règles par lesquelles on se procure une chose semble une extension de la pensée instrumentale, la pensée du "il n'y a qu'à". Elle égalise le maître devant l'élève et permet l'échange accéléré des compétences.

Une mentalité de petit épargnant semble garantir de petits profits aux petites disciplines, même celles du corps. La vie s'enseigne comme une méthode perpétuelle accumulant les procédés, les savoir-faire, les rites.

Une société qui consomme des règles d'action échangeables a cessé de s'exercer comme pouvoir sur les êtres. Ce n'est plus une société autoritaire, essentiellement dépendante de la sujétion infligée au semblable.

Mais le corps n'est pas une chose qui s'entretient. Pas plus les disciplines qui font le corps sain ne se déduisent-elles simplement et automatiquement d'un ordre de la vie fondé sur la rationalité de connaissances avérées. L'hygiène a fait progresser l'espérance de vie. L'hygiènisme est une conception réductrice de la justice et de l'organisation sociales.

Les sociétés développées affichent leur rationalisation de l'existence par le travail, leur homogénéisation sociale par la rémunération.

Comme si la production des biens de consommation par l'économie marchande pouvait incarner à elle seule l'acquis essentiel de la social-démocratie et son unique visage, un modèle dominant de représentation se propose, défini par les modalités qui gouvernent l'acquisition des choses entendues désormais comme "choses de la vie". Le lien social semble évanoui, et avec lui la question de la disparité économique rémanente entre catégories socio-professionnelles, celle de leur inégale participation au prestige et au pouvoir.

Laminée par le discours marchand, la multidimensionnalité du social est engloutie dans le vertige de la pub que gobent toujours plus directement des êtres désocialisés par l'absence parentale ou par son absorption par l'image des pubs. L'affect familial, dans sa bulle, s'exprime essentiellement par la consommation consentie des objets.

Désormais, l'organisation de l'existence semble se faire autour de l'achat comme centre de gravité, comme ancrage et comme but vital. Savoir faire ses courses. Savoir comment acheter.

L'urgence d'acheter sert de système d'interprétation et propose des styles de fonctionnement pour des actions très multiples auxquelles elle donne le même "look" de débrouille et de finesse maligne. Comme si tous les biens pouvaient se penser sur le modèle du bien de consommation - c'est à dire sur une valeur très modique de ce bien, si modique qu'on peut accumuler tout le jour les petites consommations qui soulagent - on dirait qu'on pense désormais la vie - "votre mariage, votre couple, votre sexualité, votre job" - comme une entreprise qui réussit, du type de ces petits dispositifs aussi faciles à monter que "dresser une table déco" en quatre minutes."Visualiser le problème", faire apparaître la solution : centrant le débat sur l'espace quotidien, autrement dit les problèmes du ménage, évitant d'aborder d'autres registres ou échelles de complexité du réel, le journal féminin propose une méditation en forme de boucle dont la maxime est "un seul geste et tout étincelle" tandis que la publicité, de façon beaucoup plus ambitieuse, donne comme conseil de vie d'endosser, avec l'objet à consommer, le look qui sauve, l'allure qui convient, le style ou la classe qui posent.

L'attention du citoyen des villes est constamment sollicitée d'injonctions répétitives, de consignes se présentant comme autant de recettes de bonheur. Comme si le mode de représentation obligatoire et uniquement nécessaire était celui qui convient "quand on fait son marché", l'homme des villes perd l'usage de schèmes de pensée mis à l'écart, de mots tombés dans l'oubli, dans le discrédit de ce qui n'est pas "tendance". Les mots sont presque tous devenus lourds et encombrants quand on préfère ceux qui conviennent à la lessive, au parfum, au rouge à lèvres. Narcissique et écervelé, le consommateur acclame son image d'éternel adolescent gracile, ou bien sombre dans la déprime. Il n'y a pas de mots sociaux pour l'entre-deux de ces jouissances, pour le retour des courses s'il n'est pas accompagné d'euphorie. La paresse ou, plus grave, la convenance empêchent que l'on parle du reste.

La publicité et les médias cultivent une sorte de pensée magique qui a englouti les schèmes de la représentation et de l'action dans un monde à l'universelle mimique "glossy" (le look de la lèvre pulpeuse, brillantinée au "gloss", qui résume la beauté même et donc l'essence du bien-vivre à l'occidentale).

Dans le bien-vivre à l'occidentale, l'universel référentiel du "mode de vie" semble avoir englouti la société, l'économie et la politique au profit des moeurs comprises comme jouissance de la vie quotidienne les jours de supermarché. Comme si la vie s'était réfugiée le samedi matin, le jour de la liberté, c'est à dire celui où l'on consomme de l'alimentation et des produits d'entretien.

La souffrance a disparu, la finitude et le conflit.

L'évidente platitude du modèle dominant autorise, par compensation, le recours naïf à la philosophie de bazar et à toutes les formes de recyclage de la tradition pour mieux comprendre ce qu'on n'a pas réussi à comprendre. Thérapies, gymnastiques diverses, thés parfumés de l'Himalaya : le tiers mondisme ordinaire fait, lui aussi, son marché à l'étal de la grande offre où tout s'acquiert et où tout se consomme au melting pot universel de la débrouille et du petit moyen.

