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Curieux de toutes les découvertes, intéressé
par chaque occasion, j'ai appelé dès le lendemain,
en demandant ce que je devais faire pour être du nombre.
Un versement symbolique à l'association des sympathisants
de l'ORTF, qui ne s'intitulait certainement pas ainsi, j'ai
oublié et c'est sans importance, et régler ensuite
les billets pour ce voyage pour mon épouse et moi-même,
et le voyage partirait. Direction l'Arménie Soviétique.
Se replacer dans le contexte social, économique, politique,
culturel, des années 70 est indispensable. Se rendre
en URSS à cette période n'était pas rien,
ayant eu la chance, depuis, d'y retourner trois autres fois
j'ai pu mesurer la différence au fil des décennies.
Les premiers visas étaient soumis à conditions,
la première arrivée sur la Place Rouge donnait
un coup au cur très émotionnel, la visite
initiale de Sainte Basile une réelle secousse. Nous
devions passer par Moscou, avant de gagner le Sud, et cette
expérience a été grandiose, avec cette
atmosphère assez sinistre, la rareté extrème
des véhicules à l'époque, quelques ZIS
officielles dans les rues, un policier tous les dix mètres,
interdiction absolue de traverser hors des clous, de marcher
seul dans une rue, ignorance jusqu'aux derniers instants de
l'hôtel attribué! Les fameuses interprètes
et leur Français merveilleux, dont nous avions en fait
peu besoin, car notre petit groupe de dix était conduit
par un journaliste dont je peux dire le nom, Daniel Moosman,
représentant France-Culture, qui parlait parfaitement
le Russe.
Il est à noter qu'en retrouvant Moscou vingt ans plus
tard, on a l'impression que si les voitures sont nombreuses,
le commerce si différent de la période des magasins
officiels et exclusifs GOUM, les nids de poule dans la chaussée
sont aux mêmes endroits exactement, les coupoles ont
été repeintes, mais la misère a quadruplé,
les enfants errent, l'alcoolisme s'est aggravé considérablement.
Nous retrouverons cela dans d'autres récits.
Pour l'heure, notre délégation se composait
de journalistes de la section culturelle de la radio, d'accompagnants,
et de l'architecte nommé Utudjian, professeur à
l'Ecole du Bâtiment et des Travaux Publics du quartier
Maubert à Paris, qui se trouvait être chargé
en même temps de la restauration des très vieilles
églises arméniennes du pays que nous allions
découvrir. L'objectif de la " mission " de
notre radio, je me l'accapare déjà, était
de découvrir, décrire, faire connaître,
l'art pictural contemporain des peintres officiels arméniens,
et architectural des monuments religieux.
Une chance inouïe. Imaginez vous, en France, aller visiter
très naturellement et tranquillement il y a quelques
années par exemple l'atelier de Bernard Buffet, ou
de Magritte, de Manessier, d'Edouard Pignon, ou de Morandi.
Et vous faire ouvrir les chantiers de restauration des monuments
classés, découvrir des fresques encore cachées,
des panneaux et des triptyques. Exaltant et éblouissant.
J'en arrive à la géographie.
L'autre " passagère clandestine ", complètant
notre groupe, se trouvait être une agréable professeur
de géographie, élégante, sage et discrète,
qui d'emblée m'a fait réaliser que la géographie
aurait pu me séduire, lors de mes études secondaires,
au lieu de représenter un cauchemar et de me valoir
une note de 2 sur 20 au Bac pour avoir confondu Los Angeles
et San Francisco dans notre sujet. Histoire, un mot amusant
ici tant la situation était pire encore, si c'est toutefois
possible, dans cette matière associée, histoire
de me racheter tout de suite, je précise que, dès
que la passion des voyages qui s'est emparée de moi
dès l'âge de 16 ans, m'amenant à lâcher
mes parents pour leurs déplacements de plages, et à
m'évader jusqu'aux jours actuels vers les plus incroyables
pays du monde, m'aura permis de comprendre ce qu'est réellement
la géographie, tout a changé.
arce
que la géographie est en réalité tout
sauf des quintaux de blé, des tonnes de minerai, des
populations à mille habitants près, des surfaces
et des frontières, la géographie est le monde
des humains, le royaume des habitants, le lieu où l'on
vit, où l'on meurt, où l'on souffre, où
l'on s'émerveille. Si les habitants vivent, se comportent,
évoluent ainsi dans tel endroit, c'est parce que le
sol, la sécheresse ou l'humidité, le climat,
les fleuves, la végétation, les cultures, les
ressources, l'économie les conduisent à procéder
ainsi. Quoi de plus évident, de plus " bête
" comme on pourrait dire, mais si un seul, ou une seule,
de mes professeurs avait su me parler des êtres au lieu
des quintaux, des humains au lieu des frontières, des
ethnies au lieu de mes notes catastrophiques, de la vie et
de la mort au lieu des minerais et des altitudes à
connaître au millimètre près, j'aurais
aimé la géographie.
