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 CHAPITRE 9 : QUATORZE ANS APRÈS ...

 

Le fait est là, quatorze années se sont écoulées depuis la rédaction initiale de la première partie de cet ouvrage. Il s'agit d'un intervalle de temps non négligeable dans une vie professionnelle de médecin . A titre indicatif, la carrière active d'un médecin en France se situe aux alentours de 35 ans en moyenne . Que peut-il bien rester de notre propos initial, de son enthousiasme et ... de ses interrogations ?

De façon plus facilement compréhensible pour le lecteur "profane", cela veut dire que notre propos reprend après une expérience professionnelle acquise au cours de quelques dizaines de milliers de consultations supplémentaires et auprès d'un bon nombre de centaines de nouveaux patients. Voilà qui n'est pas négligeable. Dans ce même temps, bien sûr, le médecin a vécu une vie professionnelle intense, son exercice a subi des modifications techniques et d'organisation. Au même titre que tous ses frères humains, il n'a pas été épargné miraculeusement par les aléas qui constituent toute vie personnelle ordinaire. Durant la même période, la profession elle-même a subi de profonds remaniements dans son organisation, et connait une campagne systématique de dénigrement médiatique sans précédent.

Il serait trop long de reprendre maintenant notre méthode initiale d'étude de cas concrets. Cela allongerait à l'excès le propos et ce dernier chapitre va se contenter de synthétiser au mieux les grands axes de réflexion qu'il faut, semble-t-il, ajouter aux propos précédents à la lumière d'un tel recul; à vrai dire fort peu habituel dans un travail de ce genre.

 

L'INEVITABLE RETOUR A L'INDIVIDUEL :

 

A l'issue de cette incursion sur le territoire clinique bien particulier d'un médecin généraliste, au décours de ses propres histoires cliniques et des développements théoriques que cela vient d' entraîner, demeure une question lancinante. Car, à vrai dire, l'articulation entre ce qui concerne le fonctionnement des groupes humains et le fonctionnement de chaque individu a été quelque peu escamotée. Tout en effet, dans ce travail, semble orienter vers la nécessité de considérer chaque cas clinique à la lumière de son environnement humain. Voilà qui mérite discussion.

N'est-ce pas là une attitude outrée, simple réaction au traditionnel modèle duel de la relation entre le médecin et son malade, tel qu'il a été exposé plus haut ? La question mérite largement qu'on s'y arrête si on veut dépasser de simples attitudes doctrinales.

Si nous avons vraiment pu éviter dans notre pratique clinique quelques traquenards liés aux pièges des relations internes aux groupes que nous rencontrons, nous avons été amenés à aller plus loin avec certains patients. Une demande personnelle authentique de soins a pu surgir de temps en temps. Voila qui nous conduit à nous interroger sur ce qui a pu nous gêner dans ce type de relation thérapeutique duelle.

 

LA BARRIÈRE DES TRAITS DE PERSONNALITÉ :

 

La psychologie interdividuelle issue des travaux de René Girard et Jean-Michel Oughourlian exposés plus haut est très séduisante sur le papier. Elle a cependant une faille majeure. Elle présuppose une certaine égalité dans le fonctionnement mental des différentes personnes impliquées dans ses mécanismes de fonctionnement. Or, ce n'est pas le cas en clinique généraliste . Il nous faut donc dire ici clairement que lorsque nous avons voulu utiliser largement ses concepts ( comme la rivalité mimétique ) au cours de nos entretiens avec nos patients, nous avons butté sur un obstacle pratique insurmontable. De quel ordre est-il ? On ne peut mieux le qualifier qu'en parlant de la différence considérable de fonctionnement psychologique des hommes et des femmes auxquels nous avons eu à faire.

Cette question, il faut bien l'appeler par son nom, même s'il semble à certains dangereux ou dépassé, c'est celle des types de personnalités. Depuis fort longtemps, elle intrigue les psychologues. Chacun connait les tentatives de classification des personnalités proposées, par exemple au moyen de la morphologie du sujet, et la description imagée de Kretschner du type pycnique-cyclothyme , du type leptosome-schizothyme, du type athlétique-visqueux, et du type dysplasique (1) . Il en découle tout un programme diagnostique reliant directement la conformation psychique au fonctionnement psychologique, et dans cet exemple psychiatrique, qui a connu d'autres aléas comme la phrénologie, ou étude de la forme du crâne. Ce type de conception, très figé, très chosiste, n'est pas directement utilisable pour le médecin généraliste. On préfère actuellement, et à juste titre, parler simplement de traits de personnalité, qui ne sont jamais que des tendances.

