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CHILI

"La mine de mon grand-père était de crayon ... "

Jacques Blais
   
 

Le Chili demeure pour moi une succession de sensations, de sentiments, d'images et de réflexions intenses. Le simple fait d'avoir séjourné deux fois, à environ 20 ans d'intervalle, à Santiago, permet d'en observer l'extrême évolution. Des rues qui ne possèdaient qu'une ampoule nue tous les dix mètres, de dérisoires boutiques, des artères défoncées lors de la première visite, devenues plus tard de superbes voies piétonnes bordées de magasins de luxe rehaussés de tous les néons et enseignes des grandes marques dénote ce que l'on appelle l'accession au monde moderne. Mais la mémoire demeure vigilante, qui n'a effacé aucun des impacts de balles du Palais de Salvador Allende mitraillé autrefois...

Le Nord du Chili est un concentré de beauté âpre et rude. Le bleu marine intense des salars, ces lacs volcaniques bordés de dépôts de sel, avec la frise de flamants roses plantés en attente à l'aube. Les geysers entre les croûtes de soufre dont les vapeurs enveloppent les silhouettes fantômatiques des hommes dérisoires dans cette immensité d'altitude. Le troupeau de lamas qui accueille votre réveil, quand vous accordez deux heures au soleil pour dégeler la réserve d'eau. Et cet effort insensé, à 5400 m de hauteur, en pensant toucher les étoiles, pour simplement monter votre tente, hors de souffle. La nuit par moins 15 degrés, dans un duvet polaire et revêtu de 7 épaisseurs de vêtements, sous la toile, à rêver. Et ce ciel d'une telle pureté, nul étonnement à ce que ces latitudes aient été choisies pour y implanter les plus grands observatoires télescopiques de la terre.

 


 

Ces petits villages blanchis traversés de paysans dépourvus de hâte, ce vent de sable extraordinaire, faisant suite à ce tremblement de terre de la veille, comme si la montagne éternuait encore, ou s'ébrouait, transformant en couvercle de nuées jaunes l'atmosphère, au point de ne plus distinguer le bout du capot du 4x4. Et cette gigantesque mine de cuivre à ciel ouvert, au fond du cratère tous les humains deviennent fourmis, et les camions colossaux des cloportes. La roche minérale permanente, cabossée, aiguë, tailladée, aux reflets changeant sous le soleil. Et la gentillesse noble et presque sereine de ces gens d'un univers différent...

Une dernière sensation, mêlée d'émotion : celle de ce jus de fruit merveilleux, pressé par une vieille femme dans un microscopique réduit, un mélange de mangue et de goyave fraîches cueillies de son jardin, et vendu dans un très grand verre de propreté douteuse, mais qu'importe... Avec, tout à coup, la réalité portée à la conscience, en l'écrivant, d'une manière de réflexe chez moi relatif à ces sensations de références de breuvages « magiques ». A chacun sa madeleine... Un autre jus, de fruit de la passion cette fois, dans une petite ruelle populaire du Brésil. Ou ces fabuleux demi-pamplemousses pressés à deux mains, en Centrafrique, au retour du « bloc opératoire ». Ces jus de la rue, encore, à Damas en Syrie, ou ce yaourt liquide proposé aisément à Beyrouth à tous les carrefours, bu à même le pot. Ce délicat thé à la menthe, sous la tente en plein désert Jordanien, offert par ce soldat pris en stop qui avait tenu, son intérêt et le nôtre, à nous guider à travers le sable jusqu'à son habitation de toile. Ces tisanes « délices du soir », à bord du cargo en plein Pacifique, taillant sa route vers les Iles Marquises. Et encore cette canette de Quelque Chose-Cola, après l'ascension exténuante d'une dune de sable rouge de 300 mètres dans le Désert du Namib, devant une vue extatique... Et pour terminer temporairement ici, ce flacon de mangue synthétique cette fois, à la terrasse épouvantablement exposée du Café Cultural de l'Ile de Sal, au Cap-Vert, simplement parce que ma femme y était si suavement, délicieusement décoiffée par un vent devenu soudain un allié de la beauté et de l'esthétique... Le voyage est aussi cela, un assemblage de souvenirs « Pavloviens » réactifs.

Mais je vais laisser une parole fictive et si réelle à une sorte de récitante, Quitora la Chilienne, pour qu'elle nous raconte sa vie, en y mêlant l'histoire, depuis celle de son grand-père, introduisant ainsi des figures légendaires de son pays, des éléments de l'évolution, de la culture, en plaçant les villes et les lieux, en imageant de ses descriptions l'ambiance et le décor de manière si vivante. Un procédé différent pour ce récit là, et je vous retrouverai à la fin pour une petite conclusion.

 


La mine de mon grand-père était de crayon

Mon grand-père était maître d'école à Chiu-Chiu. On dit maintenant instituteur. C'est assurément grâce à lui que je sais, probablement l'une des seules de ma génération au village, lire, écrire et compter. Chacun s'accorde à trouver que je ne parle pas comme les autres, et je décèle une ironie ou une distance dans ces remarques.

J'ai souvenir, lorsque mon grand-père est mort, de m'être rendue à Chiu-Chiu, avec mon père. La petite ville de San Pedro, celle où je demeure, est plus importante que le joli village où nous devions nous rendre. Mais l'agencement général se montre identique, autour du carré de la place s'organisent les rues, à partir des bâtiments officiels bordant l'espace ombragé du square central. La Mairie, l'église, le poste de secours, le local des carabiniers. Au delà des angles droits des ruelles, les petits commerces d'alimentation, de pain, ou une ou deux échoppes d'artisanat pour les rares touristes, l'arrêt de l'autocar interurbain, et les services sociaux.