Un tel ensemble de travers en Occident marque une limite évidente de son phénomène sur le plan psychosocial. Plus fondamentalement, cette amputation des ressources symboliques de la communication sociale affecte l'ensemble de la représentation disponible et l'imaginaire dans la formation, à l'école comme sur la place publique. Comme s'il n'y avait plus de discours autorisé que celui qui valide la marchandise. Comme si la société avait réussi à se pacifier, à se sentir réciproque par le mode de vie et que la forme démocratique du présent s'éprouvait surtout dans la liberté individuelle exprimée par rapport aux choses dans le geste de l'achat. Dans les usages qui sont devenus communs de Hong-Kong à Philadelphie en passant par certaines rues de Moscou, où le rapport aux besoins a pris la forme universelle des grandes marques : Levi's, Benetton, Mac Do et Pepsi Cola.

La peur de la réalité est à l'affût derrière un langage si pauvre. La peur d'avoir à dire les souffrances qui survivent et pourquoi elles. La peur d'avoir à se servir des anciens mots : le sens, le temps, la part des autres. Le cabinet du médecin est un des lieux où vient déborder la souffrance, en particulier celle qui est liée à une demande de sens. Dans une société qui se défie du pouvoir de penser, la crise morbide a perdu sa mise en forme. La crise morbide n'est plus dicible autrement qu'en termes de "à petit problème, petite solution".

La critique d'une utopie de la santé met en cause les subterfuges de la pensée marchande. La façon dont elle lamine la gestion des crises morbides peut servir de révélateur pour mettre à jour, afin de les démystifier, un aveuglement et un mensonge dont le champ d'exercice s'étend à la globalité d'un système de société.

Le mythe corporel: mirages et voies de l'égalisation démocratique.

L'utopie de la santé parfaite est prise dans un horizon d'espoirs réifiés et de fantasmagories compensatrices. Dans les magazines, sur les photos de pub, dans les clips s'étale universellement l'image d'une vie qui aurait à être vécue non seulement dans la sécurité sanitaire, mais dans l'intuition luxueuse d'une euphorie exultante, passionnée, éternellement séduisante, accumulant le sentiment de bien-être, la beauté éternelle des moments de bonne mine, soit les instants où se contempler soi-même dans les bras d'un autre : la vie comme après une bonne douche, comme l'été, quand on revient de la plage dans une illumination de soleil.

Comme si le pouvoir symbolique et les ressources d'invention de l'imaginaire s'étaient réfugiés dans la pub, l'unique discours disponible, l'unique genre de visualisation qui l'accompagne - des journaux des mutuelles de Sécurité Sociale aux dépliants pour maison de retraite, des plans d'épargne aux publicités pour les médicaments antidépresseurs et anti-inflammatoires - a donné naissance à une figure d'adulte triomphant, aux étincelantes dents artificielles, environné de ses deux enfants standards et de son épouse bien conservée : module et modèle qui, d'un bout à l'autre du monde dit développé, fait vendre les pavillons (appelés "maisons particulières"), le dernier modèle de voiture, l'"équipement électro-ménager" et, plus récemment, l'"électronique domestique". Une telle esthétique a gagné certains hôpitaux mais pas encore le commerce des sépultures, au moins dans le vieux continent.

A cet idéal de beauté, de santé et de tonus perpétuels, certains ont commencé de cotiser et d'oeuvrer à coup de liftings faciaux et fessiers, de régimes bio et hypocaloriques, voire d'amputations préventives puisque "on va l'enlever" se dit du grain de beauté comme de l'utérus voire du sein et aussi, par extension, de toute partie défaillante de l'organisme même masculin. Mythe de la femme américaine, de la vedette de télévision, de la chanteuse éternellement clean et photogénique en quadrichromie sur la page de garde des journaux populaires. La réussite s'étale dans le corps en bon état, standardisé par son adaptation à l'objectif du tout puissant Media. Visualisation, cliché, instantané, regard : entièrement pris dans le schème "clic clac merci Kodak", ce qui reste de dénommées princesses réussissent à adopter le standard des cover girls par le module corporel, la régularité géométrique des traits, par le look et surtout l'allure (l'allure en marchant, puisque le défilé de mode est le moment de révélation du top model). Marcher, aller de l'avant avec l'allure d'un top. Des années durant, une société se sera vue elle-même en voyant défiler ses tops. Elle aura proposé les tops comme idéal, comme schème, comme but à la vie. Un défilé auquel personne n'assiste, sauf quelques princesses, quelques stars ET DES CENTAINES DE JOURNALISTES. Leurs images FERONT LE TOUR DU MONDE. Un monde unifié par son RÉSEAU DE SATELLITES et par ses petites filles qui jouent au défilé de mode d'un bout à l'autre de la terre "quand il n'y a rien à la télévision".

La richesse, la réussite, la normalité triomphante conduisent unanimes à l'idée de se faire refaire la face. Tout le monde a une face et des fesses, même la femme difforme, obèse dans son HLM, qui vit et rêve du "corps de rêve, merveilleusement musclé par la natation" de cette duchesse qui a su mourir dans un tunnel routier comme le font, plus banalement, les citoyens du monde libre au fil de leur quotidien épanoui.

