Débats 97-98 /3
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Dialectique du traitement et du soin :

le cas du cancer aujourd'hui (°).

Odile MARCEL , Université de Lyon III

Formé dans le triomphalisme qu'induit légitimement l'essor de la médecine scientifique , l'homme de l'art vit aujourd'hui une sorte de crise culturelle qui , à l'intérieur de la logique et du sens même de son activité au quotidien , affecte son identité et sa figure de soignant . La médecine est à la fois une science et une pratique sociale . Le décollage théorique des sciences de la vie depuis cinquante ans , l'instrumentalisation du savoir médical par la division du travail scientifique ont assuré un progrès sans précédent du pouvoir de soigner . Dans le même temps , enracinés dans l'expérience vitale et culturelle , la figure et le rôle du soignant , les gestes ancestraux de la prise en charge des corps souffrants n'ont pas radicalement changé . La science et la puissance des moyens hospitaliers transforment l'expérience de la souffrance et de la mort : comment en neutraliseraient-ils le poids existentiel et la signification ? A titre de retombée dans le système social , la révolution scientifique de la médecine fait donc naître un nouveau front de problèmes . Qu'il s'agisse d'économie de la santé ou , plus secrètement , d'une souffrance qui est sans doute aussi bien celle des soignants que des malades , il s'agit donc de marquer l'actualité intellectuelle d'une réflexion sur les coûts aussi bien financiers que psychiques du présent système de santé dans les pays développés .

L'étude des coûts humains intéresse le médecin. En lui , c'est aussi le philosophe , le citoyen , voire le futur malade , qui sont conviés à cette méditation sur l'insertion de la science dans la cité et , plus particulièrement , sur la façon dont ses gestes et ses paroles de professionnel ont à accommoder cette révolution dans la situation clinique .

Dans les pays développés , la vigilance sanitaire des populations a banalisé la visite au médecin . S'agissant des maux quotidiens , la définition de la situation médicale et de la transaction qui la constitue est relativement simple . En cas de crise somatique émergente ou installée , le malade consulte dans l'intention d'obtenir un soulagement qu'il attend avec confiance . Par définition , le médecin sait identifier le mal . Son assurance institutionnelle et corporative lui délègue un pouvoir qui peut , lui aussi par définition , trouver la prescription qui sera apte à remédier au trouble affectant le patient . La rencontre clinique autour du trouble est faite pour provoquer une intervention appropriée . De part et d'autre , c'est un retour à la santé - ou à une optimisation du niveau de normalité - qui est souhaité et visé . Les maladies sont essentiellement multiples . Dans une sorte de schématisation et d'idéalisation du processus de la morbidité , malades et médecins en viennent à considérer leur relation comme l'intermittente et récurrente quête commune d'un silence des organes . Une quête toujours recommencée , mais qui parvient assez régulièrement à réaliser son but : formée autour du signalement d'un trouble , la relation clinique n'en finit plus de se dissoudre ; l'idéal du médecin est de ne plus voir son malade . Dans les pays riches , les malades sont en bonne santé . La médecine au quotidien consiste en tâches normalisées , que certains imaginent susceptibles d'un traitement automatique par l'usage de machines informatiques .

Il existe aussi des maladies plus sévères , plus lentes et plus continues . Dans les pays riches , le front des maladies graves est peuplé d'affections nouvelles , sur le contrôle desquelles la connaissance et le pouvoir de l'institution médicale ne sont pas encore assurés . Bien que la plupart des gens vivent en bonne santé et que leurs maux quotidiens relèvent de l'anonymat banal de ces affections aisément remédiables et qu'on peut instrumentaliser dans l'humour parce qu'on les sait révocables , celles qui ne se soignent pas - ou qui se soignent plus mal - font voler en éclat la confiance dédramatisée avec laquelle on consulte au quotidien , comme si le corps pouvait être compris comme cette machine si bien réglée qu'on n'a généralement pas besoin d'en desceller le capot . Le jour vient bientôt où la façon agréable , insouciante et deresponsabilisée dont le médecin peut instrumenter sa pratique se révèle évidemment insuffisante . Son identité commode de prescripteur patenté connaît sa limite ou se trouve mise en échec . L'incertitude d'un trouble mal connu et mal contrôlable s'est installé , avec , pour le médecin , l'angoisse d'une limite de son pouvoir d'intervention optimisante et , pour le malade , celle d'une frontière désormais franchie qui , peut-être irréversiblement , l'a fait sortir du royaume de la santé et peut-être , bientôt , de la vie elle-même .

 

Tentons de dresser un état des lieux à propos de la maladie cancéreuse et de son traitement actuel , soit la façon dont , tous niveaux d'intervention confondus , l'institution sociale de la médecine propose au présent sa médiation instrumentée dans le but d'apporter un soulagement voire , dans le meilleur des cas , l'horizon d'un remède aux patients toujours plus nombreux concernés par cette affection . A quoi ressemble actuellement la thérapie du cancer ?

 

Bien qu'un grand nombre de pathologies fréquemment présentes dans son cabinet ait pu faire douter le médecin du bien-fondé de la représentation standard que , comme les malades eux-mêmes , il utilise couramment , l'homme de l'art aimerait pouvoir continuer à parler au patient dans les termes neutres , parfaitement objectivés , par lesquels il a pu dans le passé évoquer " ses migraines " , " sa grippe " , voire son " ulcère " . Les malades refusent une telle familiarité entre eux et " la maladie " , ils répugnent en général à ce qu'on parle de " leur cancer " comme pour les en accuser , comme pour les enfermer dans et avec l'énigme de leur mal , cette malédiction encore invaincue par le corps social . Les cancers ne font pas l'objet d'une connaissance qui , en élucidant des mécanismes pathogènes spécifiques , aurait réduit l'aura d'inconnu et de menace de la maladie et dédramatisé l'imprononçable pronom personnel " mon cancer " . Que l'on veuille ou non en convenir , le cancer reste encore et toujours associé à l'idée de la mort . Les soignants pourront engager les patient dans une attitude de lutte . Ils pourront souligner celle dans laquelle eux s'engagent dès que le diagnostic est posé .

 

Dès son premier instant , une première dérobade , un premier malentendu aura marqué la relation qui s'installe entre le soignant et le patient . Une médiation mal élucidée , à laquelle il n'a pas été fait place . Un temps de signification éludé , un moment de responsabilité qui n'a pas été marqué , qui très vite a été suspendu . On a annoncé la mort et le médecin avait disparu . On a signifié la limite du pouvoir humain : celui qui le représente avait succombé au malaise , il était englouti dans la peur . Un homme vivant est entré dans la maladie mortelle . Il y est entré seul , les autres étaient du côté de cette indifférence qui dissimule l'effroi . Dénégation . Distance pour se défendre . Il n'y a pas eu d'accompagnement . En face du désastre , il n'y a pas eu de communication humaine , de front commun des hommes dans le courage de faire face , de dire , de savoir accepter une situation : le soignant est resté d'un côté , le patient de l'autre . Entre eux le fétiche d'une science qui n'en était pas une , d'une toute-puissance qui n'était pas puissante .

 

Par un défaut d'élucidation et sans doute de franchise , par un manque d'humilité à savoir renoncer aux faux-semblants . Ensuite pourront se succéder de nombreux faux-pas , de fausses manoeuvres où l'horizon de la mort ne trouvera toujours pas son moment , sinon dans la maladresse . Comme si elle était la grande absente du système de soin proposé par la médecine occidentale , comme si l'idée de la mort se trouvait dans l'incapacité de s'articuler spécifiquement . Une communication biaisée n'est pas thérapeutique mais algique . Elle engendre de la fausse conscience et crée des problèmes au lieu de les résoudre .

 

" Quand on se met dans la cancéro , ça a à voir à faire avec la mort ." Dr E. , juin 1997 .

