BISSEXTILE
Dr Jacques Blais

 

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ACTE UN  (SUITE)

ACTE 1 (première partie)

LA PATRONNE. — C'est affreux, surtout dans un métier commercial, je ne peux pas m'empêcher d'en parler. C'est ... j'ai ... j'ai perdu ... ma fille est morte un 29 février voyez-vous, pardonnez-moi je n'ai aucun droit de vous gâcher votre fête, mais ...

Elle approche un bord de chaise de leur table.

LA PATRONNE. — Vous devez me juger effroyablement indiscrète, je vous entendais, mon mari à moi a fait partie de ceux qui disparaissent dans ces cas-là. Le vôtre (se tournant vers Aline) s'est enfui pour sauver sa peau, disiez-vous, devant votre ... vie qui le ... dérangeait soudain, quand il avait organisé votre ... l'après vous, le deuil, son personnage à plaindre et à admirer. Le mien s'est éteint comme on éteint un poste de télé, plus de son plus de lumière, il a disparu derrière un autre écran de remplacement, exactement comme si, ayant perdu le seul programme qui l'intéressait, voir et entendre notre fille, il ne lui restait plus qu'à dormir pour éviter de penser, de souffrir, d'affronter le réel. Ce qui est bizarre, c'est que la réalité de notre fille était, donc, à l'éclairage de la suite, une fiction pour lui, un spectacle, et ce programme qui lui permettait d'exister, lui aussi, a supprimé son réel dès sa disparition ...

Tout le monde observe un silence très dense, épais.

LA PATRONNE reprend. — Elle avait 19 ans ... Diane. Si je vous dis qu'elle était belle, gaie, si j'ajoute, parce que cela me fait un bien immense, que je crois toujours qu'elle était heureuse, vous ... enfin bref, je la rends un peu présente pour ... son anniversaire à elle aussi.
ALINE. — Et elle ...
LA PATRONNE. — Rubrique des faits divers, un chauffard ivre, dans une voiture volée, sans permis, et sortant de prison. La routine, m'ont dit les flics, d'une délicatesse exemplaire ... C'est curieux, mais l'unique personne qui a réussi à faire quelque chose pour moi, j'entends quelque chose de ... chaud, de doux, c'est mon médecin de famille. Vous me direz que c'est son métier, mais justement non, parce qu'il ne m'a pas soignée, pas de médicaments et tout ça, il a su m'écrire ce que personne ne savait faire, personne, il m'a parlé de Diane, de ses yeux, de son sourire, des mots qu'elle employait, des projets qu'elle formait. Il a osé me confirmer ce que je croyais, qu'elle était morte heureuse, il a eu le cran de m'écrire qu'il valait mieux une VIE, une vraie, courte et lumineuse pour soi et pour l'éclairage vers les autres, qu'une existence artificielle derrière des critères sociaux, longue et vide. Plus de deux ans après je suis parvenue à lui montrer que j'avais sa lettre en permanence dans mon sac, quand je vais trop mal je la lis, même si j'en connais tous les mots par coeur.

Nouveau silence prolongé.

LA PATRONNE. — Mais je vous ennuie, je me conduis effroyablement ce soir ...
BARBARA. — Non restez ... Et... votre mari ?
LA PATRONNE. — Établissement psychiatrique. C'est moi qui ai fui, mes collègues du lycée, l'environnement, le métier, la région, les psy, je n'ai gardé que ma fille. Évidemment, elle ne partira jamais même si je n'ai plus besoin de regarder ses photos pour la voir.

La patronne se lève, s'ébroue, reprend son rôle.

LA PATRONNE. — Alors un dessert, Mesdames, crème brûlée, tatin, gratin de fruits rouges, qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?
BARBARA, (à Aline). — Tu as changé, ou tu vas dire tatin ?
ALINE. — Gagné ! Deux, alors ?

Barbara opine, et la patronne part vers les cuisines.