Son corps défoncé n'a pas été visible dans le Media qui l'a célébrée morte : jusqu'au bout lady Diana aura gardé sa face d'ange, son brushing et ses mèches platinées. En bonne aristocrate, elle n'aura pas perdu la face. Fin du roman. Même Milady ne put empêcher la fin des Trois Mousquetaires. Il faut que les romans finissent, mais l'image s'accommode mal de la vieillesse ou du déclin. Elle impose le renouveau permanent de la vedette du jour, comme au menu des restaurants. L'agonie photogénique reste un exception remarquable. Elle marque comme un contre-exemple le destin historico-charnel des Duce et autres Caudillos, dans la grande tradition monarchique du "le Roi ne meurt pas" qui les fait s'exposer dès avant, pendant et après leur trépas. Tel Président réussit ainsi sa mort en direct par presse interposée. Déjà, ses fréquentations pharaoniques avaient marqué son type esthétique du côté des momies. Il en résulta en France un renouveau du goût pour l'Egypte.

Comme si le bon état du corps, éternisé au travers du temps, perpétué en tant qu'image nécessaire même dans la vieillesse et dans la maladie, était une des façon dont continue à pouvoir se dire une différence sociale "qui ne fait pas de différence", celle de la mort, celle du physique, celle du corps. Aujourd'hui l'écart du riche au pauvre, de l'éduqué à l'inculte et au mal informé peut s'annuler en présence du beau corps grâce auquel chaque fille, dans sa province, peut continuer à espérer devenir top pour épouser un vieux banquier.

Bien que l'écart des espérance de vie se modèle et se creuse à l'exacte réplique de la hiérarchie persistante des statuts socio-professionnels et des revenus, le bon état du corps devenu presque universel dans les villes, l'existence du beau corps partout partagée semble devoir annuler magiquement toutes les différences : entre le "battant" et celui qui n'a pas d'ambition ni d'espoir, entre celui qui commande, qui règne, qui jouit et celui qui stagne, qui erre, qui vit dans l'obscurité.

Santé éternelle, jeunesse éternelle, devoir de bonne santé chez celui qui réussit, qui doit réussir et faire croire qu'il suffirait d'un beau look pour être accepté comme reproducteur au royaume des riches et des éternels nantis. La beauté reste l'idéal de visibilité parfaite dans la classe régnante et ailleurs, partout où l'on "assure" en toutes circonstances. Qui a le fric doit aussi avoir le look au royaume de la frime où tout se voit. La beauté du corps surgit comme une valeur d'apparence démocratique puisque tout le monde peut l'avoir dans le moment même où ceux qui l'ont plus que les autres accèdent plus particulièrement à un genre de perfection éminemment reconnue par tous, réplique inversée de leur pouvoir qui doit, quant à lui, rester discret.

Le piège d'une société à demi-démocratisée referme son cercle d'images et d'impasses représentatives, écho des impuissances actuelles du monde social à se dire et se voir, soit à vouloir se transformer et à en inventer les moyens tant représentatifs que pratiques.

Balzac décrivait, en 1840, les illusions perdues de celui qui n'est pas "né" dans l'aristocratie et voudrait Y PARVENIR. Flaubert a dit, une décennie plus tard, la souffrance un peu bête de la bourgeoise frustrée d'Yvetôt, en manque d'une existence plus brillante, plus romanesque et plus adulée : "Madame Bovary c'est moi". Zola dressa ensuite le catalogue de la misère et du luxe contradictoirement distribués dans la société de 1880.

Aujourd'hui nos crises morbides disent, dans la projection corporelle la plus réelle et la plus brute, ce que ne symbolise plus aucune littérature puisque celle des "Calcutta désert" - nous voulons dire Marguerite Duras, mais aussi Modiano et beaucoup de leurs émules au Je timide - esthétise sa brisure interne, l'offre et la dit comme béance, comme manque, comme déréliction, comme insuffisance ou comme petitesse intime et désolée.

La schizoïdie en mal de réparation cherche des solutions radicales dans le dépaysement. Elle s'adresse directement aux sagesses traditionnelles des antipodes orientalisants ou chamanistiques parce que, de fait, y sont énoncées des réalités de bon sens où est hiérarchisée une complexité emboîtée d'espaces de sens. Comme si le sens de l'inaccessible qui est dit dans le langage des réalités "spirituelles" permettait davantage d'appréhender et de construire les crises dans le symbole. Empruntant aux sociétés hiérarchisées leur capacité de représenter de façon non nivelante, non simplifiante, nous tentons d'éluder la sottise qui reste, actuellement, le petit cadeau de l'ambition démocratique encore larvée, encore perdue dans la peur qui nous fait dire à tout bout de champ "tout est simple" alors que rien ne l'est encore ni pour longtemps.

Le corps et ses états se trouvent actuellement pris dans un théâtre social aux images éblouissantes mais sommaires. Dans le cabinet des médecins, des piles de magazines suppléent aux silences des praticiens : ce n'est pas eux qui façonnent les images dont se gorgent les patients. Dont ils se gorgent pour oublier. Pour savoir aussi comment vivre à partir de maintenant, ce que le médecin ne leur dira pas, bien qu'il ait en principe le savoir des maladies et de l'être-malade.

Sur ce terrain, la médecine a plié bagage. Elle a abandonné au social et aux images sociales une représentation du corps qui disparaît de son champ de savoir puisque, quant à elle, elle a dilacéré et englouti depuis longtemps toute référence à une forme du corps et toute intégration de l'idée du corps vécu dans les abîmes - insondables pour le sujet - de la rationalité anatomique affinée jusqu'au niveau moléculaire qui lui sert, chaque jour davantage, de justification.

