Homo (non) sapiens

                                   26 octobre 2020

    Aveu liminaire. La procédure utilisée ici pour aborder un sujet consiste à en déterminer auparavant... le titre (1) Pour écrire cette LEM, j'avais d'abord songé à lui donner le titre d'Homo Ignorans. Vérification faite, cette dénomination a déjà été employée dans un sens différent (2).

   C'est le bon docteur suédois Carl von Linné ( 1707-1778), un des pères de la systématique (3) qui, de sa Suède, inventa Homo sapiens pour désigner notre espèce. L'adjectif latin veut dire : «intelligent, sage, raisonnable, prudent».Sans vouloir être trop sévère, le programme de la dénomination scientifique semble bien loin d'être réalisé par notre civilisation mondialisée actuelle. Quatre objectifs grandioses : l'intelligence, la sagesse, la raison, la prudence. Notre «sapience» est gravement en panne, le tohu-bohu dans les esprits déclenché par l'irruption du Covid 19 avec toutes ses conséquences en fait foi. Désolé, attentif lecteur, mais, à l'usage, Homo n'est pas du tout, ou pas encore, sapiens. D'où la parenthèse négative que je me suis permis d'insérer avec malice dans le nom ambitieux de notre espèce de primates.
Et pourtant, impossible de le nier, que de connaissances avons nous réussi à accumuler et à thésauriser (4) au fil des âges et des cultures ! Nous savons beaucoup de choses dont les exploits techniques éclatants qu'ils autorisent sont aussi admirables que les impasses où elles nous conduisent sont terrifiantes.

   Alors, qu'est-ce qui peut bien faire que nos façons de vivre ne soient qu'en accord très imparfait avec cette «sapiensitude» que nous attribue généreusement la zoologie ? Une partie de nous-même se serait hypertrophiée aux dépens d'une autre que nous aurions laissé dépérir par manque d'exercice ? L'hypothèse n'est pas invraisemblable pour un médecin qui sait qu'étant embryons, avant que les poumons soient formés nous disposions de branchies et qu'une indispensable glande endocrine, le thymus, s'est atrophiée à la fin de l'enfance. La neurologie sait que notre cerveau est un organe unique. Elle a repéré également qu'il est constitué de deux hémisphères dont le fonctionnement est si différent qu'il est habituel de parler de cerveau droit et de cerveau gauche.
   Comment se fait-il que nous ayons à ce point favorisé la rationalité purement matérialiste commandée par notre hémisphère gauche au détriment du fonctionnement de l'hémisphère droit demeurant dans le plus grand flou ? Les sciences ont choisi leur champ d'action qui s'est révélé incroyablement fertile grâce aux techniques. Au point de laisser entendre qu'en dehors de leurs méthodes, il ne pouvait exister aucune connaissance digne de ce nom. Les sciences étaient devenues LA Science, et la Science a endossé progressivement l'habit suprême de LA Connaissance.

   Il est alors aisé de comprendre que la cité scientifique ne veuille pas,sa méthodologie le lui interdit, aller à la recherche de ce à côté de quoi elle passe. Mais nous, les gens ordinaires, nous sentons bien depuis quelques années qu'il est de plus en plus difficile d'accepter que la connaissance scientifique, avec ses multiples facettes et innombrables données désormais numérisées, est l'alpha et l'oméga de nos performances mentales. Indépassable savoir, l'aventure du SRAS-Cov2 et la concience écologique en expansion, tordent le cou à cette croyance que nous avions depuis la révolution industrielle d'un progrès libérateur matériel infini, le Progrès.
   Tentons de chausser nos lunettes systémiques. Pour ne pas périr de désespoir devant ce qui ressemble de plus en plus à un échec. Chaque discipline scientifique, technique, artistique ou spirituelle , peut être grossièrement comparée à une tranche précieuse de connaissance aux frontières plus ou moins poreuses à ce qu'il y a autour. Notre cerveau de sapiens est-il capable de déterminer si oui ou non existe un système de connaissance plus large, capable de respecter en les englobant toutes nos sciences, tous nos arts et toutes nos croyances, des plus anciennes aux plus actuelles ? Dit autrement : un système unique capable d'englober en les faisant travailler en harmonie tous les systèmes que nous pouvons connaitre est-il ou non une potentialité du cerveau humain à développer ?
Rien, à mon sens, ne permet à Homo sapiens , aussi inachevé soit-il encore - nous ne le constatons que trop - de répondre par la négative.

   Pour demeurer volontairement, car il n'est pas le seul à avoir osé travailler la question (5), dans le domaine des sciences, en 1955 déjà le danois Niels Bohr, un des pères de la physique quantique, écrivait : " Le problème de l'unité de la connaissance est intimement lié à notre quête d'une compréhension universelle, destinée à élever la culture humaine."


Notes :

(1) Méthode interdite par les professeurs chargés de m'apprendre la langue française.

(2) « Homo Ignorans Deliberately Choosing Not to Know» , Ralph Hertwig, Christopher Engel, Perspect Psychol. Sci. 2016 May. Ces personnes qui font le choix de ne pas savoir de quoi ils sont malades.
(3) Discipline scientifique permettant, avec la taxonomie, de classer dans un ordre logique tous les organismes animaux et végétaux. Ne pas confondre avec la systémique souvent évoquée sur ce site.

(4) Amasser de l'argent sans le dépenser, selon Larousse.

(5) Une piste beaucoup plus large à ne pas négliger : F.Michaut, Aubiérisons-nous, LEM 1053, 5 février 2018


Os court :

« L'humanité a de multiples naissances, avant sapiens, avec sapiens, après sapiens, et peut-être promet une nouvelle naissance après nous.»

                           Edgar Morin, sociologue (1973)

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