 

Epidémiologie . Du fait de l'allongement de la durée de vie et d'un ensemble de causes qui , à l' heure actuelle ne sont pas toutes élucidées par la science médicale , l'incidence de la maladie cancéreuse est en augmentation dans les sociétés industrielles . La maladie cancéreuse ne relève toujours pas de parades thérapeutiques pleinement assurées de leurs résultats . Elle n'est pas encore élucidée dans ses mécanismes ni son étiologie . L' efficacité relative des traitements proposés assure des rémissions parfois durables à un nombre croissant de patients . On parle alors de guérison . Dans les statistiques de mortalité des pays développés , les tumeurs deviennent néanmoins la première cause de décès , l'emportant en fréquence sur les maladies cardio-vasculaires précédemment dominantes .

Clinique . Toujours plus instamment présente sur la scène de la pathologie , la maladie cancéreuse se soigne mieux . Le pronostic de certaines de ses localisations s'est remarquablement amélioré . Différemment menaçante selon son siège , le type de la tumeur , l'âge et les habitudes de vie du patient , on la sait faite d'étapes qui peuvent s'enchainer dans la longue durée d'un projet de vie maintenu . Mais si l'optimisation du contrôle thérapeutique a fait perdre aux cancers l'aura maléfique de fléau imparable qui s'attachait naguère à cette affection , on sait que parfois la maladie peut " flamber " , emportant le patient au terme d'un combat écourté pendant lequel on a , en vain , " tout tenté " pour juguler le mal . De là certaines statistiques encore et toujours menaçantes . En consultation , le médecin hospitalier insiste sur la continuité nécessaire d'efforts qui pourront être payants , sur la nécessité d'engager des parades à long terme et de risquer des manoeuvres coûteuses qui ont , généralement , une efficacité . Le médecin cherche à neutraliser les espoirs fous , à dissoudre la tentation du déni et de la déréalisation . Le devoir de vérité , la prudence et un certain usage , dans la clinique , de l'indispensable rigueur scientifique conduisent généralement le praticien à s'exprimer en termes de probabilité .

La conscience du malade . Pour le patient , la non-garantie de l'efficacité du traitement et le fait que le cancer insiste toujours comme pathologie terminale continuent à nourrir une sourde équivalence dans la représentation . Les raisons peuvent avoir changé . La perspective accablée , passive et brutalement fatale , laisser place à une exigence de responsabilité face à l'organisation de ce qui survit d'un destin personnel . Dans les profondeurs de l'affect qui en résume la signification vécue , la vieille et sombre équation enlace toujours cancer et menace de mort .

 

S'agissant de la chimiothérapie : " En ce moment vous jouez votre vie " . Dr D. , décembre 95 .

" Vous avez des pensées de mort " Mme T. , psychothérapeute clinicienne , avril 96 .

" A aucun moment il n'y a eu risque de mort " Dr E. , octobre 96 .

 

L'annonce d'un diagnostic de cancer ne signifie plus chaque fois une condamnation à court terme . La mort est devenue une éventualité dont on ne sait pas si elle sera proche ou lointaine .

 

" Il y a des gens qui s'effondrent , des gens très forts , ils se laissent mourir . Il y en a d'autres qui résistent , ils n'ont l'air de rien , des petites femmes faibles , des fatiguées , c'est elles qui survivent." Dr D. janvier 96.

 

Le plus souvent il ne s'agit pas d'une annonce d'imminence , du constat : " Vous en avez pour trois mois " . Mais nul optimisme , nulle exigence de précision dans les termes , nul effort d'élucidation ne peuvent faire que la mort ne soit entrée dans le cabinet . Le cancer renvoie à l'amputation probable de l'espérance de vie , à l'éventualité à prévoir d'un renoncement qui pourrait devenir nécessaire à la perspective d'un avenir - ou au moins à la paix de cet avenir , à sa sérénité sanitaire .

 

Imaginaire . Dès l'enfance on aura vu de ces malades jaunis et émaciés , errant dans leurs vêtements devenus larges , squelettes prochains dévorés de l'intérieur par LA TUMEUR DU FOIE qui les faisait grimacer , par LE LUPUS violet qui leur avait supprimé le nez . Pérennité des gueules cassées . Amputation de la langue . " Cancer " : la maladie des fumeurs , des matrices qu'on peut couper sans dommage dans le corps des femmes . L'idée de cancer a longtemps signifié une catastrophe , la fatalité de " plus qu'une maladie " , le fléau pur , cette mort dans la vie qui vous attaque de l'intérieur pour vous transformer en spectre , en cadavre ambulant . " Il est très malade " . " Il a un cancer " . Dans les années cinquante , on rencontre au coin des rues des corps vivants qui sont réduits à l'état d résidus faméliques : ils ne reviennent pas d'Auschwitz , ce ne sont pas des malades sidéens , plutôt des cancéreux en phase terminale . Cancer : la maladie foudroyante , génératrices d'horreur et donc d'un certain dégoût . Celle dont on s'écarte comme par un reste de peur religieuse , celle dont on voudrait se protéger par la distance , par l'indifférence voulue car la maladie du cancer appelle seulement la résignation . Comme quand on recommande son âme à Dieu parce que le naufrage est là . Se signer . Enlever son chapeau . Respect devant la chose contre laquelle on ne peut rien . Silence . Faire silence devant la mort , devant le sacrifice , devant l'irréparable . Une calamité . Un mauvais sort . C'est l'époque où les corbillards remontent les avenues dans les villes , suivis par une cohorte douloureuse que le passant doit saluer en s'immobilisant , en se découvrant , en faisant un signe de croix . La mort est là . Elle revient . Désorientation maximale , anéantissement de celui qui est frappé par la foudre quand on lui dit " cancer " . Mal radical .

Celui qu'il est encore , sans doute , en l'an 1995 pour cette assez grosse paysanne privée de mots , déracinée dans l'hôpital de centre-ville , qui pleure à côté de son mari interdit en disant " c'est le cancer " .

 

Un être humain doué de sensibilité , qui habite sa part de vie , se trouve brutalement convoqué à attendre dans un couloir au premier sous-sol , regardant devant lui , sur le linoleum , le reflet brouillé des corps en mouvement , infirmières transportant les dossiers , patients à la recherche d'une place pour attendre , patients qui sortent de la consultation sans demander leur reste , patients qui pleurent .

Les médecins sont occupés , ils ont beaucoup de travail derrière les portes des salles de consultation , au milieu des dossiers , papiers scientifiques et administratifs , clichés de radios , colonnes de chiffres des dosages sur lesquels ils baissent le nez . A Curie , on a personnalisé l'accueil . Ce qu'on a prévu en fait d'humanité solidaire est passé , au bureau " Information " , dans la façon insistante dont les hôtesses en costume de ville et , un étage plus bas , celles en blouse blanche vont répéter le patronyme du patient pour qu'il s'y retrouve , pour qu'il voie qu'on fait attention à lui , qu'il ne se sente pas perdu voire anéanti mais se sache encore et toujours répondre au nom de " Madame Untel par-ci , Madame Untel par-là " , vous pouvez continuer à vivre .

 

Ton amie B. a soigné sa fille à " Gusty " , la ville du cancer qui est située dans la ville des juifs ( Institut Gustave Roussy , Villejuif ) . C'est un endroit fatal et masculin , il est rempli de hordes de malades . Toi tu es allée directement à Curie , l'endroit où on fait des cures , l'endroit où on a soigné ta famille depuis les années 20 , des cures de radiation de radium . Depuis deux générations , le radium a fait des dégâts dans ta famille . Il a irradié Marie Curie elle-même . Un institut qui a le nom d'une femme est sans doute plus doux . Il doit avoir une qualité d'accueil . On s'en remet à une femme pour vous accueillir dans la maladie , pour vous y faire une place .

