BISSEXTILE
Dr Jacques Blais
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ACTE UN

Prologue

La première cliente arrive, la patronne s'avance vers elle, la débarrasse de son manteau.

LA PATRONNE. — Bonsoir Madame, je vous débarrasse ? Entrez, je vous en prie, il fait meilleur à l'intérieur ...
ALINE.— Oui, je vous remercie, je ne sais si cela incite à sortir pour se réfugier dans un restaurant bien chauffé, ou l'inverse ? C'est moi qui ai réservé dans l'après-midi ...
LA PATRONNE. — Ah oui, vous êtes deux, c'est bien cela ?
ALINE. — Oui, mon amie devrait arriver, mais elle est rarement d'une ponctualité à toute épreuve, elle le sait d'ailleurs et m'a chargée de commander pour elle, nous prendrons la même chose ...
LA PATRONNE. — Vous débutez par un apéritif, Madame
ALINE. — Non, en fait, je suis un traitement ... A ce propos, serait-il possible que mes plats à moi soient sans sel ?
LA PATRONNE. — Mais bien sûr Madame, je donnerai les instructions en cuisine. Je vous laisse choisir ? Vous prendrez un vin ?
ALINE. — Moi non, mais pour mon amie, c'est envisageable, avec peut-être même un apéritif, je ne m'avance pas.

La patronne part vers la cuisine et revient vite.

ALINE. — Votre plat du jour est valable aussi pour le soir ? Il nous conviendrait très bien, mais si cela pose problème dites-le moi très simplement, je ferai un autre choix.
LA PATRONNE.— Non, non, c'est réalisable Madame, donc je programme deux plats du jour, j'allais dire je prescris ...
ALINE, (les deux sourient ou rient légèrement). — Non, pour le traitement j'ai ce qu'il faut, merci ...
LA PATRONNE, (finement, et souriante). — Il s'agirait à la rigueur d'un traitement de faveur, ici ... Une carafe d'eau ou bien minérale ?
ALINE. — Carafe, merci. Dites, je me demandais, c'est même pour cela que j'ai préféré réserver, ce jour particulier vous amène plus de clientèle, ou l'inverse ? Ah mais excusez-moi, voilà mon amie qui arrive.

Barbara entre, la patronne s'avance, lui prend son manteau. Aline se lève, les deux amies s'embrassent avec une effusion émue. La patronne s'éclipse discrètement.

BARBARA. — Aline ! Mais tu ne changeras jamais toi. Malgré tous tes soucis de santé, on a l'impression que les années ne passent pas ! Tu es exactement la même qu'il y a quatre ans. Au fait, merci de cette fidélité, je suis ... non seulement flattée mais émue que tu penses, que tu m'aies choisie pour cette célébration particulière.
ALINE, (faisant signe à Barbara de s'asseoir). — Toujours le même flatteuse ! Non, très délicate en fait, écoute si je veux être, moi, mal élevée, je dirais que personne n'était libre, mais je plaisante tu sais bien que je t'ai demandée depuis longtemps, malgré tes programmes impossibles, de réserver cette soirée-là, pas une autre, pour nous. Mais toi, tu as changé quelque chose ? D'accord, tu portes une robe superbe, qui te va à ravir, mais ce n'est pas que cela.
BARBARA, (riant). — Je te remercie, dis tout de suite que d'habitude je ne suis qu'en battle-dress et rangers, tu t'attendais à me voir débarquer en salopette ?
ALINE, (riant également, tandis que la patronne revient). — N'exagère pas, mais avoue que tu choisis davantage le pratique que l'habillé, pour des raisons très explicables, je suppose, professionnelles ? (Avisant la patronne). Au fait, Barbara, j'ai commandé pour toi comme prévu, mais tu veux un apéritif d'abord, et tu choisis un vin pour toi ?
BARBARA. — Non merci, j'attaquerai directement, et si je suis la seule à boire, cela t'ennuierait si je prends une bière ? (A l'adresse de la patronne) C'est possible ?
LA PATRONNE. — Bien sûr Madame, une légère ?
BARBARA. — Sans alcool, vous avez ?
LA PATRONNE. — Absolument Madame, c'est parfait, alors on met tout cela en route.
ALINE. — J'ai trouvé ! Tu as changé ta raie de côté, le mouvement de ta frange était dans l'autre sens avant, non ?
BARBARA. — Perspicace, hein ? Oui, et ils devaient être un peu plus longs la dernière fois, je pense ... Généralement il y a toujours quelqu'un pour ajouter "il y a un mec là-dessous", mais comme c'est précisément une réflexion typique de mec, on est en manque là ce soir, ici ... quoique !