 

Pourtant, en pratique, le médecin généraliste butte régulièrement sur des patients dont le comportement pose des problèmes insurmontables. Par exemple ceux qui ont des traits de personnalité psychopathique ( ou antisocial ). La description en est assez connue de chacun pour ne pas avoir à la reprendre ici (2). Mais que de difficultés pour soigner cette horde de sujets qui ne peuvent pas supporter la moindre frustration et sont absolument incapables de remettre en question le moindre de leur comportements, y compris les plus agressifs pour eux-mêmes et pour les autres !

Et que dire encore des sujets au fonctionnement narcissique ou border-line, sinon qu'ils nous entraînent, bien malgré nous, nous les généralistes, vers des rivages à la fois diagnostiques et thérapeutiques qui nous sont inconnus !

 

Bien entendu, le généraliste s'interroge lui aussi sur la part de l'inné ( du génétique, et quelle propagande idéologique lui fait-on ) et de l'environnemental ( de l'acquis, et à quels abus cela peut conduire ) dans les modes de fonctionnement des sujets qu'ils soigne. Le clinicien ne peut qu'être frappé de leur extrême précocité d'apparition chez les enfants, et des grandes constantes familiales qui traversent imperturbablement les générations successives qu'il est amené à connaître et à soigner.

Il est fort regrettable que l'enseignement médical soit toujours aussi pauvre dans ce domaine, de la plus haute importance pour le médecin de famille. Car, c'est aussi le fondement qui peut permettre de comprendre un peu mieux pourquoi tel type de pathologie, en particulier mais non exclusivement psychiatrique survient chez telle personne et à tel moment précis de sa vie. C'est le domaine de la psychopathologie, hélas actuellement bien négligé dans l'enseignement actuel de nos psychiatres, comme le déplore régulièrement dans la presse le Professeur Zarifian.

 

L'INCONSCIENT REFOULE RESSURGIT ENCORE PLUS AGISSANT :

 

Il y a un peu plus de cent ans , et quelques années avant les célèbres publications de Freud, que le Docteur Paul Janet démontrait à Paris que l'inconscient pouvait être un véritable objet de science (3) (4). Et pourtant, même si la psychanalyse continue de fasciner et passionner de nombreuses personnes sur tous les continents, ses notions les plus élémentaires continuent de ne pas être prises en compte par la médecine. Par la technoscience dominante, c'est une évidence : l'homo medici n'a pratiquement pas de psychisme, les molécules expliquent tout. La question de l'inconscient ne se pose même pas ! Lorsque les modes psychiatriques nord-américaines franchissent l'Atlantique et colonisent sournoisement nos modes de pensée, l'inconscient passe sans autre procès au magasin des accessoires périmés. Les méthodes comportementalo-cognitivistes, qui se donnent pour seul objectif de faire disparaître des symptômes gênants dans la vie des patients déferlent lourdement. Et bien rares sont ceux qui osent encore s'interroger publiquement sur ce que peut être cette médecine qui laisse délibérément dans l'ombre la question cruciale de la fonction des symptômes des maladies dans le déroulement d'une vie d'homme. Bien sur, déplacer un symptôme ( ou en gommer chimiquement les effets, ce qui est un équivalent ) est plus facile, plus " efficace", plus " économique", plus " rapide" si l'on reste sur une échelle d'observation à court terme, à vrai dire la seule dont soit capable notre activisme médical actuel.

 

Car, si le médecin veut aller au delà de l'écume des choses, de ce qu'il peut observer et de ce qui s'en dit dans l'intimité encore préservée, Dieu merci, de son cabinet, il est bien obligé d'aller gratter de ce côté là. Tout simplement pour comprendre qu'il y a là quelque chose de fondamental qui nous échappe encore et que nous ne savons pas exploiter.

 

SI NOUS SAVIONS SEULEMENT NOUS SOUVENIR

Oui, s'il nous est possible de garder en mémoire deux notions élémentaires sur le fonctionnement de l'inconscient qui ont été magnifiquement explorées par la communauté psychanalytique (5), nous, les médecins de la maladie de tous les jours, nous pouvons être un tout petit moins démunis devant l'étrangeté de nos observations.