 

Du haut en bas de l'institution soignante de la rue d'Ulm , le personnel de santé à qui l'on s'adresse a adopté le regard et l'air que l'on a devant des bibelots en verre . Moment de la fragilité , de l'épreuve . On a dû leur dire que ceux qui sont touchés par " la maladie " se trouvent dans un stress . Comme si le bibelot était en train de tomber vers la terre , il est à terre . Est-il déjà brisé . Logique du tout ou rien . On fait comme s'il s'agissait d'un vivant virtuellement condamné , qui était en marche vers une issue intouchable , qu'il faut annuler magiquement : devant lui , la plupart de ses semblables se retrouvent pour créer de la distance , un fossé qui les protège , alimenté par la défiance et le dégoût , permettant l'indifférence ou bien justifiant la compassion . Les débris d'un bibelot cassé sont devenus sans valeur . On pourra les jeter . La mort est supportable si on désinvestit . Regard qui se détourne . Air de fatigue et d'ennui . Pour protéger son insouciance , ton semblable te considère comme morte ou marquée par la mort . Tu es différente , à part , pas comme eux . Il t'on exclue de leur cercle . Ils ne s reconnaissent plus en toi . De cette façon , il n'y avait pas de raison de pleurer sur les juifs qui partaient vers la Pologne . A Curie , on vit la maladie au présent . Nous sommes ensemble avec les soignants . En fait , cette insistance qu'ils ont dans le regard est là pour affirmer le poids dont ils nous savent chargés .

 

Sur le banc des femmes qui attendent leur tour en radiothérapie , on rit pour rassurer cette paysanne , pour lui montrer qu'avant de devenir " le moment de vérité " où il s'agira de " passer de l'autre côté " , elle a devant elle une ample ration de " moments de vie " diversement intéressants mais bien réels , ceux qui l'attendent ici , tous les jours à heure fixe , avec ces femmes qui viennent à la même heure et sont logées à la même enseigne pour devoir fréquenter les soignants si zélés , parfois brusques , qui les accompagnent dans le traitement .

On attend les médecins pour la consultation , la patience est à l'ordre du jour . Tout oublier en lisant les aventures des " royals " ou en faisant ses comptes . Tout oublier en lisant Le Monde , en se fermant à l'endroit où on est , ou bien au contraire en parlant avec les autres , en allant vers une vérité si soigneusement proscrite . Elle sourd de la souffrance ambiante , concentrée dans le récit de vie où l'une ou l'autre , faisant tomber son masque social , va résumer son destin suspendu , ce destin devenu difficile , fiché au clou de l'angoisse , pantelant de cette irrésolution algique .

Moment de banalité aussi , moments longs qui se répètent , tous les jours avant l'irradiation . Le bruit du papotage de la salle s'amplifie et atteint le bureau de la consultation . Soudain LE MÉDECIN LUI-MEME ouvre brusquement la porte jusque-là et durablement close :

- On ne doit pas parler dans la salle d'attente !

Virulente protestation des dames revendiquant le droit à leur auto-défense et à leur auto-éducation , à cet apprentissage mutuel accéléré de la dépossession sociale dans laquelle l'institution vous relègue en faisant disparaître votre droit au statut de sujet . Passage de l' existence individuée au rang de MALADE . " LE malade " . " LES malades " . Troupeau abêti par le malheur . Des gens dont l'existence est dorénavant trouée .

" Laissez faire le travail " . Les soignants sont absorbés dans leurs multiples tâches pour oublier leur vie de croque-mort et le pacte qu'ils ont passé avec la souffrance des autres qu'ils entendent soulager . " Souffre donc que je puisse t'AIDER , dit leur vie , souffre donc pour que je puisse jouir de MA TOUTE PUISSANCE DANS TON MALHEUR ". Un soignant aime AIDER . Il a besoin de la souffrance pour pouvoir lui proposer son pacte .

 

Balayant le moment de la souffrance , les médecins préfèrent parler du traitement , de ses procédures et de sa durée : " On est ensemble et on se bat " . " Vous y êtes : je m'y mets " . Rite du traitement dans lequel on vous engage , patience , exactitude , attention au mode d'emploi . Le médecin dit : " Nous sommes là " . Il oublie ce qui se passe et se met en travers , il dit " Me voilà " .

Plusieurs médecins en blouse blanche , différents âges et des deux sexes : il y aura le chimiothérapeute , les radiothérapeutes et le chirurgien , plus ceux qui font les prélèvements et les analyses , les infirmières qui gèrent la chimio ( en arrière plan , l'armée en bon ordre des secrétaires , de celles qui sont à l'accueil et dans les consultations , plus les infirmières qu'on voit dans les couloirs et au service d'hospitalisation ou en bas , à la " médecine atomique " , pour conduire les machines qui s' appellent " Saturne " et " Uranus " ) . Fourmis diplômées à l'oeuvre du haut au bas de la machine soignante . A défaut de secours moral , l'organisation est brandie comme un ostensoir , le zèle , l'exactitude et la propreté . Rationalité en marche des rendez-vous et des protocoles : non pas comme une promesse d'action efficace , plutôt un leurre pour dire qu'on est en route avec les moyens du bord .

Pour s'occuper des malades , en outre , des assistantes sociales , la consultation de psychothérapie facultative plus la gynécologue et le généraliste " traitants ", " en ville " , c'est l'endroit où on va pour parler si on le désire . A l'hôpital c'est trop sérieux pour qu'on en prenne le temps .

Substituant l'affirmation de son autorité et la rigidité des protocoles à la souffrance et au désarroi nés du bouleversement du sens d'une vie , le médecin pousse violemment le nouveau malade dans l'espace du traitement en créant de la sorte un effarement qui fait presque oublier la douleur . On aurait besoin d'un moment d'attention , d'un temps pris ensemble . Pour prendre acte de ce qui se passe et méditer le chaos de la vie détruite . Mesurer ce qui se passe . Respirer en attendant de le savoir . Ensuite , pouvoir " se reprendre " en transformant l'abolition de toute cohérence en un aménagement de renoncements qui permettraient , le moment venu , de garder au moins la liberté d'un départ reconnu comme tel , sinon consenti .

Se réorienter par rapport à un sens , trouver le temps de le réinventer . Ceci avec ou en présence de l'homme qui vous a précipité dans l'espace de la maladie en vous annonçant le diagnostic . Responsabilité du médecin , ce tiers qui pourrait continuer à être ton semblable : par seulement ce soignant actif , zélé , disponible et engagé dans l'action , c'est à dire de l'autre côté de la mort , mais un homme qui continue à être présent quand il n'y a plus d'action qui tienne et qu'il reste alors à considérer ce qu'il reste de commun entre les êtres que la naissance a engagés dans la vie .

Comme s'il s'agissait d'un pudendum , de quelque chose d'intime que l'on doit cacher , le chirurgien ne fait pas place à cet horizon commun , il l'étrangle immédiatement . " On n'en est pas là " . Comme si c'était prématuré . Comme s'il fallait repousser ce moment . Il est sans doute chrétien , il a un nom d'Ancien Régime . D'une certaine façon , son grade le retranche du sort des autres . Peut-être le médecin est-il toujours du côté de la vie et de l'action qui répartit les rôles pour avoir prise sur le chaos . Le chirurgien a eu sans doute son instant de pitié . Il ne faut pas s' appesantir . A une malade jeune , il parle de la sécurité avec laquelle il opère . De ce qui va avoir lieu , du geste technique . Tu acceptes cette conversion , cela s'appelle la confiance .

En attendant le trou s'est ouvert . On jette sur lui des perspectives d'action pour juguler la chute . On ne va pas parler de ça . La secrétaire serre imperceptiblement les dents . Attente du pire , si la patiente se met à crier . Si elle fait une crise . Air de patience résignée dissimulée en distance , peur qui prend une expression de réprobation devant l'éclat possible . Le déni ambiant te condamne à la solitude . C'est sur le trottoir de la rue que tu pleures , au moment où personne ne te regarde , quand ils ont fini leur travail , qu'ils t'on ficelée avec leur liste de rendez-vos dans la radieuse perspective du traitement . Il s'agit de l'amputation de ta vie . On est passé à la suite . Personne pour considérer ce moment , personne pour vouloir voir en même temps que toi .

Du soignant comme du malade , il faut admettre qui , SI C'EST UN HOMME , une des bizarreries principales du lieu appelé " hôpital " réside , de nos jours , dans le fait que la question y semble tout simplement absente .