Un client fait son entrée, homme de la cinquantaine, qui salue poliment et va s'installer à une des trois autres tables. La patronne lui prend son manteau, le place, et on entend juste le murmure du dialogue habituel autour de l'apéritif, du menu, du vin. Ces dialogues se superposent dans un fond flou ("Ici, cela ira ?" "Oui, très bien" "Vous prendrez un apéritif ?" "Ma foi oui, un kir champagne si vous aviez ?" "Mais oui Monsieur, je vous laisse décider pour le reste ...") sur la conversation des deux femmes qui se poursuit.



ALINE. — Mais tu vas me parler de tout cela, de ton homme comme du reste, on a quatre ans à rattraper ...

La patronne apporte les plats.


LA PATRONNE. — Attention, l'assiette doit être chaude!
ALINE. — Oui, je vous demandais, quand mon amie est apparue, si cette date particulière a une influence sur votre clientèle ?
LA PATRONNE. — Vous faites allusion au 29 février ? Vous savez, les gens, qui sont nés ce jour là, ne sont certainement pas légion, le quart de la moyenne statistique par définition, et sans doute assez frustrés sur le plan des cadeaux d'anniversaire ... Pour le reste, vous avez toujours des superstitieux qui trouveront que cela porte malheur... Non, en février pour nous, le seul jour qui compte beaucoup c'est le 14, la Saint-Valentin, là nous faisons le plein avec les jeunes ...
BARBARA. — Oui, parce que nous, objectivement, nous sommes déjà dans les divorces et toutes les recombinaisons possibles à nos âges, c'est ça ?
ALINE. — Ou bien le budget de la Saint-Valentin, ce sont nos enfants qui viennent nous ... taxer comme ils disent : "Maman, t'as pas de la thune pour la Saint-Val ? J'emmène Steph au KFC" (vers la patronne) enfin excusez-moi Madame, vos critères et les nôtres de restauration ne sont plus ceux des vingt ans, on mange américain maintenant.
LA PATRONNE. — A qui le dites-vous ! Enfin Mesdames, cela ne vous empêche pas de passer une excellente soirée pour ce jour précis, je vous souhaite bon appétit (regardant vers le client de l'autre table qui semble l'attendre), excusez-moi, je m'occupe de Monsieur ...
BARBARA. — Au fait, comment dis-tu, on ne peut pas employer le mot d'anniversaire, là, alors c'est quoi, quadriversaire, tétrannuité ? Tu as inventé quelque chose pour cette célébration bissextile ?
ALINE. — Tu sais, j'ai déjà tellement de mal, chaque fois, à me rappeler la signification de ce mot, je cherche et j'oublie régulièrement.

La patronne s'approche.

LA PATRONNE. — Tout va bien, Mesdames ?
BARBARA. — A part l'énigme du bissextile, oui, on a tout trouvé, les couverts, le poisson, les légumes ... (riant)
LA PATRONNE. — C'est une histoire de calendrier, à la fois simple et obscure comme l'histoire en général. A propos, excusez-moi d'intervenir, mais je vous ai entendu vous interroger. Vous voyez, le calendrier actuel, sous son principe astronomique, date de Jules César. Il n'a pas dû trouver cela tout seul, bien sûr, mais le fait de régler l'année sur le cours du soleil a simplifié grandement la situation. Seulement ses conseillers scientifiques lui ont fait remarquer qu'il restait, une fois les 365 jours écoulés, un excédent de 6 heures à caser, c'est ainsi. Ce qui réalise un total de 24 heures, quatre fois six, tous les quatre ans. Après une certaine pagaille, il a donc été décidé d'ajouter un jour tous les quatre ans. Et ce jour a été placé après le 24 février, c'est-à-dire le "sexto ante calendas martii", calendrier de mars autrement dit, puisque le calendrier précédent débutait effectivement au premier mars et non au premier janvier. D'où ce jour supplémentaire, un jour "BIS" qui est le "BIS SEXTO" ante calendas martii, ce qui a donné bissextile, voilà l'explication simple et complexe.

Les deux femmes se regardent, hochent la tête, médusées, puis regardent tout autrement la patronne.

ALINE. — Mais dites, excusez-nous à notre tour d'intervenir, mais vous êtes bien sûre que vous n'avez fait que de la restauration, vous n'avez pas été prof. dans une autre vie, ou gagnante de jeux télévisés, question pour une championne ?

La patronne se trouble quelque peu, recule et répond un peu contrainte.

LA PATRONNE. — Vous n'imaginez pas le nombre de gens, dans la restauration, dont le parcours est étrange. Des acteurs, des artistes, des professions libérales ... Prof, prof. de latin, oui j'ai fait partie de ces raretés du temps où on l' enseignait avec le grec ... Et puis la vie est parfois extrêmement plus compliquée et à rebondissements qu'on ne peut la prévoir, la redouter, ou l'imaginer, n'est-ce-pas ? Alors, selon que la vie vous ampute ou vous meurtrit, vous y perdez ... même votre latin, si je peux dire, pour d'autres ce sera l'inverse, la mort vous apporte et vous hérite et vous y gagnez les calendes grecques ... Enfin encore une fois pardonnez-moi d'être intervenue dans votre conversation.