 

Examinons les rapidement ensemble :

 

1°) L'inconscient se moque du temps qui passe. Il s'est formé, chacun le sait, dans la prime enfance à partir de souvenirs soigneusement enfouis et camouflés. A travers ses manifestations, et elles sont légions à tous les âges de la vie, toute personne revit interminablement et involontairement cette période enfouie de son histoire personnelle. Aucune expérience adulte, aucun discours d'où qu'il vienne ne peut y changer quoi que ce soit. Et pourtant, dès que surgit en nous une émotion quelconque, c'est que nous replongeons bien malgré nous dans cet univers intérieur infantile où notre temps objectif ne compte pas. Quand le médecin a devant lui un patient en proie à l'une quelconque de ces émotions, il est devant une manifestation de l'inconscient et non devant un parasite perturbant son travail de praticien. Quand lui-même, au cours de son travail, éprouve une émotion intense, le même mécanisme se passe en lui.

 

2°) L'inconscient ne parle pas, il agit. Bien sûr les rêves, " évagination de l'inconscient " selon Ey, existent. Et les lapsus, et les actes manqués, tout le monde en parle. Mais le médecin est aux avant-postes pour observer qu'il se passe quelque chose dans les corps eux-mêmes, y compris dans leurs dysfonctionnements les plus fins. Ceux où une deuxième cellule devient cancéreuse, pour reprendre la pertinente question posée par Jean-Paul Escande il y a plusieurs années; ceux également où le système rénine-angiotensine se dérègle pour créer une hypertension artérielle. Derrière tous ces états qui deviennent les maladies que nous observons et que nous soignons, une force incroyable, une énergie est en action. De quelle nature est cette énergie qui permet à des sujets de continuer à vivre malgré des atteintes organiques extrêmes , et que d'autres semblent au contraire utiliser pour quitter la vie comme s'ils l'avaient décidé ? Cette " force " mystérieuse ( qui fait tout à fait penser à la libido freudienne ), le médecin est là pour en témoigner s'il veut bien ouvrir les yeux sur sa pratique, ne fait qu'agir. Elle ne dit rien et ne peut rien dire en paroles à qui que ce soit. Le mythe d'une médecine lente, qui prend le temps nécessaire pour parler à son patient, comme les " entretiens approfondis" prônés par Michaël Balint ne permettent pas d'accéder à cette dimension inconnue qui préside au déclenchement de la maladie, et à son évolution.

 

IL FAUT DONC ALLER PLUS LOIN

Veut-on vraiment lutter de façon aussi efficace et logique que possible contre les maladies qui nous atteignent, nous les hommes, comme on le dit si légèrement dans tant de déclarations officielles de circonstance ? Si c'est le cas, les efforts des chercheurs devraient se concentrer de préférence sur les tout premiers stades des maladies. Pourquoi et comment le physiologique devient-il pathologique ? Comment cela se passe-t-il en réalité dans le cours de la vie concrète de chaque personne, et cela sans accepter de se laisser borner dans les limites d'une discipline artificiellement développée par les aléas de la recherche scientifique ?

Depuis la création de la Lettre d'Expression Médicale (6) , des textes de grande qualité sur la maladie vue de l'intérieur ont été publiées sur l'Internet, notamment avec Jacques Blais, Odile Marcel et Jocelyne Pinon (7)

Il y a là un énorme effort collectif à poursuivre ... le jour où l'on voudra bien se décider à comprendre qu'il est vital pour notre survie collective d'effectuer de tels investissements à long terme !

 

Références :

(1) P.Pichot La personnalité ( Vol 1) Laboratoire Roche édition 1972 p. 50

(2) Mini DSM-III-R . Masson .1989 p.218

(3) P.Janet , L'automatisme psychologique, Lacan Paris, 1889 , réédition 1973 et Odile Jacob, réédition 1998.

(4) F-M Michaut, Lettre d'Expression Médicale n°80 du 13 novembre 1998, sur http://www.gessie.tm.fr/exmed/arlem.html

(5) H.Ellenberger. Histoire de la découverte de l'inconscient, Fayard, 1994

(6) La Lettre d'Expression Médicale (hebdomadaire électronique francophone de santé)

(7) http://www.exmed.org/exmed/ann.html

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