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Harcèlement moral 8

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Les personnes qui sont prises, bien malgré elles, dans un mécanisme de harcèlement, mettent beaucoup de temps à réaliser ce qui leur arrive. Elles ont bien du mal à comprendre pourquoi cela leur arrive, à elles. Le travail original que nous présentons ci-dessous cherche à donner un autre éclairage sur le HM que ceux que nous connaissons déjà. En l'inscrivant dans le cadre plus général des relations des humains entre eux.

Ce texte est publié, sans les notes finales dans la LEM 374 du 29 novembre 2004. Accès Lem.
Les intertitres ci-dessous sont de la rédaction.

Voici une petite présentation de l'auteur :

Dominique Irigaray - 45 ans - Marié, 3 enfants - Habite Paris - Titulaire d'un Brevet de Technicien Supérieur en Agriculture et d'un BTS Tourisme - Organisateur de voyages touristiques et culturels pour groupes - A découvert René Girard vers le mois d'octobre 1996 et s'est re-converti aussitôt au catholicisme - Créateur début 2004 d'un site de réflexion et de diffusion concernant l'oeuvre de René Girard sur Internet : René Girard - Perspectives Humaines & Perspectives Chrétiennes (www.perspectives-girard.org) Contact par mail.

Bonne lecture de ce point de vue pas comme les autres.La sortie du HM ne peut pas se faire avec quelques recettes toutes faites, mais demande un long cheminement personnel. Une profonde remise en cause de tout ce qu'on croyait.

Dr F-M Michaut

 

 

 

Médiation double et harcèlement moral
Dominique IRIGARAY(novembre 2004)


"Tout désir est désir d'être." René Girard

La Lettre d'Expression Médicale n° 326 du Docteur François-Marie Michaut qui amorçait une réflexion pour "comprendre mieux les mécanismes du harcèlement moral (HM)" voulait emprunter à cette occasion et à cette fin la vision des relations humaines telle qu'elle ressort de la théorie mimétique de René Girard (RG).
Comme cette théorie m'a convaincu, que je l'étudie et observe sa pertinence depuis 8 ans, j'ai ressenti que la LEM en question, qui par ailleurs est excellemment orientée, rendait mal justice à tout ce que René Girard pourrait apporter à cette réflexion.
Il m'a semblé de prime abord qu'un HM ramené à une rivalité mimétique qui n'est jamais, comme son nom l'indique, un exercice par lequel "le disciple" chercherait pacifiquement "à devenir le maître", ne pourrait présenter comme "caractéristique fondamentale" d'être une "perversion de ce système mimétique".
Autrement dit le système mimétique dans sa composante rivalitaire étant, à nombre d'égards, une théorie de la perversion, elle ne serait que de peu d'intérêt si elle pouvait à son tour être pervertie.
Ce qui n'était au départ qu'une intuition est à présent conforté par une rapide étude de la question à partir du livre "Le Harcèlement Moral - La violence au quotidien" (LHM - Editions la Découverte et Syros - Pocket - 1999) de Marie-France Hirigoyen (MFH).
Tel que le HM est présenté dans ce livre il me paraît bien être un type classique de rivalité mimétique : une "médiation double" et je vais vous présenter les éléments qui fondent ma conviction.