Le silence qui suit a une qualité particulière, mélange de stupeur un peu abasourdie, de considération particulière aussi pour une personne que les deux amies font passer de la catégorie commerce et services à celle des intellectuels à message. Les trois restent comme en suspens, et brutalement, comme à la suite de la remise en route d'un film arrêté, le mouvement repart, la patronne vers l'autre table, et les deux amies relancent fourchettes et langues, tant pour pratiquer que pour converser.

BARBARA. — Alors, oui, dis-moi, où en es-tu exactement depuis ces quatre années ? Tu vas bien?
ALINE. — Oui, le traitement n'est qu'une surveillance de routine, un peu contraignante, un régime sans sel, et des médicaments à vie, mais dans cette simple expression, nous autres nous entendons comme un bonheur, "à vie" sonne comme l'inverse de la condamnation ...
BARBARA. — Je n'ai pas relevé tout à l'heure, mais tu disais quelque chose comme " Je n'ai pas grand monde à inviter", tu veux dire que même, qu'il ...
ALINE. — Roland ? Prononce son nom, il n'est pas tabou. Roland s'est ... enfui, ne vois pas d'autre mot. Oui, enfui.
BARBARA. — Il a ... disparu de ta vie ?

La patronne, qui passait à proximité, ralentit sa marche, traîne le pas et l'oreille intéressée sans le montrer.

ALINE. — Disparaître est passif. On disparaît derrière ou sous, derrière un mur, dans le brouillard, ou sous un nuage, un parapluie. S'enfuir est actif, on prend ses distances, on s'échappe, on se sauve et dans cette nuance il y a sauver sa peau ...( Elle s'interrompt pour boire de l'eau, et reprend en semblant s'adresser à une part intérieure d'elle plus qu'à son interlocutrice.) Je parviens à en parler maintenant, tu vois, parce que quelques années ont passé ... Et j'ai fini même par admettre, disons, par découvrir une explication à son comportement.
BARBARA. — Ça n'a pas dû être facile ...?
ALINE. — Je crois que certains êtres, peut-être davantage les hommes, je n'affirmerais pas, ne parviennent pas à demeurer rationnels dans les grands événements de la vie, d'autres au contraire n'arrivent pas à dépasser la logique, dans tous les cas il doit exister une manière propre d'accepter, ou de qualifier le réel ...

Un silence, la patronne furète à proximité.