Une longue et complexe histoire a fait accéder la médecine occidentale à une représentation objectivée du corps. Une autre histoire la conduit aujourd'hui à abandonner sa responsabilité sociale et humaine, engloutie elle aussi dans la représentation technique d'un pouvoir de soigner auquel elle a renoncé sur le plan humain, soit dans cet échange de paroles qui définit la communication psychosociale traditionnellement dénommée le champ clinique.

Dans le partage des tâches, des domaines d'intervention et des pouvoirs sociaux qui définit l'espace de sens dans lequel vivent les citoyens des sociétés développées, l'image du corps appartient aujourd'hui à l'imaginaire social plus qu'à l'existence au sens philosophique du terme. Dans le même temps, le corps lui-même est tombé dans l'objectivation d'un savoir constitué autour de la prise de distance scientifique - ouverture des cadavres, représentation anatomique des organes, vision chosiste de la dynamique corporelle.

Prise dans l'urgence et la banalité de la sécurité sanitaire au quotidien, la relation clinique semble souvent évacuer le destin, la souffrance et le sens pour limiter ses interactions à un échange standard essentiellement stabilisé par le choix judicieux des molécules adéquates.

En renvoyant le reste à la magie, le médecin oublie son insertion sociale. Il oublie l'histoire sociale de son savoir. Il oublie son pouvoir sur les êtres, sur leur esprit et sur leur âme (soit le cerveau organisé). La longue histoire de la société occidentale et de ses dispositifs théoriques construit actuellement la scène thérapeutique par un double travail d'abstraction. Une première abstraction dissocie la souffrance des corps de celle qui a été amenée à se dire par une crise corporelle - tensions de l'existence, conflits, rêves, amputations, impuissance -. On tend à oublier les crises existentielles quand on rétrécit le champ du regard à leur inscription corporelle. En choisissant de parler seulement d'organes, on se prive des prises qu'on aurait en élargissant le mode de problèmatisation de la crise morbide.

Un deuxième travail d'abstraction préside à la constitution de la scène thérapeutique telle que nous la connaissons : celui qui fait, d'autre part, que le triomphe du médecin dans la science permette cet autre subterfuge social qui consiste à se servir de cette science comme d'un alibi et d'un fétiche pour faire jouer à la médecine un tout autre rôle que celui auquel semblait conduire son objectivation matérialiste et corporelle. La médecine scientifique a pour vocation de soigner des organes. L'histoire sociale de la discipline montre l'usage proprement politique qu'a été amené à jouer l'institution médicale depuis un siècle et demie en pansant les douleurs de la misère et en se substituant, en grande partie, au traitement proprement social et économique de cette misère.

La crise de la discipline médicale est une crise interne, elle est faite des malentendus et des maladresses qui président à la définition actuelle du pouvoir de soigner. Dans une grand mesure, cette crise provient des définitions qui ont présidé à l'institution actuelle du champ médical. C'est en réfléchissant à la logique interne de ce champ et, en même temps, à celle qui règne autour de ce champ qu'une clarification critique peut intervenir. Réfléchir au pouvoir de soigner et aux conditions de la guérison suppose de sortir de la définition actuelle de la pratique et de l'efficacité médicales pour les mettre en perspective dans l'existence individuelle du patient (soit aussi son existence sociale) comme dans le long temps de l'institution historique d'une médecine scientifique en Occident.

La scène médicale.

L'organisation de la connaissance médicale est centrée sur une logique des organes. Elle est objective, matérielle, vérifiable, contrôlable voire quantifiable. La relation de soin s'enracine, quant à elle, dans la communication sociale. Elle naît dans le champ des paroles échangées, et aussi dans le blanc du parlé, dans les intuitions, nées du non-dit, qui surgissent dans la conscience du médecin dès les premiers instants de la communication, dans le vif d'un diagnostic en cours de constitution.

L'espace de la parole et celui du corps anatomique constituent deux espaces de sens différents, traditionnellement articulés par le savoir médical aux différents stades de son développement dans l'histoire des sociétés. Traditionnellement, le médecin sait convertir les différents niveaux de sens de la plainte, il sait distinguer ce qui relève de l'angoisse momentanée, du conflit psychosocial antécédent et du symptôme corporel proprement dit. En principe, le praticien sait répondre aux différents niveaux de la crise, et en particulier à la façon dont elle a pris forme dans le corps.

Les thérapeutes traditionnels excellent, de toute évidence, à hiérarchiser les niveaux d'une crise et à savoir intervenir en ses différents moments. Prenant en compte les antécédents de la somatisation d'une turbulence de l'existence individuelle - conflits familiaux ou intergénérationnels, difficultés professionnelles, échecs, difficultés de transmission des modèles sociaux dans les sociétés traditionnelles comme, de façon plus conflictuelle, dans celles qui subissent une mutation rapide -, ils ont prise sur une globalité de niveaux d'intervention, à commencer par la dynamique du groupe restreint ou élargi qu'ils convoquent et utilisent de façon théâtrale.