Harceleur et harcelé deviennent des doubles


Deux individus proches l'un de l'autre, la naissance de quelque chose entre eux que MFH appelle "une emprise" et RG "le désir mimétique" et notre tragédie a déjà commencé.
Plus précisément, MFH se concentre dans son livre sur les aspects que RG a regroupé sous le nom de "médiation interne", c'est-à-dire le cas de deux individus vivant à proximité l'un de l'autre, le désir du "sujet" copiant le désir de son "médiateur" à propos d'un objet, dans sa variante de "médiation double". Dans une médiation double le désir du médiateur entre en résonance avec le désir du sujet et l'on assiste à une surenchère souvent violente qui, au départ, augmente considérablement la valeur de l'objet puis efface la distinction sujet / médiateur pour en faire les "doubles" d'un antagonisme presque sans solution.
Ce faisant MFH a écarté avec beaucoup de justesse un aspect relativement plus bénin qu'elle appelle "abus de pouvoir" et qui, dans certains cas, correspondrait à de la "médiation externe" chez RG :
"L'entreprise laisse un individu diriger ses subordonnés de façon tyrannique ou perverse, parce que cela l'arrange ou ne lui paraît pas important. Les conséquences sont très lourdes pour le subordonné. Ce peut être simplement de l'abus de pouvoir : un supérieur se prévaut de sa position hiérarchique d'une manière démesurée et harcèle ses subordonnés de crainte de perdre le contrôle. C'est le pouvoir des petits chefs." LHM p.78.
Pour être une médiation externe il faut que notre "petit chef" ait cette attitude de HM du fait de la médiation de quelqu'un qu'il admire sans avoir de rapport avec lui. C'est ce médiateur qui le convainc de la pertinence du harcèlement pour diriger une équipe. Il pourrait avoir puisé cette opinion dans la médiation externe de Sun Tsé et de son ouvrage "L'art de la guerre" par exemple (ouvrage cité par MFH p. 129 en particulier1). Mais ce peut être aussi que notre "petit chef" est engagé dans une médiation interne avec un individu de sa hiérarchie et que son comportement correspond à un désir de bien faire et de bien paraître auprès de lui, parce que, en référence à la citation ci-dessus, "cela l'arrange" lui.
Dans les deux cas et sur un plan pratique, le ou les subordonnés sont également harcelés mais il leur est a priori épargné une relation vraiment perverse avec leur "petit chef"2.
Avec l'exemple d'Albert Einstein (LHM p. 137-138) on voit que pour MFH l'abus de pouvoir peut également concerner un couple.
Lorsque MFH parle de perversion proprement dite il est très intéressant de noter qu'elle ne fait que peu de différence entre le HM dans l'entreprise et le HM au sein des relations de couple. L'emprise, la médiation double, naît simplement entre deux individus sans avoir la sexualité pour objet véritable.
Entre plusieurs passages similaires à ce propos, voici l'objet de l'emprise qui, pour MFH, fait naître le HM.
"Le Narcisse3 a besoin de la chair et de la substance de l'autre pour se remplir. Mais il est incapable de se nourrir de cette substance charnelle, car il ne dispose pas même d'un début de substance qui lui permettrait d'accueillir, d'accrocher et de faire sienne la substance de l'autre. Cette substance devient son dangereux ennemi parce qu'elle le révèle vide à lui-même." LHM p. 158.
Et du côté de RG, dans une interview récente du Nouvel Observateur au sujet de son dernier livre "Les origines de la culture", voici le même objet, la même faim :
"Il faut renoncer à s'agripper (consciemment ou inconsciemment) à autrui comme à un moi plus que moi-même, celui que je rêve d'absorber."
Ce "besoin de la chair et de la substance de l'autre" similaire au "rêve d'absorber" est caractéristique de notre phénomène.
Les références aux mises en oeuvre de la "médiation double" chez RG ont d'autres sources, naturellement, que celles de l'emprise chez MFH. Le premier les traque plutôt chez des écrivains au fait de cette question, la seconde dans son expérience clinique.
Par ailleurs RG insiste sur une évolution en phase avec l'Histoire, et surtout depuis la Révolution Française pour notre modernité, qui concerne ce qu'il appelle aussi le "mal ontologique".
Une aggravation de ce mal verrait les individus se détacher progressivement des médiations externes traditionnelles (Dieu, le Roi, etc.), qui hiérarchisaient la société, pour succomber, dans l'indifférenciation, à de terribles médiations internes4.
En ce sens le livre de MFH pourrait être perçu comme l'actualité la plus récente du mal ontologique ou de l'un de ses avatars.