J'avais vingt ans, c'était en 1945, et le déplacement vers ce bourg, qui nous paraissait si extraordinairement éloigné du nôtre, représentait mon premier voyage. Nous l'avions effectué dans une carriole, celle qui sert encore à véhiculer à l'occasion certains vieux de San Pedro de Atacama. N'était la tristesse de savoir mon cher aïeul disparu, le voyage m'avait enchantée, et j'en conserve un souvenir éperdu.
Mon grand-père avait été promu inspecteur de l'enseignement, et il connaissait à ce titre tous les hameaux des alentours, qu'il explorait dans ses tournées. Il étonnait tous ses concitoyens par son érudition et sa culture. Lui qui s'exprimait si différemment d'eux, on le surnommait le savant alors, avec admiration et respect. Et moi qui ne parle pas tout à fait comme les autres, on m'appelle l'orgueilleuse, avec du dédain dans la voix. La mort de ce personnage s'est avérée symbolique, à double titre, car c'est en 1945 aussi que Gabriela Mistral a reçu son Prix Nobel de littérature. J'ignorais bien sûr ce que pouvait signifier un Prix Nobel, et les explications de mon grand-père n'avaient pas suffi à me conduire à réaliser l'importance mondiale de l'événement. Des années plus tard, et en fait assez récemment, à l'occasion de projections de films cinématographiques dans l'arrière-salle du Café Lateka, à San Pedro, auxquelles j'assistais avec un émerveillement sans pudeur malgré ma soixantaine achevée, et grâce à la Télévision parvenue dans quelques maisons, dont celle de mon voisin, j'ai perçu l'importance, l'immensité du réseau des humains, l'ampleur du phénomène de l'information. Au Lateka, on repassait souvent ce film mythique, Casablanca, que tant de romans évoquent, comme un reflet d'une époque.

Mon grand-père était l'aîné de la célèbre poétesse, plus âgé qu'elle, et il avait eu l'avantage de découvrir un jour, alors qu'il s'apprêtait à ouvrir sa classe pour son groupe d'élèves, au village proche d' Ayquina, une jeune fille timide. Ce récit, il l'offrait comme un morceau de bravoure à chaque occasion, l'enjolivant à mesure. La jeune fille lui avoua qu'elle venait l'observer, en apprentissage de son futur travail. Elle se nommait alors Lucy Godoy, et elle allait devenir cette écrivaine célèbre et adorée des Chiliens. Institutrice d'abord, avant d'exercer la fonction de Consul. Racontant si aisément cet épisode, mon grand-père y mêlait fierté et émotion. Il avait coutume de placer toujours avec habileté ses récits dans leur décor, et il nous décrivait Ayquina, ses maisons de chaume sur des murs empierrés, sa belle et sobre église aux flancs bis, et l'entrée du très spectaculaire Rio Salado, aux abruptes parois d'orgues basaltiques, fendant de ses sinuosités le désert environnant. Tant d'appellations, dans nos régions, évoquent le sel. Les eaux du Rio devaient, longtemps après, se voir détournées en de rectilignes tutauteries sur près de 100 kilomètres pour alimenter l'entreprise minière colossale de Calama.

A des années de Gabriela viendrait Pablo Neruda, qui s'était trouvé brièvement son élève, et dont un Prix Nobel couronnerait aussi la carrière littéraire, en 1971. Rentré au pays, on visite d'ailleurs maintenant sa maison dans le quartier Providencia de Santiago, tout près du funiculaire menant à la haute vierge dominant et protègeant la ville, Pablo Neruda qui à sa naissance s'appelait Neftali Reyes Basualto, est mort comme une sorte de symbole supplémentaire juste après le coup d'état d'Augusto Pinochet en 1973.


Je n'ai jamais rien entendu à la politique, ou aux combats sociaux et militaires du pays. Et même actuellement je suis plus sensible et attentive à la détresse des paysans du Sud, qui perdent parfois dans les terribles hivers de neige de la Patagonie Chilienne, faute de fourrage, des centaines de milliers de têtes de bétail, moutons et vaches. Mais j'ai vécu assez vieille pour recevoir terriblement, par les journaux et la radio, ces évènements avec leurs nouvelles si violentes : le coup d'Etat militaire criblant de balles le Palais d'Allende. Un homme courageux et aux paroles nobles, semble-t-il, ce Salvador Allende, tardivement porté au pouvoir en 70 et si tragiquement abattu par son rival. Ce Pinochet qui a tenu jusqu'au NON du peuple, par référendum en 1988, et qui même après l'avènement de Patricio Alwyn comme président en poste en 90, demeurait encore chef des armées. J'entendais les hommes discuter en s'échauffant autour de leurs bières, je ne voulais pas écouter, détestant ces sujets, mais les hommes n'ont jamais su converser en prenant parti que de cela ou de football... . Sur ce dernier point, le sinistre stade de Santiago, comme souvent réquisitionné en centre de rassemblement des insurgés arrêtés par la milice dans les années terribles, s'est refait une santé tardive et récente lors de la fameuse victoire des Chiliens sur les célèbres Bleus de France. Les générations à venir ne retiendront probablement que ce fait historique là...
 
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