Ce qu'on a appelé en Europe le "médecin de famille" a dû correspondre à un âge d'or de l'insertion sociale du médecin, un âge pendant lequel il semble que le dévouement - soit une forme de sollicitude et de présence fidèle et responsable, intelligente et aidante - suppléait, à la satisfaction générale, à l'inefficacité relative de la plupart des thérapeutiques alors disponibles. Le médecin accompagnait le malade dans sa crise de maladie, il l'acheminait à sa résolution. Manquer de thérapeutiques efficaces lui permettait d'aborder les maladies par une référence passive à la puissance de la nature (natura curat). La médecine était conçue comme une relation d'aide, plutôt que de puissance. Elle était centrée sur un ailleurs de la crise, sur le réseau de sens qui permettait de la lire (météorologie, saisons, péchés, abus, difficultés de l'âge, misères évitables et non évitables). Le médecin était le témoin et le partenaire des processus de vie. De là naissait la confiance, plus encore que de l'espoir encore rare dans une société de résignation.

Quand il médite sur l'histoire de son corps professionnel, le médecin ne peut que se réjouir de l'idée qu'il existe un pouvoir thérapeutique essentiel à sa figure sociale, même s'il se trouve actuellement incapable de le mobiliser de façon méthodique.

Actuellement, les deux espaces de sens de la parole sociale et du savoir technique sont essentiellement disjoints. Le savoir médical s'est construit sur une épuration d'ordre épistémologique. Il s'est agi de bâtir une science des organes. En Occident. l'espace de la parole émise par le patient est rapidement converti, il est transcrit dans l'ordre de la connaissance objective des maladies auxquelles il semble essentiellement faire référence. On se plaint de la vie et du ventre, on parlera du ventre.

Il s'agit d'un travail de tri radical. Ce qui ressortit au médical est sélectionné, le reste tombe dans le silence parce qu'il s'agit de réalités extraorganiques, un domaine dans lequel le médecin ne dispose pas de références professionnelles. Les difficultés de la vie, le sens en panne, l'incertitude, le mal-être constituent un ordre de réalités impalpables, ingouvernables, que le médecin aborde de façon préprofessionelle, soit dans le malaise et souvent la maladresse.

Une connivence règne dans le cabinet médical. Un choix commun qui consiste à ne pas perdre de temps. De part et d'autre, on tend à évacuer les paroles parasites et à parler du symptôme. On consulte quand on en a un à proposer. Un même aveuglement, une même myopie se partagent des deux côtés du bureau du soignant. Celui-ci incarne en principe l'autorité à laquelle s'en remettre pour attendre du soin. Soit de l'attention, de l'écoute, et de la parole pour symboliser et remédier.

Consulter, c'est s'en remettre, en cas de crise, à cet espace de parole partagée qui convoque l'autre dans ma propre vie afin d'exposer ce qui ne va pas. De l'existence vécue au souffrir corporel, une trame complexe s'est tissée pour acheminer le sujet à l'échec organique, soit au silence maintenant bruyant d'une souffrance devenue corporelle.

Entre l'espace de la vie et celui de la maladie, un fossé sans mots s'est creusé. Il redouble celui qui a englouti la difficulté d'être du sujet et l'a bruyamment inscrite dans une crise organique sans mots. Maintenant règnent partout le silence et le dédoublement qui ont fait qu'on est allé consulter à cause précisément de ce malaise que l'on a désormais dans le corps, pour cette défection de la présence silencieuse et jouissive du corps autrefois obéissant et disponible.

Ce silence et ce dédoublement qu'on appelle maladie font l'objet de la demande de soin. Dans les sociétés traditionnelles, la thérapie est le travail qui soigne le corps par les potions et les onguents, et aussi en tentant de réajuster la crise survenue dans le corps aux circonstances d'un déséquilibre tombé dans un individu mais essentiellement défini dans et par l'espace du groupe. L'implication du groupe dans les troubles du sujet amène naturellement la thérapie à s'ajuster aux dimensions de ce groupe par les paroles et les gestes d'un rite essentiellement partagé.

On voit quel travail de biffage psychosocial et relationnel aboutit chez nous à une définition purement corporelle de la maladie. En oubliant l'histoire du cas dans son réel, on invente une histoire pure des tissus et de leurs lésions, des toxiques et des gênes. Le mythe de la maladie comme histoire de la matière s'inscrit en tiers dans l'échange clinique. Désormais, la relation soignante ne prend plus le corps que pour ce qu'il vaut en termes de poids organique spécifique, tandis que le poids psychosocial et existentiel alourdit le non-dit, les obscurités et les limites d'une relation de soin et y engendre une souffrance elle aussi non-dite du soignant comme du soigné.

On apportait ce corps qui vient dire quelque chose que l'on ne sait plus apercevoir comme tel dans son espace de vie, que l'on aurait trop de mal à avouer et aussi à résoudre.

Maintenant il s'agit d'une maladie, d'un malaise devenu corporel. Chaque malade a d'abord comme maladie d'avoir avec lui, ailleurs qu'avant, ce corps qui parle désormais à sa place, et d'une façon déformée. Ce corps a craqué. Qu'a-t-il ?

Avec le médecin, on pourrait parler de ce drame que constitue le fait de devenir malade, et lui chercher un pourquoi. Avec l'homme de l'art dans sa figure actuelle, on tend plutôt à raconter le spasme, l'algie et les différentes formes de ratures du corps en passant à la trappe les raisons qui l'ont mis en crise.

On fait un pacte d'oubli avec le médecin. Un pacte qui rassure, puisqu'il réduit la difficulté et promet sa résolution. Par une sorte de connivence intellectuelle et culturelle, ce qu'on appelle communément la maladie en vient à se réduire à son mode d'objectivation somatique, au moment de sa mise en espace dans l'organisation corporelle.