Ces remarques une fois formulées, voici comment RG analyse les rapports entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole dans "Le Rouge et le Noir" de Stendhal (1830) :
"La médiation double transforme les relations amoureuses en une lutte qui se déroule suivant des règles immuables. La victoire appartient à celui des deux amants qui soutient le mieux son mensonge. Révéler son désir est une faute d'autant moins excusable qu'on ne sera plus tenté de le commettre dès que le partenaire l'aura lui-même commise.
Julien a commis cette faute au début de ses relations avec Mathilde. Sa vigilance s'est un instant relâchée. Mathilde était à lui ; il n'a pas su lui cacher un bonheur à vrai dire assez tiède mais suffisant pour rejeter cette vaniteuse loin de lui. Julien ne parvient à rétablir la situation que par une hypocrisie réellement héroïque. Il doit expier un instant de franchise sous une montagne de mensonges. Il ment à Mathilde, il ment à Mme de Fervacques, il ment à toute la famille de la Mole. Le poids accumulé de ces mensonges fait enfin pencher la balance en sa faveur ; le courant de l'imitation se renverse et Mathilde se précipite dans ses bras.
Mathilde se reconnaît esclave. Le terme n'est pas trop fort et il nous éclaire sur la nature de la lutte. Dans la médiation double chacun joue sa liberté contre celle d'autrui. La lutte est terminée dès que l'un des combattants confesse son désir et humilie son orgueil. Tout renversement de l'imitation est désormais impossible car le désir déclaré de l'esclave détruit celui du maître et assure son indifférence réelle. Cette indifférence, en retour, désespère l'esclave et redouble son désir. Les deux sentiments sont identiques puisqu'ils sont copiés l'un sur l'autre ; ils ne peuvent donc que se renforcer à la vue l'un de l'autre. Ils exercent leur poids dans la même direction et assurent la stabilité de la structure." In Mensonge romantique et vérité romanesque (Les cahiers rouges - Grasset - Edition originale en 1961) p. 141.
Ce que je mettrai en parallèle avec cette analyse de MFH concernant l'emprise avant la phase de harcèlement moral :
"Comme un pervers donne peu et demande beaucoup, un chantage est implicite, ou tout du moins un doute possible : 'Si je me montre plus docile, il pourra enfin m'apprécier ou m'aimer.' Cette quête est sans fin car l'autre ne peut être comblé. Bien au contraire, cette quête d'amour et de reconnaissance déclenche la haine et le sadisme du pervers narcissique.
Le paradoxe de la situation est que les pervers mettent en place une emprise d'autant plus forte qu'ils luttent eux-même contre la peur du pouvoir de l'autre - peur quasi délirante lorsqu'ils ressentent cet autre comme supérieur.
La phase d'emprise est une période où la victime est relativement tranquille si elle est docile, c'est-à-dire si elle se laisse prendre dans la toile d'araignée de la dépendance. C'est déjà l'établissement d'une violence insidieuse qui pourra se transformer progressivement en violence objective. Pendant l'emprise, aucun changement n'est possible, la situation est figée. La peur que chacun des deux protagonistes a de l'autre tend à faire perdurer cette situation inconfortable :" LHM p. 115.
Nous sommes arrivés dans les deux analyses à une situation qui par essence est la même. La victime docile qui désire être aimée de MFH correspond à l'esclave dont le désir est redoublé de RG tandis que l'insatisfaction haineuse du pervers de la première rappelle l'indifférence toujours plus grande du maître du second. Dans les deux cas la situation est stable parce que bloquée et ce blocage correspond à la même étrange dynamique d'attirance et de répulsion.
Il n'est sans doute pas inutile de remarquer une différence qui pourrait relever de l'historicité que j'ai évoquée :
- Julien et Mathilde restent engagés dans des médiations externes qui subliment leurs rapports réciproques. Julien vit son itinéraire dans le prisme de l'épopée de son grand héros, Napoléon 1er ; de même Mathilde compare sans cesse son aventure à celle de son ancêtre Boniface de la Mole, amant de la reine Margot. Ces médiations ne disparaissent que dans les épisodes les plus aigus de leur histoire.
- Les deux partenaires de l'emprise selon MFH, quant à eux, semblent englués dans un cadre plus étroit et une situation plus douloureuse pour la victime car il ne semble pas qu'ils aient de refuge hors de leur relation.
Devisant un peu plus loin d'autres aspects de l'emprise et de la médiation double l'identité de ces notions se fera encore plus manifeste. Mais s'il s'agit bien de la même chose les différences dans l'approche entre MFH et RG éclaireront de nouveaux chemins pour lui échapper.


