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BLIVIE

"La Dame au chapeau"

Jacques Blais

 
     
 

Cette route vers la très haute Bolivie était assez particulière. Non tant pour ces magnifiques pérégrinations, dont les publicités de café ont rendu familières les images de ces trains invraisemblables, progressant avec une lenteur majestueuse de bêtes de trait fumantes de vapeur et de frissons, secouées au long des pentes vertigineuses et des voies tortueuses des Andes. Non seulement pour la beauté magique de ces surplombs d'altitudes si élevées, de cimes lumineuses si proches du ciel, à travers le Pérou d'abord. Et pas encore uniquement pour les images accumulées les jours précédents de sites époustouflants, comme Cuzco ou le Macchu Pichu, des lieux auxquels on pense des années auparavant, dont on rêve encore des lustres plus tard.

 
 

Ou même ces si énigmatiques lignes de Nazca, ces gigantesques figures géométriques d'allure cabalistiques que des êtres humains avaient probablement eu l'audace, le génie, la technique, le savoir-faire de tracer à travers champs et surfaces pour signifier très certainement quelque chose. A nous dire à nous, des siècles plus tard, à transmettre à leurs contemporains à l'époque, ou à léguer aux dieux.

Bolivie

 
 


Mais cet état d'esprit si particulier de cette route vers la Bolivie devait cependant beaucoup aux circonstances. Nous étions sept ou huit passagers dans ce petit avion monomoteur, un Cessna, qui parcourait précisément la zone de ces lignes à une altitude suffisante pour bien les distinguer dans leur ensemble, quand l'unique propulseur à hélice donna des signes de faiblesse, avant de stopper son vrombissement et sa rotation, dans une irruption de fumée bleuâtre à l'intérieur de la cabine. Ainsi qu'un giclement conséquent d'huile sur le pare-brise, ces deux éléments amenant le pilote, aux côtés duquel j'étais assis, à ouvrir sa vitre latérale, pas très habituel comme comportement à 600 mètres d'altitude , pour tenter de mieux distinguer la suite de son parcours. Une évolution dégringolante, puisque en l'absence de moteur nous perdions de l'altitude nettement, rapidement, et nous étions tous deux essentiellement en mesure de voir grossir magnifiquement sous le nez de l'appareil une colline peu engageante, et décidée à avoir notre peau et un avion pour son repas de midi. Curieusement, il n'existait semble-t-il pas de panique parmi les autres passagers, placés vraisemblablement dans un angle ne permettant pas la même vue, occupés à bavarder et inconscients du danger malgré des conditions déjà bizarres.

Très vite, le regard du pilote est devenu halluciné, les yeux dilatés comme des soucoupes, il me répétait comme une litanie conjuratoire des saints : « la collina, la collina, la collina ! ! » et il est certain que je la voyais comme le diable, cette colline.
  
Une pause (non publicitaire pour une marque de friandise au chocolat) pour relever que, étant là pour écrire et décrire la scène, je laisse deviner au lecteur que seul le suspense sera tué...

 
 


 
 



Cette pause sert surtout à retrouver un état d'esprit dont je conserve totalement la nature, les sentiments, les plus infimes sensations. « Bon, eh bien il me reste peut-être cinq minutes à vivre, et cela ne me dérange absolument pas le moins du monde, c'est presque étonnant comme sérénité, j'ai le temps de penser que ma vie a été pleine, utile, conforme à mes espérances et même à certains rêves, plutôt heureuse eu égard à tant de personnes, alors rien à dire, rien à faire d'autre que d'attendre » Quelques brèves années auparavant, deux erreurs de diagnostic successives à mon encontre venant de deux éminents confrères pour qui j'éprouvais toute confiance, mais chacun sait que d'une part les médecins ne sont à l'abri d'aucune erreur, ni de leur part ni envers leur propre pathologie, que d'autre part soigner un confrère est horrible, déstabilisant, m'avaient annoncé une fin progressive en un an environ, après chimiothérapie d'essai pour une maladie du sang très rare, celle qui a emporté Pompidou. En réalité, et c'est un autre enseignement plus que passionnant, un médicament était en cause dans ses terrifiants effets secondaires, de nouveau le professionnel n'étant pas du tout à l'abri. J'avais vécu cela très désagréablement, très coupable de partir trop tôt, d'abandonner ma descendance encore jeune, et même en faisant face gravement jusqu'au rétablissement, par mes soins personnels d'ailleurs, - une forme de résistance et de réaction de sauvegarde -, de la vérité des effets pathologiques. Au prix, cependant, de transfusions, autre source supplémentaire de préoccupations avant les années 85.
 
Et des années plus tard, une intervention majeure de survie sur le coeur devait me replacer devant l'éventualité du pire, de nouveau en toute lucidité réfléchie, admise, sereine.

 
 
Revenons dans notre cockpit d'avion, toujours enfumé, et cette colline devenue maintenant imminente. Une expérience : les courants ascendants utilisés par les planeurs existent réellement. Ils nous ont pris par les ailes, presque par la main comme on saisit un petit enfant pour lui faire franchir un obstacle bas, et l'avion est passé. A ras, mais au dessus. Le pilote reprenait des couleurs, espoir, et la maîtrise relative de la situation, en appliquant les consignes apprises en cas d'urgence, trouver en l'occurrence un lieu où tenter de se poser sans moteur. Il a repéré une ligne électrique avec ses poteaux, me l'a désignée pour mieux partager ainsi le renouveau de ses esprits, supposant qu'elle devait suivre plus ou moins un chemin, comme c'est fréquemment l'habitude. Et il a posé comme il a pu son engin, ne cassant que son train, froissant je crois un bout d'aile.
 
La suite est gravée comme un amusement. D'abord le pilote, soulagé mais inquiet, enjoignant à tous de quitter l'appareil au plus vite, au cas où un feu se déclarerait. Avec quelques passagers presque surpris, j'en étais interloqué en comprenant combien chacun évolue dans son monde. Ensuite la rapidité avec laquelle le brave homme s'est précipité pour aller soulager sa vessie, soumise sans doute à d'intolérables tensions d'angoisse. Il a demandé ensuite à la cantonade, sans succès toutefois, si quelqu'un disposait d'une cigarette.
 
Ensuite, la scène devient un film comique. A la manière des gros plans " zoomés " à l'extrême est surgi le toit, le pare-brise, puis la carcasse d'un énorme bus apparaissant derrière un monticule, dans la poussière, le bruit, la fumée, un bus antédiluvien comme on les trouve sur ces continents, dans Tintin et dans les films effectivement. Le transporteur en commun a freiné dans un grand bruit de grincement et de sifflets des tambours. Notre pilote s'est rué vers le chauffeur qui, lui, possédait des cigarettes à lui fournir.
 
 

Et ensuite viennent les rires et les cris des passagers de l'autocar, qui s'esclaffaient joyeusement comme ces contrées le permettent. Hilares, ils montraient le ciel, incrédules, demandant si nous venions de là-haut ? Vraiment ? Du ciel ? Ils ont ensuite, à plusieurs réussi avec le pilote et le chauffeur à déplacer un peu l'avion pour permettre au bus de poursuivre son chemin, le conducteur étant chargé d'alerter la compagnie aérienne pour qu'elle nous envoie une camionnette de dépannage pour nous ramener, au moins les passagers, quelque part, à défaut de l'appareil...
 

 
 
 
 
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