L'espace de la vie, ses mots, ses symboles et ses mythes semblent devoir être laissés sur le seuil du cabinet, comme si on devait les dépouiller en même temps que ces vêtements que l'on ôte pour aller droit aux faits c'est à dire aux organes. L'espace de sens de la vie doit être occulté. Il fatigue le thérapeute et lasse sa bonne volonté.

Aussi mal suturées par le soignant que par son patient, les pistes rompues s'interposent désormais entre le thérapeute et son malade comme entre le malade et lui-même. La relation du mal à la souffrance et à la vie n'est plus là pour structurer la relation soignante mais plutôt pour l'obscurcir puisqu'est tombé dans l'innommé, dans la frustration mutuelle et l'échec ce qui relie la maladie aux difficultés de l'existence et à la difficulté d'être; ce qui l'articule aussi, et naturellement, à l'espoir et à l'attente d'une guérison qui arrangerait tout comme, aussi bien et le moment venu, au congé à prendre de la vie.

Aujourd'hui la relation soignante évacue les images psychiques, culturelles et sociales qui remplissent la conscience et le préconscient du patient. Elle recourt dans la maladresse aux stéréotypes de la morale et du savoir-vivre rendus inactuels par le discours social de la jouissance marchande.

Elle se propose d'en rester à une formulation du problème dans le langage des organes, le seul que connaisse officiellement le médecin.

Un malentendu domine ainsi le cabinet du médecin, puisque le patient semble devoir laisser à la porte des images et des schèmes qui sont en fait à l'oeuvre aussi dans le préconscient social du médecin et qui, dans la bêtises et au-delà d'elle, définissent l'angoisse et l'attente du sens que signifie la maladie comme situation humaine.

La relation de soin se bricole actuellement entre plusieurs idiomes : l'idiome choc des organes et l'idiome chic du snobisme marchand.

Entre les deux, le malheur a perdu la plupart des mots sauf à réveiller ceux, plus anciens, qui sont contenus dans les livres saints élaborés par les religions et les sagesses des traditions du monde, Occident compris. Les mots de la religion se sont affadis en Occident, édulcorés par l'hypocrisie morale et politique. Ils ont disparu de l'usage du plus grand nombre tandis que ceux de la sagesse tendaient à s'affaiblir eux aussi devant ceux, de jour en jour plus plausibles, de l'ambition, de l'espoir ou du mythe de l'existence réussie.

La disparition des mots du malheur.

Les mots de la douleur finissent par manquer dans le faire-face universel. Une douleur qui appellerait aussi bien un silence, un blanc dans la grande fête du monde.

Le médecin, en manque des mots de la souffrance, tend à vivre à l'aveugle celle de son semblable. Il peut finir par tomber malade, lui aussi, d'une crise de silence et de manque de symbolisation survenue, au terme de l'histoire triomphante de la médecine scientifique, d'un espace social et politique qu'il ne peut interroger qu'en tant que citoyen parce qu'il ignore, et nous avec lui, la complexe généalogie sociale et politique de son pouvoir dans une société qui, voici plus d'un siècle, lui confia la gestion provisoire mais quotidienne de la complexité sociale, c'est à dire celle de la misère rémanente et de la souffrance qu'elle provoque, la gestion du malheur qui s'inscrit dans le corps, des conflits qui agressent les êtres, et avec eux leurs organes.

La crise sociale et psychosociale de nos mondes développés s'inscrit dans les mots et les images "bêtes" lourdement et bruyamment présents dans une communication sociale actuellement dominée par le modèle techno-marchand. Dans un climat de futilité jouisseuse et de puissance brute sur les choses, la maladie se doit de ressembler à une panne et la vie à une performance.

Le médecin appartient à la société qui le produit. Penser la profonde crise culturelle qui l'institue en rempart, en relais et en référent de la misère sociale persistante consiste donc à interroger les ambiguïtés fondatrices de cette société et à clarifier le compromis sur lequel repose le pouvoir qui fut délégué à la médecine au prix d'une confiance obligée dans un fétiche techno-scientifique par lequel ce pouvoir fut institué et rendu crédible. "Devant votre malheur social et existentiel, je brandis le mirage de la science", dit et redit la Faculté préposée à soulager le malheur. Face à la démocratie et à l'accomplissement difficile de la justice, le rempart de la solution technique vient boucher l'attente et combler l'espoir.

Le pacte d'une société avec sa science est légitime. Celui dont nous parlons date d'une époque où cette science était seulement en gestation, où elle n'existait qu'en son principe.

L'étrange histoire sociale du pouvoir médical s'inscrit dans une société qui avait visé sa Révolution, qui en eut peur, qui renâcla aux Restaurations puis opta pour un progrès raisonnable, celui qui serait gouverné par les élites de la connaissance et de l'ordre moral. Depuis 1848, le médecin est "naturellement" devenu maire, député, conseiller général.

Le pouvoir social de la médecine a pris un autre genre de galon avec le développement effectif d'une science efficace depuis la deuxième moitié du siècle. Un autre genre d'espoir put naître, celui qui, au lieu du souhait de mourir bien entouré, pouvait faire espérer guérir et vivre plus longtemps.