ALINE poursuit. — Dans un cas comme le mien, le nôtre avec Roland, je pense que pour cet homme, une démarche de deuil prévisible avait été nécessaire préalablement. Il m'a vue très malade, dégradée, m'a imaginée par avance morte, il s'est bâti une solitude, un veuvage. Dans le même temps, il prenait une place prépondérante, s'occupait de tout, remplissait mon rôle domestique en plus du sien propre, il devenait indispensable, Saint-Bernard et chien de berger, assistant social et infirmier, son statut avait évolué, sa charge avait enflé, son personnage avait pris de l'épaisseur ... Je dis cela très tranquillement, objectivement, c'est un constat et je lui étais très reconnaissante de tout cela ... Et puis tout à coup, alors que tu es un veuf en puissance, épaulé par tous, gratifié par les commentaires, installé dans un rôle héroïque, la morte se réveille, si je peux employer cette expression, et tu te retrouves à veiller une vivante ... Cela a dû être injouable pour lui ...
BARBARA. — C'est très ... terrible et vrai ce que tu es en train de me dire, tu sais j'ai souvenir d'un couple d'amis dont un grand fils est mort brutalement, à vingt sept ans, je ne sais plus, méningite, ah non je dis une bêtise cancer du testicule, eh bien leur couple n'a pas survécu ... Lui taisait, mordait, enterrait sa douleur pour parvenir à enfouir ce fils, et elle prenait cela pour un refus de partager avec elle. Et la mère hurlait cette souffrance dans son comportement, ses attitudes, ses pleurs sans fin, elle en parlait sans arrêt, et lui percevait cela comme une agression. En fait, lui tentait de lui faire admettre qu'il était mort, quand elle voulait qu'ils le considèrent ensemble comme éternellement vivant en eux. Ils ont fini par se déchirer, exactement comme on déchirerait désespérément les draps du défunt pour en garder sa part ...
ALINE. —Tout est, je crois, dans la conception de la mort, de la vie, de l'absence, et dans les rôles et implications de chacun par rapport à sa propre existence. J'ai admis, à la longue, que Roland n'avait pas pu affronter la vie en moi, quand il était parvenu à intégrer ma mort en lui, c'est pour cela que je dis qu'il s'est enfui, il a sauvé sa peau, réellement. De plus, tu sais, quand on survit, bien plus quand on trouve une deuxième vie, plus rien n'est plus à sa place et les autres ont bien du mal à adapter leur propre échelle. Tu entends "Est-ce que mes chemises sont repassées, mais comment est-ce que je fais pour demain ?", ou bien je ne sais quoi, du genre "Mais tu me les donneras un jour, tes bulletins pour la déclaration d'impôts, le délai va finir par arriver et je serai obligé de me taper ça dans le dernier week-end ?". Et tu ne retiens, toi la survivante, que "demain", "un jour", "délai", "dernier week-end", en te disant "Dire que ces mots et expressions existent encore...". Autrement dit, quand l'autre, les autres en réalité, mais c'est pire avec celui qui vit au quotidien près de toi, parlent d'existence, le va et vient du jour le jour, le mouvement du soleil, les heures qui coulent, toi tu évoques la vie, être, ressentir, projeter, construire, jouir, avoir accès au bonheur, garder le contact, le toucher, l'affection des autres. J'ai compris Roland, il est sorti de ma vie devenue intolérable pour préserver son existence, il ne pensait, je crois, qu'à mon corps en décrépitude, et tout à coup il avait une âme légère établissant des projets d'amour à gérer...
BARBARA. — Un peu chrétien tout ça, sans doute culpabilisant ?
ALINE. — Tu connais une seule religion qui ne soit pas culpabilisant, restrictive comme un carcan, réglementée dans l'indulgence ou le pardon, avec quasiment des tarifs, une religion qui soit vraiment tolérante, qui applique la paix au lieu de seulement la réciter ?
BARBARA. — Tu as été chez les bonnes soeurs, toi, non ?
ALINE, La patronne, semblant moins intéressée, repart vers les cuisines. — Même pas, tu vois, cela aurait sans doute aggravé. Mais tiens par exemple, juste après mon opération, quand j'ai eu droit de recevoir des visites, l'aumônier de l'hosto s'est pointé, je n'avais rien demandé mais je suis polie, je l'ai écouté un moment. Tu ne devineras pas ses premières paroles : "Pensez surtout à celui ou celle grâce auquel vous êtes vivante, Madame, il n'a pas dit ma soeur sinon j'étais capable de lui dégueuler dessus, enfin excuse-moi, on est à table, il continuait, "sa mort a amené votre possibilité de vivre, ne l'oubliez pas dans vos prières ..."
BARBARA. — C'est ahurissant, tu as eu la force de lui répondre ?
ALINE. — Je me souviens d'être restée très calme, le marbre des tombes même si je venais d'en réchapper, et je lui ai dit en le regardant dans les yeux : "Ma seule prière sera pour vous demander de sortir, je vais donc vous en prier instamment, et si vous pouviez me laisser définitivement tranquille et aller sauver d'autres âmes, la mienne a besoin de repos! Et si je peux me permettre une remarque, Monsieur, le curé, vous ne rencontrerez aucun greffé au monde, vous m'entendez aucun, qui ne cesse de penser le reste de sa vie durant à son donneur et à la famille de son donneur. Et il n'y a besoin d'aucun catéchisme non plus pour cela ... Alors restez dans vos sacrements quand on vous les demande, et vos sacristies quand on vous y invite, mais pour le reste n'apportez pas de réponses, là où il n'y a pas de questions, d'accord ?

La patronne est réapparue, elle semble vouloir suivre l'évolution de la conversation qu'elle a perdue en route, l'autre client, lui, paraît n'en avoir pas perdu un mot.

BARBARA. — On change de sujet, ma ché ...
ALINE. — Oh, ce n'est pas gênant à ce point d'en parler, j'ai seulement l'impression d'avoir mis plus longtemps à me remettre du passage du saint homme que de celui de mes sondes, des perfusions, des infirmières, ou du chirurgien pour les visites.

La patronne revient débarrasser les assiettes.

LA PATRONNE. — Ça a été, Mesdames ?
LES DEUX. — Parfait, excellent, très bien merci
LA PATRONNE. — Un petit dessert, quelque chose pour créer un peu la fête ce soir, des crêpes flambées ?
BARBARA. — Pour faire feu d'artifice ?
LA PATRONNE. — Je n'ai pas de gâteau susceptible de recevoir des bougies ... Mais ceci dit, pas de quoi planter des cierges non plus.

Sa réflexion crée une sorte de gêne, les deux femmes lèvent la tête vers elle, assez intriguées ou interrogatives.

LA PATRONNE. — Excusez-moi, je casse votre ambiance, c'est juste que ce jour-là, pour moi, a des couleurs spécifiques ... grises, noires, terribles

Elle se couvre le visage de ses mains.

ACTE 1 (2 ème partie)