ALINE. — Mais dis-moi, Barbara, j'ose te demander, toujours avec ... Romuald ? Rien qu'avec ce prénom, on n'en rencontre pas tous les jours ...
BARBARA. — Surtout quand on s'appelle par dessus le marché Goïgoetchea !
ALINE. — Il est basque, alors ?
BARBARA. — Quelqu'un a dû l'être en tout cas, avant lui, lui il est canadien. Alors l'avantage avec un type qui cumule ce prénom et un nom pareil, c'est que tu ne le perds pas facilement, c'est comme quand tu as une voiture rose bonbon avec des pneus blancs, tu sais ces bandes peintes sur les côtés, tu retrouves ton véhicule plus vite que les autres ...
ALINE. — Oui, comme les gens qui achètent des valises mauves ou jaune citron pour les repérer plus vite sur les tapis roulants des aéroports. A ce propos, vous arrivez à vous rencontrer de temps en temps ?
BARBARA. — Oui, ça pimente et ça évite la monotonie, on prend notre élan trois mois avant. Pour ajouter au reste, il mesure un mètre quatre-vingt seize, il est pratiquement habillé en cow-boy, et il porte une barbe blanche de patriarche. Alors le tout c'est de mettre au point le programme, il est par exemple au Pakistan et moi en Australie, alors on se donne rendez-vous aux Philippines le premier vendredi du mois, devant le kiosque à journaux, finalement c'est simple et efficace, et jusqu'à présent cela marche presque bien ...
ALINE. — Et il vend quoi, lui, des fusées, des armes, des avions ?
BARBARA. — Non, des containers,et si j'arrive à comprendre, les containers cela va de la citerne pour un jardin au pétrolier, mais curieusement il y a plein de types au monde, comme ça, qui te vendent n'importe quoi à n'importe qui, et qui gagnent leur croûte avec, et comble de tout, ils semblent aimer cela !
ALINE. — Bon, alors ton cow-boy on a vu, maintenant toi, tu reviens d'où et tu pars dans quel coin et encore merci au passage de m'avoir gardé ce soir, tu es au même journal, ou à ton compte ?
BARBARA. — Dans le désordre, je te bloque d'avance le même jour dans quatre ans, compte sur moi, je pars sans doute au Kamtchatka, je travaille en free-lance, cela me permet plus de liberté dans mes choix, et je reviens des Marquises, cela te dit quelque chose?
ALINE. — "Aux Iles Marquises, qu'on se le dise, gémir n'est pas de mise", c'est cela Brel.
BARBARA. — Oui la même chanson dit aussi "Ils parlent de la mort comme tu parles d'un fruit, ils regardent la mer comme tu regardes un puits", ou "par manque de brise, la vie s'immobilise, aux Marquises." Brel et Gauguin sont les deux habitants les plus connus, du moins du cimetière à présent. Un endroit superbe d'ailleurs, la maison de Brel ne cassait rien, mais tous les deux sont logés à quatre pas l'un de l'autre, leurs tombes en direction de la mer, surplombant une vue splendide, le grès recouvert des fleurs de frangipaniers que les habitants ne manquent pas de renouveler ...
ALINE. — A part le cimetière, il y a des trucs à voir ?
BARBARA. — Tu sais, plus je voyage et plus je découvre. A la fois l'insolite, la beauté, l'impressionnante majesté de certains sites, le détail émouvant, l'étonnant naturel extraordinaire de la spontanéité quotidienne des gens, pour moi, il y a à voir absolument partout, jusque dans le recoin le plus ignoré de la terre. Et puis je découvre aussi l'ampleur de la terrifiante bêtise humaine, d'une immensité égale à celle de la mer, disait je ne sais plus qui, ces effroyables touristes qui sont capables, dans certains pays où l'on crève de faim, où survivre veut dire trouver à manger pour le lendemain, de donner leur tournedos de zébu qu'ils trouvent juste un peu gras, ou pire un peu gros, au chien qui passe et sur l'aspect efflanqué duquel ils vont gémir, sous le regard du personnel dont la famille crève devant une boule de riz. Des gens qui, nantis de la plus fabuleuse chance du monde, celle de contempler un paysage de rêve, d'avoir la possibilité de se l'offrir, de savoir lire, écrire, des individus qui auront parcouru la terre entière pour, partout, critiquer la qualité du vin, trouver que la mousse au chocolat a un goût de savon, ou faire un esclandre parce que, au fond du désert du Namib, merveilleusement beau, au passage, ils ne disposeront pas d'un verre à dents dans la propre chambre du fermier du coin qu'il a laissée à leur disposition, alors que le miracle est qu'ils aient de l'eau. Le deuxième miracle, auquel ils demeurent aveugles, étant les mains dont ils disposent comme tout un chacun mais dont ils ont oublié la manière de se fabriquer une conque pour y garder un liquide.
ALINE. — Tu confirmes qu'il y a des centres d'intérêt ?
BARBARA. — Quand la vie t'intéresse, oui. Un simple exemple, tout le monde connaît les statues de l'Ile de Pâques, les Moaïs, mais personne ne sait qu'aux Marquises il y a aussi des statues du même genre, aux formes plus arrondies et à la taille moindre, mais dont le rôle, la symbolique devaient être les mêmes. Sauf qu'aux Marquises, il faut disputer ces trésors aux champignons, aux mousses, et à la forêt, crapahuter pour les mériter et les découvrir. Autrement dit, tout le monde s'en fout. A l'Ile de Pâques, il se trouve aussi une statue marquisienne avec ces formes rondes, isolée sur un flanc de volcan, et rien que cela, ça donne envie d'aller juger sur place, jauger ce monde Maori si riche, jusqu'à la Nouvelle Zélande.
ALINE. — Et comment te rends-tu là bas ?
BARBARA. — C'est amusant, tu prends un cargo mixte à Tahiti, il emporte quelques passagers, et il sert de camion, de bus de ramassage, de navette, une navette mensuelle seulement, pour transporter, aller d'une île à l'autre, selon la demande. Amener une troupe folklorique à un festival, rapatrier l'équipe de foot d'un tournoi, conduire le curé vers un mariage à célébrer dans une autre île, rapporter de l'est à l'ouest un moteur, deux tracteurs, des récoltes ou des matériaux. Tout cela est bon enfant, plein d'entrain, de chants, de gaieté.
ALINE. — Tu en sors avec quel sentiment, étourdie, émue, ébahie, ébranlée, extatique ?
BARBARA. — Quel vocabulaire ! Si on y espère les lagons et l'eau turquoise, raté, les Marquises sont de caillou rugueux, si on y veut l'éloignement et l'absence de touriste, réussi, si on en attend une note particulière, et j'emploie exprès ce mot, gagné ! Pour moi l'émotion la plus forte aura été le chant. Les gens se rassemblent, tous parce que c'est la coutume et la fête, pour chanter le dimanche à l'église, je dirais qu'ils se moquent de savoir ce qu'ils chantent, c'est le collectif qu'ils recherchent. Et lorsqu'on est la blanche, toute petite et recroquevillée au milieu de ces 400 noirs, toute une île, qui chante admirablement pendant des heures, avec des harmoniques complexes, des choeurs à quatre voix, des séquences et des cadences, des relances perpétuelles, avec leurs tripes, leurs corps, c'est si beau, si prenant, cela te colle une de ces chair de poule, un bonheur physique incroyable, tu sais ces moments où tu sens que tu pourrais chialer d'émotion. Voilà, c'étaient les Marquises.
ALINE. — Tu en parles remarquablement, tu donnes envie de s'y rendre.