Le jeune médecin cravache toujours plus et toujours plus longtemps pour assimiler la science qui guérit. Il en oublierait le monde social dans lequel il vit, qui n'apparaît pas dans les lames de son microscope mais qu'il sait prendre en compte, et avec lucidité, quand il s'agit de ses émoluments et de l'érosion historique de son pouvoir économique.

Constitution d'une science des corps et médicalisation des crises sociales.

Même du point de vue de son travail de cabinet, le médecin a affaire à un ensemble de représentations sociales. Son travail consiste pour partie à les évacuer. Mais ce travail ne serait pas achevé si le praticien s'en tenait à cette réduction qu'il a à opérer pour parvenir au "médical". La responsabilité du médecin est d'aller droit au médical et de s'en saisir pour ne pas le laisser échapper.

Dans la mesure ou un tiers, sinon deux, des patients qui consultent au quotidien dans le cabinet du généraliste n'"ont" rien de "médical" et sont souvent envoyés au cabinet des spécialistes et du radiologue pour en revenir sans "rien" de patent, le médecin doit aussi comprendre de quelle crise culturelle et sociale il est le produit : une crise qui lui fait recevoir mille plaintes qu'il n'est pas armé pour entendre.

Pour comprendre dans quelle tenaille sont pris la médecine et les médecins aujourd'hui, il faut interroger un imaginaire collectif qui, dans un double mouvement de réduction, subtilise le confort des corps jusqu'à la futilité et au luxe dans le moment même où il réduit brutalement la dimension de souffrance relationnelle, psychosociale et morale - l'ensemble du règne de la conscience, de l'autonomie existentielle et du projet personnel - en parlant de maladie en termes de troubles - présents ou absents - des organes.

La misère résultante du patient semble alors l'effet d'une souffrance symbolique, d'une souffrance en panne ou en manque de sa symbolisation. Celle-ci reviendrait à accuser le déficit de conscience qui préside à la constitution de la scène médicale actuelle, d'une part, et le subterfuge social qui institue la médecine en pare-feu de l'inertie sociale et politique.

Les symboles disponibles dans la société actuelle masquent les préalables des crises de maladie en les disjoignant de l'espace des organes où ils prennent forme. Entre les images sociales de la réussite et le fait brut des glycémies et des taux de lymphocytes, la lucidité socio-critique fait défaut pour dénoncer la mythologie et le leurre d'une santé comprise en termes de confort-qui-s'achète là où le Bien existentiel est plutôt de l'ordre d'une liberté qui se réalise - ou ne se réalise pas dans une société qui peut n'avoir que faire du projet de cette liberté.

La réflexion doit interroger le subterfuge par lequel le médecin a été chargé d'une trop lourde tâche dans le moment même où son savoir se rétrécissait à une connaissance toujours plus fine des turbulences organiques. Actuellement, la trop lourde tâche du médecin est d'avoir à assurer une gestion des crises existentielles, soit des conflits relationnels à l'évident arrière-plan psychique, économique et social, alors même que son savoir et sa technique l'orientent vers une efficacité grandissante pour gérer les maladies réelles toujours plus rares dans son cabinet.

Toutes les crises ne sont pas des maladies, encore que beaucoup d'entre elles réussissent à en produire.

Un important décalage chronologique a existé entre la prise de pouvoir social de la médecine, depuis le milieu du XIXe siècle, et le passage de son savoir au stade de l'efficacité scientifique, depuis 1945. C'est l'ambition et l'espoir d'une médecine scientifique, plus que son fait, qui ont fondé le tour de passe-passe historique par lequel le médecin d'une science à venir fut institué pour guérir les souffrance d'un corps social qui n'avait pas encore les moyens de résoudre sa crise de croissance.

Depuis 1945, le développement économique, agronomique et industriel a fait entrer le plus grand nombre dans l'ère de l'assouvissement - au moins imaginaire - de ses besoins "élémentaires" ou "matériels". Manger à sa faim. Vivre dans la propreté. Acheter et vivre en proie au désir d'imiter les plus riches. Vivre, aussi, dans une société où l'on accède au droit de vote. Vivre dans une société qui assure l'éducation, la circulation des idées et le débat public.

Le défaut de réalisation d'une démocratie économique, politique et sociale produit des conflits, des échecs, des souffrances dues à l'immaturité partagée des sujets sociaux, aux abus de pouvoir auxquels ils se livrent sur leur postérité, au manque de formation qui en résulte et se transmet de génération en génération.

Dans les sociétés riches, l'amélioration générale des conditions de vie et la disparition des grandes pathologies infectieuses adresse actuellement au cabinet des généralistes un ensemble de pathologies qui ne menacent pas la vie mais entravent et obscurcissent son cours. Elles sont actuellement sans modèle pathogénique repéré.

"Maladies des articulations, ennuis gastro-intestinaux, infections saisonnières de la gorge ou des poumons, modestes perturbations de la thymie ou du sommeil sont assez caractéristiques de ces troubles qui ennuient presque autant le médecin dépourvu de thérapeutique radicale que son patient et les chercheurs qui préfèrent s'adonner aux maladies dont on connaît un début de piste pathogénique". (Philippe Meyer, Leçons sur la vie, la mort et la maladie, Paris : Hachette Littératures, 1998.)