 

Espace de la schizophrénie , déserté par le sens . Espace vide où il ne se passe rien : ce ne sont pas des gens en train de mourir ni de souffrir , ce ne sont pas des gens qu'on va couper et brûler , ce ne sont pas des gens qui sont désespérés , mais des corps pour la science , des abonnés au 100 % de la Sécurité sociale . Sages sur leurs bancs . On leur permet de garder leur costume de ville . On les appelle par leur nom . Il y a du linoleum par terre . Les murs sont colorés . Pendant longtemps , les cancéreux n'ont même pas mal parce qu'on les anesthésie . On s'emploie aussi à les anesthésier moralement , à supprimer leur capacité de parler , de signifier . Les malades . Réduits au silence . En perte de repères conscients . Interdits de sens .

- Faut pas pleurer , Madame Untel !

Certains s'efforcent de ne pas perdre la face , affectant de garder leur être social précédent comme s'il pouvait rester inentamé , ce sont des privilégiés du statut ou bien des gens jeunes , ils n'ont pas encore l'humilité qui sait renoncer par habitude , acceptant cette humiliation comme une suite de toutes les autres , acceptant le renoncement parce qu'ils ont déjà beaucoup renoncé .

Ceux qui se défendent de la diminution d'être en protestant , en brandissant leur être précédemment-vivant-qui-existait-l'instant-d'avant se compliquent la tâche . Ils se demandent comment persister et s'insurgent alors qu'il s'agit d'oublier et s'abandonner : replier sa voilure , lâcher son identité , se mettre en position d'acceptation générale . Résorption du soi , disparition dans l'anonymat . Sur le seuil de l'enfer de Dante est inscrit " Laissez toute espérance " . Ici , c'est " Oubliez tout ! Place au traitement ! " . S'en remettre à la puissance hospitalière . En faire l'équivalent de son milieu vital , de son milieu social et humain . Accepter comme une matrice provisoire cet espace lyophilisé avec ses odeurs de plateaux-repas et le ballet permanent des chariots caoutchoutés . Le traitement . Accepter de trouver sa place dans le train en marche de la puissance hospitalière , dans la chaîne de ses solidarités techniques . C'est là la place du malade . Qu'il se taise et laisse faire le travail . Pas de stress ( infligé aux soignants ) . Pas de pleurs . Pas de cris .

Certains affichent leur malheur , ils le signifient et le portent en écharpe comme au temps de l'enfance , quand il fallait " accepter le châtiment " , " se reconnaître coupable " et battre sa coulpe pour amadouer le châtieur . Dépression . Etre dans le malheur . Réserve sans fond de ces faces virant au gris , de ces corps désormais sans plaisir , soustraits à l'échange social , aux forces du mouvement et aux petits évènements de la vie . Tous ces destins abîmés viennent à l'hôpital pour qu'on leur fasse mal , qu'on leur prenne du sang , qu'on les " hospitalise " pour en retrancher des morceaux , pour les brûler et pour les couper , les mettant en outre dans des caissons dont ils sortiront parfois leucémiques .

On peut essayer de rester flambant , de se maintenir dans le défi . Persister tel qu'en soi-même . Faire face . Avoir du cran . Héroïsme .

Trouver des dérivatifs . Admirer le coût inaccessible des traitements proposés , du train de la science en marche dans lequel on est monté . Savoir que l'on doit la possibilité de ces traitements à la solidarité sociale qui vous ouvre désormais la porte de l'hôpital . On ne vous y sauve pas mais vous avez eu droit à ce qu'il y a de mieux . Réconfort dépersonnalisé . Amour de l'abstraction .

 

Cycle de la transaction hospitalière . Une maladie qu'on ne comprend pas . Une maladie généralement fatale , dont on accompagne les rechutes par des traitements violents , qui épuisent pendant un certain temps . Le temps qu'on leur résiste et si on survit .

 

Dr D. , décembre 95 :

- Les chocs toxiques sont rarissimes .

 

" On vous soignera plusieurs fois et vous mourrez d'autre chose " . Ils ne savent pas ce qui se passe . A tout moment il leur reste difficile de se rendre compte de " l'évolution de la maladie " . Y a-t-il récidive ? Y-a-t-il métastase ? Rémission . Ils nous suivent . " Vous êtes suivi " .

 

- " Avez-vous perdu du poids ? Pas de douleurs osseuses ? Pas de signes fonctionnels ? Dans trois mois vous voyez le Docteur N. " .

Le suivi médical , c'est laisser la maladie en liberté et la rattraper au tournant . Tant qu'elle n'a pas nui , on ne fait rien . Au prochain dégât , on arrive .

 

Par delà l'immédiate évidence de l'application et du zèle dont résultent en permanence l' allégement des traitement et leur meilleure efficacité , la non-assurance de retour à la santé est régulièrement rappelée par le médecin . " Vous êtes suivie " . " On ne vous lâche pas " . On a déplacé le choc de la mort annoncée en une promesse de gestion en commun e sa lente avancée . Comme si la pensée de la mort devait être laissée aux religions défuntes , l'hôpital qui s'occupe des organes semble dénier la conscience du malade , abandonnant dans une friche de barbarie sa solitude inconvenante , sa protestation indue et son indignation qui n'a pas de place . Sa vie est suspendue , son projet mis en échec . Pour lui , désormais , l'insouciance vitale et l'oubli ne sont plus vraiment possibles . La mort a déserté les carrefours . L'hôpital n'est plus dominé par une chapelle presque aussi grande que lui , qui signifie les fins dernières et l'espoir d'un autre genre d'horizon . Les proches , les amis et les soignants multiplient les mains tendues , les propositions bien ou mal venues de mots et de gestes pour que l'échange de sens continue , pour que la proximité humaine ne soit pas distendue , que la communauté ne disparaisse pas . Le malade , lui aussi , peut développer un zèle à tisser du quotidien , de la jouissance et du présent .

Il n'a pas à avoir des pensées graves , on lui objecterait " Vous faites de la dépression " en violentant sa conscience en travail par le barrage de cette nouvelle instrumentalisation .

Dans le moment même où , au sein du pacte thérapeutique , le traitement social de la maladie développe légitimement l'agréable futilité d'un provisoire qui persiste , la relative insouciance d'un " C'est toujours cela de pris et cela peut durer " , le malade qui jusqu'à hier pouvait être " jeune et en bonne santé " se débat tout seul dans le chaos des repères proposés , il s'efforce tout seul pour élaborer une conscience , pour donner une place à cette échéance annoncée alors même que centrées sur le projet individuel , les propositions de sens apportées par le groupe ont comme aboli la mise en sens d'un terme , et par là sa considération elle-même . Enté ( ou greffé- n.d.l.r.) sur l'épanouissement légitime d'une liberté individuelle et sur son projet dans la chair proche du futur , le langage ambiant est en perte de destination finale . De son côté , l'institution savante développe un pouvoir d'anticipation qui , fondé sur de prélèvements , des ponctions et leur microanalyse anatomo-pathologique , prend une sorte d'option sur l'abolition au futur en énonçant une mort moins faiblement probable , une mort peut-être caractérisable .

 

En silence , le terme a avancé de quelques cases sur le jeu de la vie , rapprochant subreptissement un cul-de-sac dont les oublieux mortels , assurés d'une longue vie , se dispensent aujourd'hui comme jamais d'envisager le moment final . De loin , le couperet de la faux a renvoyé un éclair qui luisait dans le noir . Le malade ne se sent pas malade . Il n'est pas encore mort . Il est encore en vie mais mourra probablement plus tôt que prévu . Par instants , il est amené à sentir la mort en puissance , c'est à dire à vivre la suspension , l'évanouissement de la présence de la vie , la disparition de son évidence . Comment ajuster une conscience ? Comment évaluer la situation ?

