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Médecine narrative en pratique

    21 mars 2016

Docteur Cécile Bour


 lui répondre

La nécessité d'acquérir de plus en plus de savoirs médicaux au cours des études, puis la formation continue en cours de carrière, contraignent les médecins à une telle masse de labeur qu'ils en viennent à négliger, certainement involontairement, la dimension relationnelle et humaine. C'est elle qui fonde pourtant la confiance entre les deux partis : le médecin et le patient. Cette relation est d'autant nécessaire qu'elle permet « d'accoucher » la parole du patient, qui a besoin que l'on tienne compte aussi de son vécu dans l'analyse de sa maladie.
Cela semble de prime abord aller à l'opposé du courant de L'E B M, « Evidence Based Medicine », un des piliers de la médecine moderne, qui tend à rechercher toujours les faits prouvés. L'EBM ne semble pas se soucier de l'analyse de la situation personnelle et subjective du patient. En fait, il est certainement possible d'allier les deux visions de la pensée médicale.

Voici une observation réelle montrant comment on peut aboutir à une situation absurde, inquiéter inutilement un patient et faire fausse route dans un dossier. Juste quand on ne veut ou on ne peut pas entendre le vécu d'un patient.

Mme R, 57 ans, vient passer une mammographie de dépistage. On retrouve dans ses antécédents médicaux un cancer du sein il y a plus de vingt ans et un antécédent de conisation du col de l'utérus.
La nouvelle mammographie retrouve une image de très petite taille sur le sein controlatéral du sein jadis traité, qui s'avère, après biopsie, être un carcinome micro-invasif. Mme R. bénéficie d'un traitement conservateur et d'une radiothérapie, le tout suivi par un traitement anti-hormonal .

On note aussi dans le dossier deux antécédents familiaux de cancers du sein chez deux cousines germaines du côté maternel suivis de décès.
L'originalité de cette observation réside dans le fait que Mme R., étant toute jeune, a passé toutes ses vacances scolaires chez des grand-parents, et ce en compagnie des deux cousines décédées à l'âge adulte de leur cancer du sein. Il se trouve que le grand-père, agriculteur de son métier, avait pour habitude de traiter ses cultures par épandage, et permettait à ses trois petites-filles de se poster à l'arrière du tracteur, ouvert, et exposées ainsi de façon répétée et non protégée, des années durant, aux divers produits pesticides et insecticides. Par ailleurs, une de ces deux cousines a travaillé pendant 20 ans dans une laiterie, avec aspersion quotidienne d'insecticides, sans protection ni suivi par la médecine du travail.

A la suite de ce deuxième cancer du sein, l'oncologue qui suit Mme R. estime justifiée une consultation oncogénétique, à laquelle se rend Mme R.
Là, elle est interrogée selon un formulaire standard sur toute sa lignée familiale et ses antécédents.
Mme R. tente bien d'expliquer à l'assistante qui l'interroge le problème de l'exposition chronique et répétée des années durant aux pesticides, mais cet aspect de son vécu n'intéresse nullement ni l'assistante ni la spécialiste d'onco-génétique. Celle-ci, en effet, lui reposera les mêmes questions sur ses antécédents familiaux et personnels d'ordre médical, prescrira une recherche des gènes BRCA1 et BRCA2. Puis, et en l'absence de tout résultat, conseillera d'emblée à Mme R. de faire pratiquer à sa fille une ovariectomie préventive ainsi qu'un suivi mammographique/IRM des seins dès l'âge de 30 ans. Pas de question sur les éventuelles consommations de tabac ou d'alcool, jugées vraisemblablement comme moins déterminantes dans son cas que l'antécédent génétique. On ne lui demande pas non plus ses anciens dossiers médicaux pour une éventuelle relecture.
Mme R. est congédiée de la consultation et rentre en larmes chez elle, sans avoir bien compris le pourquoi de ces préconisations alors même qu'on ne connaît encore pas les résultats des recherches génétiques. Elle a le sentiment de n'avoir pas été écoutée, et surtout elle a manqué de toute explication ou de toute préparation psychologique à une telle prescription.
Le résultat de la recherche génétique s'avère, au bout d'un an, être négatif, ce qui fait qu'on ne peut rien en conclure. Mme R. ainsi que sa descendance, dans le courrier ultérieur qu'elle recevra de l'onco-généticienne, seront considérées quand-même comme « femmes à risque » du fait de la généalogie chargée, faisant complètement fi du passé ou du vécu de la patiente.
En triant ses papiers, Mme R. finit par tomber enfin sur son dossier initial contenant l'analyse histologique de sa première lésion opérée il y a 20 ans. Le résultat alors parlait d'un fibroadénome (lésion bénigne), transformé en adénocarcinome au fil des transcriptions et des diverses consultations gynécologiques qui ont suivi ensuite.…

Cet exemple illustre fort bien la tendance actuelle de la médecine vers une croyance et confiance démesurées en la technologie, considérée comme infaillible. Il y a une course en avant pour traquer la plus petite lésion, « prévenir » le plus vite possible la maladie, plutôt que de prendre le problème en amont, ce que déjà un bon interrogatoire minutieux et patient peut faire. Nos formateurs d'antan ne juraient que par l'écoute et l'observation. Comment avons-nous pu évoluer aussi vite vers une telle précipitation dans nos consultations, vers une confiance aveugle en nos machines, nos tests, nos « préventions », nos dépistages, ruineux, inadaptés, passant au-dessus de la tête du malade, qui ne se sent plus du tout pris en compte ?

Le corollaire, c'est que le malade se tourne vers une web-information, pas toujours fiable, vers des forums, des associations virtuelles de patients..
Nous, médecins, devons faire face actuellement à ce phénomène, le malade, angoissé, recherche une écoute, et cherche des réponses aux questions qu'il n'aura pu poser, ou qu'il aura vainement posées.
Mais c'est peut-être grâce à ce nouveau média que pourra se régénérer une discussion en confiance entre un médecin et un malade, permettant une collaboration constructive entre ces deux acteurs, si les deux sont volontaires pour s'écouter l'un l'autre, pour accepter les modulations, les réserves des uns et des autres. Sans que le praticien ne se drape dans un mépris de l'homme savant, sans que le malade ne s'emmure obstinément derrière des connaissances partielles et sans nuance glanées ici et là sur le web.
Le médecin doit savoir accepter les informations reçues hors du cadre médical que le malade lui livre. Il doit être capable de discuter avec le malade d'éventuelles alternatives sur sa prise en charge.

Finalement, la médecine narrative est l'application intelligente et sensible de ce que nos anciens nous rabâchaient sans cesse : d'abord il y a l'écoute et l'observation. Et donc, pour pouvoir écouter et observer, il faut savoir prendre son temps.


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Os court :

« Celui qui sait écouter deviendra celui qu'on écoute. »

Ptahhotep ( vizir de l'Egypte ancienne, 2800 ans avant JC)

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