Comme si une science des affections du corps pouvait voler au secours du leurre proposé par le discours réconciliateur, extatique et unidimensionnellement euphorique de la marchandise, la médecine est sommée d'assurer le confort physique et moral, la santé et le bonheur quand ils sont intermittents dans la réalité sociale.

A plus d'un égard, c'est donc le passage de la médecine au stade de la science qui est à interroger, et ce non pas tant sur le plan épistémologique dont se glorifient les Facultés, que sur le plan de la gestion sociale de ce prestige.

Le passage de la médecine au stade de la science semble pouvoir autoriser toujours plus l'abandon de la notion d'un pouvoir de soigner autre qu'objectif, en termes de molécules et de bistouri, dans le moment même où une délégation sociale sans précédent sommait l'institution soignante d'assumer la plus lourde et inadéquate délégation de pouvoir qu'une société ait jamais demandée à une médecine, celle de panser une contradiction politique et sociale non assumée parce que non avouée comme telle, non dite, biffée de la conscience collective et individuelle.

Le passage de la médecine au stade scientifique a assuré le médecin dans les moyens et la représentation de son pouvoir de guérir. Cette assurance en partie imaginaire a été utilisé socialement pour adresser au praticien toutes le douleurs sociales que le médecin, pris par son organicisme, cesse désormais d'identifier consciemment comme telles.

Le fétiche de la science assoit le pouvoir du médecin. Il l'assure d'une autorité et d'un prestige justifiés auprès du patient tout en semblant l'autoriser à l'indifférence et au cloisonnement mental et éthique "en tant que spécialiste qui n'a affaire qu'aux examens techniques" multipliés "par acquit de conscience" même si on les sait souvent inutiles.

Sur la scène médicale, invisibles et souvent non-dites, d'obscures souffrances planent pour alourdir ce théâtre de la toute-puissance de la méthode et de l'asepsie. Tomographies, scalpels, linges immaculés, bureaucratie de la santé. L'industrie du spécialiste est mal placée pour traiter les souffrances d'origine psycho-sociale qui sont adressées à son cabinet, outre celles qui accompagnent généralement les tumeurs et autres accidents vasculaires qui viennent avec l'âge.

On soulagerait sans doute la médecine en la déchargeant, autant qu'il soit possible, de cette mission d'ordre psycho-social qu'elle est de jour en jour plus mal faite pour accomplir du fait de la spécialisation techno-scientifique des métiers médicaux, sauf à se satisfaire du leurre, de jour en jour plus coûteux, d'une assurance sociale qui veille utilement à la bonne santé générale, couvre les frais solidaires des affections lourdes, mais n'a pas à assumer la dépense engendrée par la médicalisation des malaise et conflits engendrés par l'inertie sociale et par l'injustice rémanente de nos systèmes économiques et politiques.

Au sortir du deuxième conflit mondial, la Reconstruction édifia le système de l'assurance sociale afin de distribuer largement les bénéfices vitaux et existentiels de l'institution médicale. Un seuil de rationalisation était atteint. La classe laborieuse en voie d'extinction accédait au bien-être. Les sociétés occidentales semblaient en avoir fini avec la misère, avec le dénuement, avec la détresse matérielle.

Cinquante ans plus tard, un autre seuil semble avoir été atteint puisque nos sociétés ne peuvent plus supporter le coût de l'alignement et de la confusion désormais intenable entre bien-être social et santé.

La santé est sans doute un des premiers "biens", entendus au sens de "réalités excellentes". L'accomplissement d'une existence peut se réaliser en dépit d'une mauvaise santé, malgré ou à côté d'elle. Néanmoins, la santé est généralement considérée comme un des aspects essentiels de la jouissance d'être, comme la trame ou la toile de fond à partir de laquelle on peut construire sa vie.

Confondant différents ordres de biens, l'OMS a défini la santé comme le "complet bien-être physique, mental et social" lors de sa fondation en 1948. Dans une étrange mise à niveau des caractéristiques optimales d'un état du corps vivant avec les dimensions à la fois subjectives et collectives de l'existence humaine ("bien-être mental et social"), l'idée de "santé", devenue métaphorique, semble devoir relever d'une "médecine" possible alors qu'en l'état actuel de la théorisation, aucune société ne dispose de modèle social ni politique pour proposer à ses membres la voie sûre de l'accomplissement d'une liberté à laquelle ils semblent aspirer par essence et par droit.

La mentalisation dont est capable le cerveau humain n'a pas permis jusqu'ici de proposer aux différentes sociétés un prototype de "way of life" à l'excellence incontestée. Dans le projet initial, généreux, bien intentionné mais lui aussi agglutinant de l'OMS, l'idée d'un "complet bien-être" disonne à cause du réductionisme évident qu'il y a à aligner, dans l'avoir espéré de ce "complet bien-être", des réalités comme l'euphorie qui résulte naturellement, mais pas continûment, du "silence des organes", et des satisfaction d'un autre genre, celle qu'il y a à jouir des libertés fondamentales, à vivre dans l'épanouissement de son être et de son projet existentiel ou spirituel.

On pouvait sans doute espérer, en 1945, pouvoir réduire le "bien-être social" à un ensemble de règles d'hygiène collective. En 1998, l'utopie de la santé ressemble plutôt à un leurre techno-marchand et pan-techniciste que diffuse, à l'usage des plus riches, une culture individualiste dont le plein usage semble en fait réservé à une oligarchie ploutocratique absolument minoritaire sur la planète.

Suite et fin du texte