Contrairement aux autres , il sait déjà quelque chose sur sa mort probable . Pour lui , la mort n'est plus un inconnu si lointain qu'on peut , au jour le jour , l'oublier presque complètement dans le cercle coutumier de l'insouciance vitale , défiant toute fin des choses dans le moment où tiédit autour de soi le côté soleilleux de la vie . Le vide peut s'épandre entre " le cancéreux " et la vie des autres . Il arrive que son destin s'obscurcisse en dureté , qu'une telle condamnation enkysté en lui la démission nécessaire en un repli pour oublier , en une intériorisation de la dureté qui fait disparaître , avec la vie , son invivabilité présente .

 

Le langage de l'hôpital est celui de la science . Il dit que le cancer se soigne " mieux " , qu'il ne se soigne pas à coup sûr ni ne se guérit au sens strict . Vérité sérielle , vérité pour les masses , proposition de sens qui vaut pour " les malades " considérés comme une population , comme un ensemble de vivants provisoires dont traite souverainement la science , un discours élaboré par des gens en bonne santé , dont la blouse blanche assure on ne sait quel pouvoir , non sur la vie elle-même , mais sur celle de leurs semblables quand elle est en mauvaise passe . Enté sur cette dénivellation du pouvoir vital qui semble soustraire le médecin de la possibilité même de ce qui survient dans le corps du patient , le thérapeute annonce qu'il va essayer des remèdes , il avertit qu'une " lutte " est engagée dans laquelle la technoscience dispose d'une certaine variété de recours . Mais pas d'illusions inutiles . Rien n'est sûr ." On va faire tout ce qu'on peut " . " On va tâcher de vous en sortir " . Parce que la médecine actuelle soigne les rechutes au rythme de leur répétition , parce qu'elle n'assure aucune prise sur le processus morbide qui les engendre , le praticien s'est soustrait de sa relation de semblable avec le patient . Il a fait de sa mort un horizon impartagé , qui figurera dans ses statistiques de vivant éternel . Retrait du médecin . Impersonnalité . L'hôpital veille nuit et jour . On fait sortir les cadavres par le sous-sol .

L'impuissance déclarée du praticien hospitalier semble avoir envahi le pouvoir de remédier lui-même . Parce que la science fonde l'institution qui soigne et que cette science est actuellement en défaut , le mal creuse tout à coup une distance entre le patient et ceux de ses médecins qui sont du côté de la science . L'annonce du cancer a fait sortir de la normalité négociable . Elle a projeté le patient dans une zone non balisée , hors limites , qui fait de l' usage désormais inutile aux recours de l'habitude une dérision cruelle , une démission dont chacun des partenaires est obscurément conscient . Il ne s'agit plus de considérer le corps comme une cornue dans laquelle dissoudre quelques sels pour arriver au bon résultat . On aimerait évidemment que le cancer se traite comme on traite la vigne et les pommiers . On aimerait qu'existent des molécules qui sauraient agir par elles-mêmes , dans l'obscurité du corps , du fait de la neutralité matérielle de leurs caractéristiques atomistiques . Sulfater la vigne , chauler le tronc des poiriers . Traiter son cancer . Mais il n'existe pas , en ce sens , de " traitement " du cancer , soit de solution instrumentale assurée d'un résultat durable . Dans le cas du cancer , le médecin ne peut pas fonder son pacte avec le malade sur la conscience partagée d'une puissance disponible des moyens sociaux de neutralisation du mal .

La transaction thérapeutique change alors de sens . On peut toujours espérer que les traitements proposés permettent des " mieux " provisoires ou relativement durables , chacun des partenaires sait que ni la théorie ni la pharmacologie n'ont encore conquis le terrain de l' efficacité promise et , avec elle , réduit la relation thérapeutique à une assurance partagée face au corps , à une distance rassurante que l'on pourrait établir avec l'étrangeté cachée des organes . Le triomphalisme d'un pacte instrumental est mis en échec . Dans le cas du cancer , le patient ne se réunit pas avec le thérapeute pour venir seulement " suivre le traitement " , parce que celui-ci aurait été établi , éprouvé et standardisé . La question de solutions au mal reste encore ouverte . Elle n'est pas résolue . Le chemin vers la guérison n'est pas balisé . Il n'y a pas de piste qui soit tracée . Ce qu'il y a comme piste , c'est , comme sur un aérodrome , un dessin à même un sol de réalité dont il s'agit , à présent , de savoir qu'on va , un jour qui se rapproche , se trouver décoller vers nulle part .

Désormais privée de la sécurisante réduction de ses enjeux à la répétition assurée d'un recours connu , la relation thérapeutique est devenue béante . Elle n'est plus l'espace tranquille de la puissance humaine , le lieu où , symboliquement , on peut venir déposer son angoisse , la dissoudre au contact de l'abstraction scientifique . Désormais le médecin n'est plus le représentant de la puissance humaine . Il n'est plus une pure puissance de réparation à laquelle on sait pouvoir s'adresser . Dans une grande mesure , un terrain social vide se déploie alors entre l'institution thérapeutique et le patient . Comme si l'instrumentalisation avait grignoté la relation de soin et que celle-ci se trouvait quasiment suspendue par la disparition de l'assurance en une toute puissance des moyens .

L'hôpital a beaucoup fait pour réduire la situation clinique à un échange d'informations et de pure efficacité entre représentants de l'institution scientifique ( " les soignants " ) et le support sériel du savoir ( " les malades " ) . Dans une grande mesure , la relation thérapeutique entre malade et médecin y est évacuée puisque , emplissant les imaginations et les consciences , une sorte d'invisible fétiche scientifique y répartit les rôles des humains unis dans et par la division du travail . L' hôpital fonctionnalise le traitement du mal . On peut garnir son hall de plantes vertes , installer un kiosque à journaux et des machines à café pour " humaniser " son espace banal en accentuant la parenté de ce lieu anonyme avec l'aéroport et avec l'hôtel , avec la supérette et la halte d'autoroute . L'hôpital est une institution de soin . Ce qui y soigne , c'est le comprimé de molécule chimique et le bistouri . Dans les couloirs roulent des chariots caoutchoutés sur lesquels on a posé , selon les heures , des corps humains qui descendent au bloc , des plateaux-repas pour ceux qui en sont revenus , le reste du temps une accumulation de flacons et de boîtes de comprimés . A l'hôpital , les hommes qui soignent tendent à se réduire à ce qu'ils sont essentiellement : les vecteurs vivants de la trajectoire qui combine l'organe et le scalpel , qui administre les molécules inertes du médicament aux molécules vivantes mais altérées dans les corps . En surface , un pacte relie les hommes du soin et ceux qui sont mal , une commune assurance et une commune acceptation . La démission individuelle de chacun d'entre eux , l'impersonnalité acceptée par tous consiste à adhérer à un pouvoir collectif auquel on s'en remet , à un appareil communautaire en qui on a confiance : celui du savoir médical , celui de la recherche scientifique . Parce que l'efficacité est du côté de cette science , chacun dépose son attente dans la séquence technique qui normalise l'intervention et le traitement , chacun accepte de voir annulée son existence pour que , relayé par l'analyse objective et par ses retombées pratiques , il soit libéré d'un mal qu'il vient déposer à l'hôpital pour qu'on l'en soulage .

Que se passe-t-il quand ce pacte est suspendu , ou tout au moins quand la séquence n'est pas encore en place ? Quand , en l'absence de traitement , il faut quand même soigner ? L'optimum d'efficacité qui , dans nos sociétés , a substitué la séquence technique à l'obscurité , à l'irrationalité peut-être de la relation thérapeutique , n'est pas encore en place . L'absence qu'on espère provisoire de cette réduction , son indisponibilité présente déploie alors l' impensé actuel , le blanc que notre rationalité présente propose en fait de théorie de la relation thérapeutique . Comment penser la nature et la fonction d'un pouvoir de soigner qui ne tient pas aux molécules , soit à l'inertie et à l' objectvité d'un mécanisme corporel ? Comment analyser , comment mettre en mots et proposer des médiations signifiantes pour élucider sa situation de crise humaine et interhumaine ? Aux marges du paradigme dominant de la médecine , le défaut d'une objectivisation disponible contraint des malades et leurs médecins à poursuivre leur relation dans une situation minorée par ce paradigme désormais inopérant . Le malade en phase terminale reviendra " chez lui " pour finir sa trajectoire . Pour remédier et combler les silences de l'hôpital , il y a le médecin de ville . Dans un espace de sens que l'on appelle traditionnellement relation clinique , le généraliste prend le relais . La gynécologue traitante . L'homéopathe . Le médecin chinois . La psychologue clinicienne . L'amie naturopathe . Un échange social où des forces psychiques , des énergies et des noyaux de sens vont être lancés plus près du trou , plus près du sens , plus près de la vérité et de la réalité du trouble si mal balisé par l'hôpital . Par le rituel , par les mots et par le silence , transformant des significations , des algies et sans doute aussi certains des échanges moléculaires pour ouvrir sur le processus de la vie qui continue , et , pourquoi pas , de la guérison .