Et lorsque j'ai rencontré cette professeur, quand j'ai
réalisé qu'elle avait sauté sur cette
occasion, ravie de venir s'instruire elle-même, d'avance
enthousiasmée de la moisson qu'elle rapporterait à
ses élèves et photographies, en anecdotes, en
vérités sur le vif, en couleurs et en paroles,
en atmosphère et en vécu, j'ai été
réconcilié, rasséréné.
En me disant que de telles professeurs existaient, réelles
et non utopiques ou fictives, et que les élèves
de celle-ci disposaient d'une chance inimaginable!
Avouerai-je qu'à de nombreuses reprises, au cours de
mes études chaotiques, j'ai constaté la réversibilité
absolue, totale, celle qui donnerait espoir à tous,
des carences ou de ce qui a été classé
" irréductible ", mis au compte de la bétise,
de la nullité alors que la pédagogie, la communication,
sont en cause. Simple anecdote, en classe de seconde nous
avions " bénéficié " d'un toute
nouvelle prof de chimie fraîche promue. Imaginons un
instant une classe, la pire, de seconde d'un lycée
à l'époque uniquement de garçons, dévorant,
massacrant, anihilant cette malheureuse jeune femme jusqu'aux
larmes, jusqu'au désespoir. " Atteint d'une année
d'avance " j'avais sans doute encore plus mal encaissé
que d'autres cette adolescence incontrôlée, et
j'ai dû subir un examen de passage en chimie pour être
admis en première. Parvenu quelques années plus
tard en Fac de Médecine, et nanti d'un merveilleux
professeur de chimie, aveugle de surcroît ce qui devait
ajouter à la magie et à l'envie de réussir
pour lui, je suis devenu tellement bon dans cette matière
que le premier ouvrage publié dans ma vie aura été
un Corrigé de Question à Choix Multiples à
l'usage des étudiants de 2ème année de
Médecine, je m'étais chargé de la Chimie
et de l'Anatomie.
En bref, et pour devancer les années qui ont suivi
l 'Arménie, avec une très grande expérience
des voyages, j'ai pris l'habitude de repérer partout,
dès l'arrivée, l'allure d'un pays, les ressemblances
géographiques, géologiques, sociopolitiques,
les habitudes des populations les usages de langues, en m'interrogeant
toujours : pourquoi ce sol, ici, pourquoi ces mêmes
cailloux ocres qu'en tel autre endroit du globe, pourquoi
cet aspect de végétation ? Parce que, après
vérification, nous nous trouvons sur la même
latitude dans le même hémisphère, ou la
même inversée et symétrique dans l'autre!
Pourquoi la bordure ouest des continents africain et américain,
à la même hauteur, décrit-elle des zones
désertiques identiques, pourquoi ces colonies de phoques
aux mêmes endroits, pourquoi des minerais de métaux
ici, et du diamant ou des pierres semi-précieuses là
? Parce que les courants marins froids sont similaires, ils
produisent les mêmes effets climatiques de déssèchements,
de vents, de température des eaux. Mais quand l'altitude
varie, les trouvailles géologiques aussi. Le désert
du Namib fournira diamant et pierres semi-précieuses,
parce qu'à hauteur de mer, proche du centre fusionnel
de la terre, quand le désert d'Atacama, au Chili, donnera
naissance à des métaux, cuivre, molybdène,
lithium, parce qu'à plus de 4000 mètres d'altitude,
plus loin du centre fusionnel.
Merci, chère professeur de géographie du voyage
arménien, d'avoir permis de me réconcilier en
comprenant que de superbes enseignants existent partout.
Atteindre l'Arménie autorisait la découverte
de nombreux facteurs annexes. Percevoir que le sud, même
en URSS, représentait une atténuation de la
rigueur, une atmosphère plus tolérante, moins
de police, la possibilité de traverser la rue sans
un uniforme avec sifflet derrière soi. Même d'envisager
d'entrer en contact réel avec les gens, surtout grâce
à notre statut si particulier de radio en mission.
Prendre conscience au moins de la réalité des
lieux dits bibliques. Que l'on croit ou non, que l'on adhère
à une idéologie, une religion, ou que l'on ait
définitivement classé ces éléments
dans la légende, les lieux décrits existent.
Lorsqu'on atteint Jérusalem, Jericho, la Mer Morte,
on est empli aussitôt de rappels et d'apprentissages
anciens, et il est impossible de ne pas penser immédiatement,
croyant ou non : " tiens, c'est là!" De la
même manière en Arménie,
dominé par le Mont Ararat du fameux déluge,
qu'il entre dans nos crédits ou soit refusé
comme une carte non approvisionnée, l'idée vient
de nouveau : " ah, c'est ici!" Dimension supplémentaire,
celle du génocide si tardivement découvert ou
admis du bout des lèvres, ce gigantesque contentieux
Turco-Arménien, dont la conscience émerge là-bas,
violente, entendue, reprise par les populations, amenée
dans les conversations.
