Poésie - Jacques Grieu
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CŒUR DE PIERRE
conte de Noël


Pour les fêtes de Noël, j’aime partir en Bretagne.
Malgré vents et crachins, ça vaut toutes les Espagne.
J’adore sa mer, ses côtes et toute sa campagne
Ciel gris, ciel bleu : pour moi, c’est pays de cocagne
Est-ce la vue de la mer, l’odeur du goémon ?
Ou seulement les congés, et la joie des poumons
A se gorger d’air pur tout en coinçant la bulle
Loin des villes polluées par leurs sales molécules ?
Stimulant mes neurones pour tout faire revenir,
Le farniente m’est alors une mine de souvenirs.
De plus en plus anciens quand je deviens plus vieux,
En vacances, ils m’assaillent, dès que je ferme les yeux.
Alors je les complète et les cajole aussi :
Plus ils datent de loin, plus ils deviennent précis

*****

Dans les rangs de l’école où régnait la terreur,
Officiait « Cœur-de-pierre » qui distillait la peur.
Armé de sa grande règle, il châtiait les dormeurs,
Les cancres et les distraits, les rêveurs, les farceurs.
Son vrai nom, « Kerdanpierre », dans les bancs de ma classe,
Evoquait mille leçons qu’il fallait qu’on potasse.
Loin d’en être contrit, il en était tout fier,
Que son nom menaçant rime avec Robespierre.
Nous harcelant sans cesse, augmentant les programmes,
Il provoquait le stress, il suscitait les drames.
Nous étions surmenés, nous avions des migraines,
Devant ces avalanches de devoirs par dizaines.
C’était surtout en math que ses penchants sadiques,
Trouvaient de bons prétextes pour brandir telle une trique,
Sa fameuse règle-alu qui meurtrissait nos doigts.
Alors, ne fallait pas lui demander pourquoi,
Sinon pleuvait derechef une nouvelle rafale,
Toujours accompagnée d’une tirade brutale.

Les baignoires qui fuyaient ou bien se remplissaient,
Les trains qui se croisaient ou bien se dépassaient,
Sous les caprices odieux de robinets vicieux
Ou de vieux chefs de gare à l’esprit malicieux,
Nous posaient des problèmes dignes de Polytechnique,
Qui me firent prendre en grippe toute l’arithmétique.
Bien pis que les racines pas toujours très carrées,
Les décimales de « pi », me laissaient atterré.
Pourquoi ces parallèles, ces cônes et ces trapèzes,
Et ces angles mal à droit nous laissant mal à l’aise ?
Il aimait les fractions avec une telle passion,
Qu’il en faisait un jeu en forme de punition.
Quant aux départements ridiculement nombreux,
Dont il fallait savoir les plus infimes chefs-lieux,
C’étaient ses favoris pour les tirages d’oreilles,
Si Nantes tombait dans l’Oise, le Var-chef-lieu-Marseille.
En Roumanie Sofia ? En Hongrie Bucarest ?
Ou n’est-ce pas l’inverse : ce serait Budapest ?
- Tokyo n’est pas en Chine, Oslo n’est pas suédois !
Pour vous en souvenir, le copierez cent fois …

Pendant les interros, quand le bourreau passait,
Scrutant parmi les rangs si l’un de nous trichait,
Nous crânions dans son dos et lancions des boulettes
Tout en riant un peu jaune dès qu’il tournait la tête.
Mon anglais balbutie, je vais le payer cher
My taylor is not rich, I d’nt like my teacher !

Pour les conjugaisons, futurs et subjonctifs,
On le soupçonnait fort d’en faire des répulsifs,
Dans l’intention sournoise d’une grande distribution,
De colles, de retenues, de lignes et de sanctions.
Mes billes en quarantaine, mon lance-pierre confisqué,
Mes Pieds-Nickelés volés, toutes mes farces moquées,
Mes notes bien trop salées, mes zéros et mes pleurs,
N’étaient que pures brimades pour me mettre en fureur.
Mais le moment terrible, c’était au tableau noir
Où planté sur l’estrade, je cherchais sans espoir,
Au fond de ma mémoire de basiques rudiments,
Qui auraient dû surgir mais demeuraient absents.
Alors on me vengeait en lui jetant des flèches,
Fabriquées en papier par mes copains de mèche

Nos plumes sergent-majors, crispées sur nos cahiers,
Révélaient nos angoisses par leurs grincements inquiets.
Pour nous, les hectolitres, les décimètres carrés,
Les hectares, les centiares, n’étaient que coups fourrés.
Comme les centigrammes qui nous prenaient en traîtres,
Ce n’étaient là que pièges et chausse-trappes du maître.
A mort, les jurassiques et autres crétacés,
Au diable les pliocènes ! Plus de trias ; assez !
Quant aux rois, aux empereurs, toutes les dates de l’histoire,
Ce n’étaient que tortures et brimades vexatoires.
Les Troyens m’agaçaient ; à l’inverse, j’aimais Sparte
Je détestais Louis XV, j’adorais Bonaparte.
J’abhorrais les anglais, j’aimais bien Dugay-Trouin
Je haïssais Nelson ; vive les corsaires malouins !
Comme les Grecs, les Romains, les Huns, les Wisigoths
Tous ces chefs sanguinaires n’étaient que des despotes.
Je rêvais de Jeanne d’Arc, fantasmais sur Saint Louis,
Racontés par une femme qui nous aurait réjouis …

Dans cette école infâme où l’enfant que je fus
A appris ce qu’il sait sans l’avoir jamais su,
J’ai ri tout en pleurant comme j’ai pleuré en riant,
En souhaitant l’enfer à cet affreux tyran.
Comment peut-on ainsi exercer sans remord,
Un métier qui consiste à faire souffrir mille morts
A de dociles élèves qui font tous leurs efforts
Pour devenir chaque jour plus savants et plus forts ?
Il faut aimer punir, avoir un mauvais fond,
Détester les enfants, haïr tout ce qu’ils font !
Certainement qu’en enfer, tous ces instituteurs,
Ils doivent les regretter, leurs brimades de sans-cœurs !
En maudissant chaque soir cette école immorale,
A l’époque je criais, protestais du scandale,
Malgré mes chers parents, insensibles à mes plaintes,
Et peut être complices de toutes ces contraintes.
A quoi Dieu songeait-il, quand pour nous, il a mis
Un maître aussi cruel qui nous tuait à demi ?
Même pendant la récré, son œil trop soupçonneux,
Nous était un obstacle pour développer nos jeux !

Bien des années plus tard, profitant de vacances,
Avec femme et enfants dans l’ouest de la France,
Je me suis souvenu du terrible Cœur-de-pierre
En passant (est-ce hasard ?) dans sa bourgade côtière.
Il bêchait son jardin quand il me vît venir ;
Eh bien, tu as grandi ! me dit-il sans sourire.
Mais son vieux regard bleu, tout brillant de plaisir,
Me disait bien des choses, sans besoin de les dire.
- As-tu au moins choisi un métier qui te plaît ?
- Oh, oui : à dix huit ans, j’ai décidé d’un trait.
C’est une vocation qui soudain m’est venue,
Sans bien savoir pourquoi elle me tombait des nues.
- Tu n’es donc pas de ceux que leur travail écœure ?
Alors tu es heureux et ne plains pas ta sueur !
- C’est vrai : ces efforts-là me sont un vrai bonheur ;
Chaque jour j’y prends plaisir : je suis … instituteur.

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Jacques Grieu