Un malade est atteint d'une maladie incurable ( au sens strict ) . A moitié mort et à moitié vif , il souffre pour le moment du chaos des représentations disponibles plus encore que de sa maladie encore silencieuse . Il souffre d'une algie de la communication , d'une absurdité traumatique dans laquelle on l'a précipité à l'hôpital , ce lieu du remède qui n'en est pas un où il a rencontré des hommes qui n'en étaient pas .

Quand le médecin hospitalier communique le diagnostic et expose le traitement proposé au nouveau cancéreux , c'est à dire à quelqu'un qui va bien , au moins apparemment , quel dramaturge fera croire au patient qu'un renouvellement sans préavis de la comédie sociale , qu'une extension sans précédent de son espace de jeux font qu'il s'agit encore d' un médecin qui reçoit un malade ? Car le supposé médecin semble sans âme ni conscience ( s'agit-il d'un médecin ou d'un laborantin ? ) , il parle d'une maladie que le patient ne se sent pas avoir dans les termes de la statistique , dans les termes de l'impersonnalité à celui pour qui ce langage ne convient pas puisque c'est de sa vie lézardée qu'il s'agit , puisqu'il s'agit de la lézarde que l'on vient d'établir aux fondations de sa vie . Dans le cas du cancer débutant , un abîme sépare le malade le malade qui ne " se sent pas malade " et la pathologie qui s'avère sur les lames de la cytoponction . Du fait de l'absence de sensations algiques , le corps n'a encore rien signifié à la conscience , il n'a encore en rien altéré cette conscience . Le malade ne peut pas dire : je me sens bizarre , je suis fatigué " . Un monde encore inentamé de sécurité vitale sépare donc sa conscience de la pathologie qui s'est développée en lui . " Le malade " ne dispose d'aucun indicateur sensible pour se sentir dans la maladie , " il n'est pas malade " au sens de la sickness anglaise ( " avoir mal au coeur , parce que l'essence vécue du fait d'être malade , c'est bien quand on a " le mal de mer " et qu'on vomit ) .

A ce malade qui se sent bien , on vient signifier qu'il a une maladie grave ( illness , une pathologie ) , on vient l'avertir d'un passage irréversible , d'une transformation de son destin " d'être jeune et qui va bien " : une maladie gravissime a commencé dans son corps . Dans une société où les médecins tendent trop souvent à adopter pour langage celui qu'ils se tiennent à eux-mêmes , celui de leurs dossiers , c'est à dire celui de l'analyse objective, le Dr X. fait part à Mme Y. de son entrée dans la maladie cancéreuse dans les termes nus d'une autorité scientifique qui sera vraisemblablement un peu courte pour épargner à " l'objet des soins " un certain nombre de dérives dans le monde de l'angoisse .

 

Mme M., 41 ans , tumeur sein D , février 1988 : " C'est un tout petit début de cancer " .

Récidive septembre 1995 : " C'est mauvais " .

 

Affectant de ne pas disposer d'autre référence , ou bien se retranchant en elle parce qu'il l'estime la meilleure , le docteur X adresse à son patient un message d'une extraordinaire concision standardisée . Est-il maladroit pour improviser d'autre réponse , pour assurer d'autre présence ou pour inventer d'autre parade ?

 

Choc . Trauma . La nouvelle elle-même , la chose . Et puis , tout de suite , une violence qui monte , celle qui fait qu'un homme puisse annoncer une telle chose de cette façon , d'un côté d'une table avec sa secrétaire de l'autre , dans un cabinet où se succèdent , tous les après-midi , des femmes à qui il dit la même chose , le matin il les opère . A cette époque , le chirurgien est encore jeune , il est relativement frais . Il est alors nécessaire de retourner cette violence contre lui , contre celui qui a une blouse blanche et les yeux un peu cernés , il est assis pas très droit sur sa chaise , on l'attaque mais il a l'habitude .

 

Au premier moment , le mode d'expression rigoureusement factuel de la consigne d'objectivité explose dans sa rigidité , étalant dans l'espace impersonnel du cabinet le mode de relation dont dispose l'hôpital , il est fondé sur la dérobade humaine .

Tu le regarde dans les yeux , tu les regarde dans les yeux , tu les affrontes car tu es en quête de quelque chose dans leurs yeux , un genre de regard qui signifierait que quelqu'un est là , un être humain doté d'une conscience , de la conscience de ce qui se passe en ce moment , une conscience pour partager une expérience , ce qui la rendrait humaine . Ils ont la consigne de regarder les patientes dans les yeux et puis ensuite seulement leurs seins , on leur a dit sans doutée " la patiente veut être identifiée comme un sujet , et puis ensuite vous regardez le sein parce que c'est l'organe malade " .

S'il regardait d'abord le sein de cette femme à qui l'infirmière a dit " torse nu " , on se dirait : " qu'est-ce qui lui prend ", on n'est pas à la plage . On a du se mettre les seins nus , or ce n'est pas une situation où il s'agit de séduire , on vous a fait garder le bas , c'est moche .

 

Au patient désorienté , on adresse des formules , des protocoles programmatiques . S'adresse-t-ils à lui ou bien , en lui , à cet automate anonyme et muet ( : " le malade " ) dont on attend la coopération pour pouvoir poursuivre le programme d'intervention ? " Le malade " , ça n'est personne en particulier , c'est quelqu'un dont le corps semble privé de tête , qui doit accepter le pouvoir des médecins et leurs consignes . Il faut qu'il coopère . Dans le désert de la faiblesse humaine , le vide naît , pour le patient , de cette violence par laquelle il a cessé d'être un homme dont l'expérience serait humainement et mutuellement partageable , pour devenir un patient qui doit se taire et cesser de penser , une nullité sociale et humaine qui fait l'objet l'objet on ne sait pourquoi d'un zèle impersonnel du médecin , un médecin qui ne s'est pas senti tenu d'assumer la situation qu'il avait créé en signifiant qu'il restait présent , fort qu'il est de la distance sociale qu'il fomente du fait de sa science , fort qu'il est de son impersonnalité patentée et de ses peurs .

 

Il vint de dire une phrase qui signifie : " Il est probable que vous finissiez dans la souffrance , dans la laideur peut-être et nous n'y pourrons rien . Certes nous vous accompagnerons " . La belle aubaine . Vous ne vous connaîtrez pas dans votre âge de vieillesse . Aujourd'hui s'est rapproché le jour où vous pourrez penser à dire " adios , terre humaine " . Aujourd'hui vous n'êtes plus comme NOUS , ceux qui n'y pensent pas , tant qu'on vit on ne pense pas à la mort . En ce moment je vous précipite sans préavis , de façon prématurée , dans la catégorie de ceux qui doivent penser à leur mort , de ceux qui doivent rompre l'insouciance vitale et pratiquer la vie sans son illusion fondatrice . En général , il s'agit de vieux hors d'usage , rétrécis , qui ont fait leur temps , devenus caractériels , odieux , métamorphosés par l'âge , ils ne s'en rendent même pas compte , il vaudrait mieux qu'ils meurent . Ici c'est des gens de tous les âges avec le cancer , des enfants et des ados , des femmes nubiles à qui on enlève les organes , des tas de jeunettes avec des tumeurs au cerveau " .