Enfin découvrir ces minuscules églises cruciformes
carrées, datées du III ème siècle,
nichées dans la neige aux abords immédiats du
Lac Sevan, et penser qu'elles ont été ouvertes
pour nous, spécialement, commentées dans leur
architecture, leur décor, par ce ressortissant émigré
et architecte, apporte un lot d'émotions aussi. Parcourir
les routes glacées bordées de bouleaux si caractéristiques
de la Russie, pour aboutir dans les villages troglodytes de
la région de Kachgar, avec cette basilique taillée
dans la roche, rencontrer le Pope orthodoxe qui accepte de
recevoir la délégation, autant de curiosités,
de moments importants.
Erevan,
la capitale Arménienne, est une ville lourde, triste,
austère, à l'imposante place ronde dont l'architecture
se retrouve dans ces pays comme l'Autriche, la Hongrie, colonnades
solennelles, une façon permanente de mener les monuments
à dominer les hommes, symbolique de pouvoir, d'ordre.
Mais voyager dans ces conditions particulières autorisera
des dérogations. Ainsi, être invités dans
une vraie famille, dans un de ces immeubles effroyables, où
les locataires partagent à plusieurs familles la même
cuisine, la même salle de bains dérisoire, et
cependant ils sont presque fiers, heureux de montrer leur
logement. La même impression, le même sentiment
de décalage, se retrouvera 25 ans plus tard à
l'autre bout de l'immense Russie, le changement de nom ne
modifiant en rien la misère terrible.
L'autre intérêt est l'accès à des
institutions, comme la télévision, qui nous
recevra, les organismes officiels. Une difficulté se
fait alors jour, qui pour moi sera double: justifier ma présence,
dans un univers si règlementé où tout
doit être motivé, et parvenir à ne pas
boire sans vexer. Pour le premier point, au bout de deux tergiversations
hésitantes, il est convenu de répondre partout
que je suis chargé à la radio des émissions
médicales, ce qui résout le problème
sans difficultés, l'essentiel étant manifestement
de présenter une réponse construite. Ne pas
boire concerne les toasts, qui accompagnent nécessairement,
obligatoirement, la vie russe dans toutes ses manifestations
officielles. N'importe quelle réception auprès
d'une administration, d'un organisme, est accompagnée
d'un toast de bienvenue, traduire: de deux verres de vodka.
Je ne bois jamais une goutte du moindre alcool depuis l'âge
de 18 ans, et j'ai dû trouver des solutions, depuis
faire semblant, ce que menait à une lourde insistance,
jusqu'à vider quelque part le godet, plantes vertes
accueillantes, récipients, autres verres. Il en allait
de même lors des réceptions chez les peintres
officiels.
Un peintre officiel est une sorte de salarié de la
peinture du pays, choisi comme représentatif et destiné,
le reste de sa vie durant, à produire pour des salons,
des commandes, des locaux ou des monuments. Ces braves types
sont généralement bavards, dépressifs,
très portés sur l'accompagnement de leurs entretiens
par de nombreux verres, et assez peu producteurs de peintures
éclatantes. Plutôt solennels, dans la ligne demandée,
symbolistes, grandioses, et gardant une thématique
à la fois grandiloquente, avec des couleurs sombres,
lourdes, des figures apportant sens, résignation, douleur,
et évocation permanente du passé, des deuils,
de la patrie, des massacres.
Quand, un peu libérés par l'alcool, ils abordent
d'autres sujets, ils peuvent devenir assez vrais, pas réellement
amusants mais plus acides, lucides, dynamiques ou égrillards.
Mais ces quelques quatre ou cinq visites dans les ateliers
officiels seront des moments plaisants, et surtout en toute
conscience de vivre, là, des occasions exceptionnelles.
Au total et avec un grand recul, ce voyage demeure un résultat
d'un excellent hasard, très agréable et productif
sur bien des plans, nourrissant tant une curiosité
que la découverte de pays difficiles à aborder,
et apportant un contact avec des personnages de milieux si
différents, intéressants et très appréciables.
Pour l'anecdote, et suivant en cela le fil qui nous mènera
toujours plus sur ces traces-là que sur celles des
cartes d'état major, l'année suivante j'ai appelé
spontanément pour m'enquérir d'une " mission
" éventuelle. Elle fut différente puisqu'il
m'a été proposé de devenir cette fois
carrément l'accompagnateur d'un voyage en Corée
du Sud, à Taiwan (encore Formose cette année
là) et au Japon, j'ai naturellement accepté
avec plaisir, intérêt, curiosité, bonheur,
et envie piquante de la découverte.
Peu après, l'ORTF a été dissoute et transformée
en une dizaine de sociétés distinctes.
Fin du voyage.
Jacques Blais
Tous droits réservés.
© François-Marie Michaut 1997-2004
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