Causalité linéaire, circulaire, ou «hélicoïdale»

20 août 2018

 

   Le dramatique écroulement du viaduc autoroutier Morandi de Gênes évoqué dans le Coup d'Oeil du site du 16 août 2018 soulève une question qui n'a finalement rien de philosophique . Qu'est-ce qui fait que tel évènement est ou n'est pas ? Longtemps, nos ancêtres ont botté en touche en faisant intervenir la volonté des dieux ou du dieu unique de chaque culture.
   Pour ne pas renier le tropisme d'Exmed, restons dans le domaine de la santé. Quitte, selon nos discutables mais souvent fertiles habitudes, à ne pas hésiter à empiéter sur des territoires qui lui sont étrangers. Il y a trois siècles seulement, ici personne ne contestait que la seule cause de toute maladie, comme de tout accident était la volonté divine. L'évolution bonne ou mauvaise de ce châtiment pour des fautes individuelles ou collectives était entre les mains de la providence (1). On peut parler ici d'une causalité linéaire. Elle a le grand avantage de la simplicité. Une cause entraine un effet. La rencontre entre un bacille de Koch et un organisme humain non immunisé entraine une tuberculose. Bien entendu, les observations médicales ne manquent pas de souligner que les choses sont beaucoup moins simples et automatiques. Sinon, il y a belle lurette qu'une seule épidémie aurait fait disparaitre Homo Sapiens ! Dans le vivant, A+B ne fait pas toujours C. La multiplication frénétique des causes possibles de chaque évènement, les historiens le démontrent, est une course sans fin. Et comment ne pas se moquer gentiment de la façon dont nos auteurs anciens, sauf exceptions remarquables, ont pu dessiner comment nos sociétés allaient se transformer jusqu'à nous.

   Du côté de la biologie, un autre mode de compréhension s'est imposé. L'accroissement considérable des connaissances des sciences et de la médecine ont rendu moins crédibles les croyances des religieux. La persistance de pélerinages sous tous les climats demeure cependant vivace (2). Dans le monde du vivant, beaucoup de choses, sinon toutes, se passent par cycles. Plus moyen pour un étudiant d'échapper au cycle de Krebs ou au cycle ovarien, tout des acides aminés aux molécules les plus spécialisées de notre machinerie interne semble danser une ronde sans fin. De la flèche élémentaire allant de son arc vers sa cible, nous voici dans un univers bien plus complexe où les mêmes évènements s'enchainent de la même façon, pour, finalement, sembler revenir au point de départ. Une nouvelle cellule prend la place d'une ancienne. Les systémiciens de l'École de Palo Alto des années 1970 ont démontré la richesse de cette causalité circulaire dans le champ encore inexploré (3) en psychiatrie de la thérapie familiale dite systémique. Ces cycles, l'observation le prouve, ont une tendance naturelle à se mordre la queue comme le fait un cercle. Pour le meilleur comme pour, cela concerne au premier chef les soignants, le pire avec en ligne de mire la mort. La circonférence des différents stades enchaînés parcourue, se retrouve-t-on au point de départ, comme si rien ne s'était passé ? Vision désespérante d'un non changement obligatoire. À moins qu'un pantin magique ne soit chargé de rebattre les cartes de cet univers immuable pour trouver une issue. Il porte un nom : le hasard (4). Devenu au fil du temps le joker scientifique de nos ignorances.

  Pas de panique, un espoir demeure. Celui de passer d'une pensée plane en deux dimensions à une vision en relief à trois dimensions (5). Le cercle a alors deux options. Soit tourner parfaitement sur lui-même pour devenir une sphère. Soit, en prenant juste un peu de profondeur à chaque tour, avoir une trajectoire hélicoïdale (6). Nous voici parvenus à l'adjectif entouré de guillemets utilisé dans le titre de cette lettre. Essayons d'en dégager l'intérêt.
Quand un cycle est achevé, il ne reste pas qu'une sorte de détritus, de boule close totalement impénétrable. Quelque chose, aussi minime que ce soit, a pourtant pris naissance, comme les cendres d'un corps carbonisé. Ce reste infime est lui-même le premier élément capable de nourrir une nouvelle rotation qui, à son tour, en alimentera une autre. Jusqu'à ce jour, rien ne vient de rien. Le mouvement du réel n'est finalement pas bien compliqué pour qui veut faire un instant abstraction de tous les détails. Que ceux qui me font l'honneur de me lire veuillent m'excuser si mes mots pour l'exprimer manquent de clarté.
Ce que je dis est-il en contradiction avec quelque observation que nous avons pu faire du réel, des connaissances traditionnelles les plus anciennes aux éclairages scientifiques contemporains les plus pointus ? J'ai la faiblesse de ne pas le croire. Mais, allez donc savoir, je suis peut être le seul !


Notes :

(1) Ambroise Paré (1510-1590), l'un des pères de la chirurgie moderne des champs de bataille, écrivait : « Je l'ai pansé, Dieu l'a guéri».

(2) Le jour où ce texte est écrit commence en Arabie Séoudite le hadj qui rassemble 2 millions de pélerins du monde entier.

(3) Et toujours mal compris dans ses applications en médecine générale dont elle devrait être l'élément central autour duquel s'articulent les indispensables spécialités.

(4) Mot d'origine arabe ( al-zarh), signifiant jeu de dés. Particulièrement étudié au XIIème siècle à Cordoue par Averroès, philosophe et médecin de confession musulmane, avec sa « science de la Chance».

(5) Les peintres florentains de la Renaissance ont su réaliser cet exploit en inventant la perspective.

(6) La meilleure image est celle d'une hélice d'avion s'enfonçant comme une vrille dans l'air.



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Os Court :

« Je sais bien que certains prétendent que le stalinisme a été prévu, mais, alors, pourquoi n'a-t-il pas été évité , le danger de l'histoire, c'est de faire croire, après coup, à une causalité linéaire qui n'existe jamais.»

Henri Laborit (Éloge de la fuite, 1976)

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