La patronne revient alors avec les desserts.

LA PATRONNE. — Deux tatin,sans bougie!
BARBARA. — Oui, excusez-nous Madame, c'était déplacé de notre part, si nous avions pu imaginer ...
LA PATRONNE. — Non, mais j'ai bien compris qu'une date pouvait évoquer dans un cas un heureux souvenir, et dans un autre la terreur la plus absolue. Ce serait une banalité d'affirmer tout naturellement que la vie se déroule ainsi, on pourrait constater qu'une simple pluie découragera le vacancier quand elle emplira d'aise le cultivateur, qu'un retard de train coûtera un marché à un homme d'affaires ratant son rendez-vous, quand elle épargnera une vie sur un passage à niveau où un véhicule bloqué avait rendez-vous avec la mort s'il n'avait été providentiellement débloqué à temps.
ALINE. — Enfin, excusez-nous malgré tout, Madame, vous avez été charmante!
LA PATRONNE. — J'ai cru entendre que vous aviez été ... malade, je suppose, sans réaliser pourquoi cette seule date du 29 février, ou alors une intervention providentielle, c'est cela ?
BARBARA. — Oui, c'est exactement cela, figurez-vous que mon amie a été bénéficiaire d'une greffe du coeur, il y a quatre ans exactement, le 29 février, d'où cette célé ...

La patronne vient de s'effondrer victime d'un malaise.

Noir sur la scène. Fin de l'acte.

ACTE 2