 

En face de la patiente , un inacceptable durcissement chez ce médecin qui saute l'étape de la douleur , un refus de personnaliser les choses , de laisser tomber son masque , un refus peut-être de sa propre douleur , de l'idée de son impuissance . Il est pimpant . Il est blond . I a des enfants . Tous les matins il taille des seins au bistouri , la nuit il accouche des femmes pour rester du côté de la vie .

 

- " Il ne faut pas " disent les infirmières à cette vieille qui a une béquille et qui pleure , " il ne faut pas pleurer " , " c'est rien vous êtes déprimée " .

- " Il faut pas pleurer " , reprennent en groupe plusieurs de ces femmes d'âge moyen qui attendent à la consultation , ici, c'est partout cancer du sein , les métastases c'est dans un autre couloir .

 

Pour faire semblant , pour dire qu'il est sûr de lui , le chirurgien dit " en avant " , " on avance " , l'homme de la chimio affiche son zèle , un zèle qui semble bruire dans le cabinet de la radiothérapeute qui prescrit soudain sept mois de traitement , " je vous arrête " , se durcissant comme marbre devant une angoisse qu'ils ne savent pas faire taire ou bien plutôt répondant , dans leur jeunesse relative d'équipe de pointe , par la juvénile affiche de leur compétence de pointe , de leur grand savoir-faire patenté , " une vacation à Curie " , " chef de service à trente-cinq ans " , de beaux internes qui se sont programmé une belle vie cuirassée avec des chromes . Ils veulent bien partager ce qu'ils perçoivent de juvénilité restante chez la patiente , son assurance de mise , sa compétence culturelle et sociale et son caractère de battante . Ils ont l'air parfois de régler leur attitude sur la catégorie " patiente exaltée , patiente qui parle " . Dans l'ensemble , ils s'intéressent au dossier et au sein en cause . La patiente est en trop dans la consultation . Mesure des angles , position standardisée , cotes . On établit le dossier . Etre bien sûr de ce dont il s'agit , être bien sûr que c'est la bonne patiente .

A ce qu'on a identifié , en elle , de docilité potentielle dans le désarroi , de renoncement probable et d'humilité acceptée , on dit " Allongez-vous " . A son cerveau stressé que l'on suppose en quête de réassurance et de reprogrammation , c'est " première à droite au deuxième sous-sol , vous suivez les flèches jaunes " .

 

Absurdité . Injustice . Chamboulement .

 

Cette maladie a été établie par le labeur corroboré de plusieurs analyses . Cette maladie sera traitée par l'implacable bistouri et par la précieuse dosimétrie d'invisibles " rayons " . Plus que de soignants qui se mettraient à sa disposition , de médecins qui l'accueilleraient pour mettre au point avec lui un éventail d'attitudes adéquates , on va à l'hôpital comme dans un laboratoire dont les solutions sont encore à trouver , dans un sérail de chercheurs en quête d'une connaissance fondamentale encore réservée , parfois hilares , d'autant moins médecins que le traitement se rapproche de la science pure ( " médecine atomique " , " curithérapie " ) . Beaux médecins à l'aise avec leurs atomes . Ils ont sans doute une voiture rapide et une femme au beau look . Faire de l'argent . Réussir . Le chercheur travaille , il n'est pas en lutte contre le mal . Quand il va à l'hôpital , le patient cancéreux va moins voir " ses médecins " que des chercheurs qui , comme il est normal en recherche scientifique , sont en charge de centaines de dossiers anonymes . Les chercheurs demandent aux patients de s'associer à leur recherche . Leur narcissisme collectif laisse aux infirmières le pathétique , l'incertitude, l'horreur aussi qui peut accompagner l'intention de soigner . Il semble que l'assomption de la crise humaine et sociale que signifie en permanence la confrontation instrumentée à la mort de son semblable relève actuellement du bricolage personnel , coûteux comme l'est , intimement , une crise identitaire non assumée par l'institution .

A l'heure actuelle , la cité savante reste maladroite à penser la nature de la relation thérapeutique . Comment comprendre l'effet , soit le pouvoir de soigner , du lien qui se noue dans le cabinet - même et surtout à l'hôpital ?

 

Attitude spécifique du Dr B , de religion israélite , du Dr E , sans doute chrétienne , du Dr D , acupuncteur et ils de Han . Chacun d'entre eux dispose d'une attitude en rapport avec la mort . Chez le médecin juif , une sorte de millénaire considération de la souffrance partagée , une sorte d'ancienne et profonde affinité du médecin avec , aux frontières du religieux , une conscience de la profondeur et de la négativité de la condition terrestre . En Chaldée , à Ninive , Dieu n'est pas toujours bon . L'histoire humaine est obscure .

Le bouddhisme culturel du Dr D le rend apaisant . Tant que l'homme est en vie , il cherche légitimement la paix et l'équilibre . Le fondement de l'équilibre est extérieur à l'homme , il est dans le cosmos . Quand l'homme disparaît , le monde continue .

Tu cherches de préférence les médecins qui soient conscients des limites du modèle qui leur a été transmis par leur formation . Le Dr D. affine systématiquement sa responsabilité de généraliste , il en approfondit et en met à jour les dimensions traditionnelles : savoir répondre , être là , trouver la consigne en rapport avec le moment de l'évolution physique et morale où tu te trouves . Accepter de réfléchir . Rester perpétuellement en position de responsabilité , c'est à dire de réponse à trouver , de réponse à donner . Diagnostic , prospection , avis du jour . Le Dr E. ne renonce pas à être elle-même dans son cabinet . Chez elle , ce sont des éléments de personnalité qui frappent , démédicalisant la situation ou la défétichisant par une attitude de contact , par une parole libre qui semble accepter de poser que la médecine consiste aussi à savoir articuler les différents niveaux de sens qui trament la vie .

Tu vas en outre chez le Dr N. , homéopathe et charismatique adepte de la médecine chinoise . Chez lui , tout indique que les repaires coutumiers n'ont pas cours . Une part de sa qualité de bon médecin - de médecin qui a des résultats - doit se fonder sur le fait qu'il affiche clairement travailler ailleurs que dans le modèle instrumental , ailleurs que dans la représentation cartésienne courte , même si personne ne sait clairement ce qui se passe d'autre . Cela secoue les inerties , cela met en route d'autres possibilités d'articulation .

 

Une des premières manifestations , la plus voyante et la plus lourde , du retentissement culturel et institutionnel de la révolution scientifique en médecine , aura été la quasi-évacuation , dans l'art de guérir hospitalier , de la prise en compte de ce qu'une telle situation interhumaine peut avoir de thérapeutique . Comme si la supposée connaissance des processus normaux et pathologiques que possède le médecin hospitalier pouvait se substituer aux dimensions constitutives de sa figure de soignant , la révolution scientifique semble autoriser le médecin le médecin à déserter les dimensions fondatrices de sa figure traditionnelle . Parce que , de jour en jour , il propose des traitements plus efficaces pour soulager les maux , le médecin hospitalier transforme la relation de soin , il affecte de considérer que que la nature scientifiquement établie d'un traitement peut justifier que lui s'évacue de ce processus moléculaire . Une telle substitution est censée n'affecter ni ne transformer la transaction thérapeutique , ou tout au moins ses résultats .

La situation contemporaine de la médecins montre comment une conscience de soi scientifique peut annexer à tort la pratique de l'art de soigner au point de faire disparaître ce qui le rend thérapeutique . En créant du malentendu et de la souffrance culturelle et sociale , l'usage fétichisé du paradigme scientifique se montre contre-productif .

Des soignants soignent un malade . Le malade est soigné par les soignants . On lui propose une thérapie , une prise en charge qui vise à remédier à son mal . Soigner , c'est conserver et rétablir la santé , c'est traiter au moyen de procédés employés pour soulager ou pour guérir .

A l'hôpital , une partie essentielle du soin est laissé aux infirmières ou rejeté dans le dehors ultérieur de la " ville " , de la " médecine libérale " . Tout ce qui concerne le sens de la vie et de la maladie en terme de destin , en terme d'humanité commune . Retranchés dans la science , les médecins gèrent solitairement leur propre misère personnelle et leur angoisse .

La fonctionnalisation du soin comme l'objectivation de la maladie en terme d'organisme ont fait disparaître la dimension des échanges de sens entre cerveaux qui ont lieu dans l'hôpital , des messages lancés et reçus entre ces corps cérébralisés qui s'obstinent à se dénier mutuellement une fonction-conscience et qui en souffrent . Faire sens et donner sens est une nécessité pour l'être humain . La puissance thérapeutique peut en résulter comme l'apaisement né de la reconnaissance mutuelle , de l'acceptation du fait de donner et de recevoir . En réduisant la maladie à un trouble du soma , l'abstraction nécessaire du corps cartésien a permis la constitution d'une science médicale . Le développement affiné d'un pouvoir de soigner exige aujourd'hui une remise en cause sociale et culturelle de l'actuelle définition du pouvoir médical . Une complexité doit être rétablie , une réciprocité pratiquée puisque la démission généralisée , la fonctionnalisation et la peur sont aussi des sources de trouble et de violence non articulée . La mort n'est pas une maladie mais son idée peut faire mal . Le renoncement à une commune et humaine attitude devant la mort est , aujourd'hui , la contrepartie difficile d'un pouvoir médical affirmé dans le vide de la différence sociale , dans le vide du pouvoir et de l'argent . Aux limites du paradigme de la réussite et de l'instrumentalisation d'autrui , le médecin meurt aussi parce qu'il est un homme .

Odile Marcel

 

(°) Communication au colloque Les Thérapeutiques : savoirs et usages . Lyon , 13-15 novembre 1997


" Des médecins pour que les vivants récupèrent leur capacité d'autoguérison "

Odile Marcel , professeur de philosophie , Centre d'analyse des formes , université Lyon III.

Le développement de l'organisation sociale , la différenciation de ses fonctions ont placé la médecine et le corps médical face aux maladies pour lutter contre elles et tenter de les réduire . Unies par leur intention active et vigilante , les professions de santé forment un cordon sanitaire entre l'homme et les risques biologiques . Dans la défense contre ces risques , le généraliste est aux avant-postes par le travail de détection , de conseil et d'information qu'il réalise auprès des différents groupes sociaux .

L'identité professionnelle du médecin :

Une telle définition de son rôle intervient à tout moment pour structurer son identité , ordonner ses attitudes , ses propos et ses gestes . Séparé de ses semblables par le port de la blouse blanche , interposant entre lui et les autres un ensemble de prescriptions et de défenses qui ont pour but de réduire les dimensions naturelles de la communication ( curiosité personnelle , désir , indifférence , dégoût ) , la personne du médecin est comme neutralisée , mise à l'écart . Elle doit céder la place à une identité professionnelle construite , relativement standardisée , dont la définition sociale actuelle maximise la dimension d'efficacité intellectuelle .

Quand " ça ne va pas " , un pacte médical implicite

Telle qu'elle est généralement comprise de part et d'autre , la consultation a pour but de parvenir à une identification de l'objet de la plainte de celui qui est venu au cabinet , de celui qui pâtit , qui endure et qui souffre de ne pas savoir ce qu'il a . Quelque chose fait que " ça ne va pas " . Dolent , abîmé , comme dépossédé de lui-même par cet état de crise dans lequel il est plongé du fait de l'inhabituel état de son corps , le patient se sent aliéné par cette altération . De l'homme de l'art , il attend un soulagement .

L' allègement commencera avec la capacité de formuler un diagnostic que possède le médecin . Un état inconnu a surgi pour déranger , pour perturber et angoisser . Le fait de le nommer et de l'identifier réduit une part de sa capacité de trouble . Notons quel fort consensus social préalable investit de part et d'autre le savoir médical pour définir la consultation , pour structurer son déroulement . En Occident , le patient a renoncé à l' hystérisation de son affolement . En général , il n'arrive pas chez le médecin entouré de son groupe familial . Dans sa quête de la racine de ses malheurs , il ne recourt pas au récit des origines ancestrales . Comme le médecin , le malade occidental est un fils de Descartes .

Il est instruit de l'existence d'une logique des organes . Un ensemble de faits objectifs à l'intérieur desquels s'inscrivent les phénomènes pathologiques . En Occident règne la conviction instrumentée qui réduit la maladie à un événement concernant le support organique de la personnalité . La définition médicale de la maladie propose au malade une sorte de pacte . IL doit venir offrir l'espace de son corps au regard savant . Il doit accepter de s'en absenter , il doit se dédoubler et écarter de lui la terreur et l'angoisse que provoque l'altération de son corps .

De la part du médecin , il faut souvent un fort acte de volonté pour réussir le travail de concentration et d'abstraction qui lui permettra de traverser le drame , d'oublier l'horreur et d'assourdir le pathétique des situations de crise . En s'absentant lui aussi par la distance intellectuelle , il structure par l'esprit les éléments significatifs permettant l'approche d'un diagnostic . De là l'intervention possible sur les évènements corporels et , parfois très vite , la réduction du chaos dans une situation donnée .

 

Entre l'étiquette diagnostique et l'écoute de la demande

La construction intellectuelle qui préside à la situation clinique tend à chercher quelle entité du savoir médical est concernée par la demande du patient . Face au mal-être subjectif proposé par le consultant , il s'agit de parvenir à une transcription de ses mots et gestes dans les catégories de la connaissance scientifique . Comme le savent les généralistes , l'institution de soin est amenée à faire face à un grand nombre de situations dont l'étiquetage et la réduction à un cas médical n'ont pas d'évidence . On a appelé le médecin, on est venu le voir parce qu'une crise de vie a lieu . Elle s'exprime par une souffrance , elle s'expose dans une atteinte corporelle .

Le médecin sait pouvoir agir comme un remède .

Le médecin est pris entre deux feux . Sa formation le discipline à repérer et analyser les atteintes possibles d'un corps malade . Le fait de répondre par une telle approche à ce qui est plutôt une demande d'aide entretient le malentendu . Le patient peut apporter l'état de son corps pour venir dire un autre genre de trouble .

En s'intéressant exclusivement à l'atteinte possible d'un organisme , le médecin déserte le face-à-face avec l'être qu'il a devant lui . Il tend à éluder la prise en compte des crises relationnelles à l'intérieur desquelles se fomentent , le plus couramment , des crises corporelles qu'on ne peut appeler maladie au sens médical . Pour se penser elle-même , la médecine générale doit refuser son annexion par l'expérimentalisme du laboratoire et savoir revendiquer le terrain clinique , c'est-à-dire l'espace de la vie dans lequel elle s'enracine . La médecine générale n'est pas seulement une avancée et une sorte de sous-produit de l'hôpital . Elle est aussi ce savoir de vie suivant lequel le médecin sait pouvoir agir comme un remède , comme un médiateur permettant de structurer les crises de vie de telle sorte que les vivants se ressaisissent et récupèrent leur capacité d'autoguérison .

 

Natura sanat apprend-on depuis l'Antiquité .

Le médecin , comme un vecteur , est là pour rétablir un courant , pour en déclencher le retour . La thérapie se comprend alors comme une médiation . Elle suppose une sorte de passivité , un sens de l'opportunité et une capacité de contemplation . La médecine ne se réduit plus à un savoir qui appliquerait des recettes techniques omnipotentes , démiurgiques . Elle retrouve sa définition traditionnelle , prise entre les précautions attentives de l'hygiène et la dimension initiatique de la sagesse .

 

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Remerciements : ce texte a déjà été publié dans le Généraliste n° 1822 du 12 décembre 1997 sous le titre : la situation clinique et les approches du corps . Devant son intérêt considérable pour une " expression médicale " de haute qualité , il a pu être repris sur le web, grâce aux aimables autorisations de l'auteur et de l'éditeur . Avec leur accord , le titre et les sous-titres ont été modifiés par nous pour tenter de rendre compte avec plus de précision des propos de l'auteur .

 

Autre "débat"