Rêve d'absorber


Un même objet et une même situation qui voit un fossé paradoxal se créer entre un individu dominé et un individu dominant au sein d'une relation perverse.
Voici encore, à ce propos, une phrase de MFH que RG ne désavouerait pas je pense :
"Le moteur du noyau pervers, c'est l'envie, le but, c'est l'appropriation." LHM p. 159.
Là où un désaccord apparaîtrait concerne l'attribution de ce noyau à un seul des deux partenaires.
MFH distingue globalement le "mauvais" pervers de la "bonne" victime avec une emprise du premier sur la seconde. RG et "ses" auteurs mimétiques, pour leur part, rangent les deux protagonistes de la médiation double sur un même plan du désir si ce n'est de la perversion.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de minimiser ou relativiser la souffrance des victimes dans cette relation, elle est insupportable, mais de bien faire toute sa place au problème de l'objet qui est convoité ainsi qu'à celui du lien qui se met en place entre les deux partenaires.
Et d'ailleurs, à lire attentivement MFH, elle nous décrit bien les choses de façon plus nuancées que ne le laisse entendre son vocabulaire.
Evoquons d'abord l'objet, cette mystérieuse "substance" mentionnée dans la première citation de MFH, notion remarquable et sur laquelle elle s'accorde avec RG. Le "pervers narcissique" en est dépourvu, c'est un bon début, mais qu'en est-il de la victime :
"Les victimes suscitent l'envie parce qu'elles donnent trop à voir. Elles ne savent pas ne pas évoquer le plaisir qu'elles ont à posséder telle ou telle chose, elles ne savent pas ne pas afficher leur bonheur." LHM p. 175.
"Les victimes idéales des pervers moraux sont celles qui, n'ayant pas confiance en elles, se sentent obligées d'en rajouter, d'en faire trop, pour donner à tout prix une meilleure image d'elles-mêmes." LHM p. 175.
Certainement MFH ne peut déclarer la victime dépourvue de cette substance, c'est, pour son approche, l'objet convoité par le pervers ; toutefois ces deux citations permettent de l'envisager.
Si la victime n'a pas confiance en elle, à quoi cette substance lui sert-elle ? Ne serait-ce pas qu'elle en est dépourvue tout autant que le pervers ? S'il lui faut "à tout prix" donner une meilleure image d'elle-même, le bonheur qu'elle affiche n'est-il pas mensonger ? Le plaisir de posséder qu'elle évoque n'est-il pas creux et finalement sans objet réel ?
Ce qui est indéniable de toute façon dans la description de MFH, c'est que la victime est présentée comme une personne jouant un rôle de composition.
Une explication "mimétique" a besoin de cet ingrédient : la victime laisse entendre qu'elle possède la fameuse substance et montre à voir que cette substance est désirable car elle la rend heureuse.
Le mot qui vient à l'esprit est celui de bluff car toute l'opération est dirigée vers l'autre qu'elle cherche à séduire.
"Cela commence comme un jeu, une joute intellectuelle. Il y a là un défi à relever : être ou ne pas être accepté comme partenaire par un personnage aussi exigeant." LHM p. 174
Si l'autre est qualifié au départ de "personnage" c'est qu'il est perçu comme possédant quelque chose en plus !
Dans le fond, mais sans doute sans se l'avouer, la victime se méprise elle-même et voit miroiter dans son futur partenaire la substance qui est l'objet vrai de son propre désir.
Dès lors un "girardien" conçoit sans trop de peine le "personnage" devenu désirant en calquant son désir sur celui, faux, d'un séducteur pour une substance illusoire. Un "rêve d'absorber" qui naît de l'exacerbation de ce désir et, au bout, le bluff éventé qui plonge le séducteur dans les affres du mépris de son partenaire sur lequel il ne fait plus illusion.
Cette issue n'est pas inéluctable, cependant, comme il a été dit à propos de Julien Sorel : en soutenant jusqu'au bout son mensonge le séducteur peut en venir à constater la vacuité du "personnage" et à la lui faire constater. Il la plonge alors dans les affres du mépris du séducteur aussitôt oublieux de sa propre vacuité et de son propre mensonge5.
Si la notion de "joute intellectuelle" est bien choisie, car il y aura effectivement à la fin du processus un perdant, une victime, il faut bien se garder de stigmatiser comme responsable un quelconque "pervers moral", comme le fait MFH. Les deux protagonistes, qui s'engagent ensemble dans la médiation double, se ressemblent parfaitement quant à leur vacuité, à leur désir impossible et, peut-être, à une agressivité qu'ils mettront en oeuvre lors de la phase de harcèlement moral.
Tout au plus peut-on déplorer le mensonge du séducteur et la férocité du partenaire qui aura pris le dessus dans cette joute mais nous allons examiner à présent la nature du sinistre lien que les protagonistes ont tissé entre eux. C'est lui, pour RG, qui génère "toutes les toxines" et non, comme l'écrit MFH, la monstruosité supposée de certains individus6.
L'un des protagonistes a capté l'autre et ils se sont engagés dans une relation hors cadres. MFH écrit à propos du séducteur supposé qu'il "détourne de la réalité" LHM p.111.
Nous avons vu que l'ingrédient principal de cette relation est le désir. Désir qui se donne a voir et qui est copié. Désir que l'on imagine voir, que l'on copie et qui trouve dans l'autre un écho. Désirs décalés dont l'intensité augmente parce qu'ils sont investis toujours plus d'une mission essentielle que l'autre ne pourra jamais combler. Impossibilité qui exaspère ces désirs jusqu'à les rendre délirants, obstacle qui fait nécessairement dérailler les deux protagonistes.
Un peu de littérature pour illustrer ces propos, le narrateur du Sous-sol de Dostoïevski parle de la lettre qu'il écrit à celui qui l'a bousculé : "Je le suppliais de me faire des excuses. Pour le cas où il aurait refusé je faisais très nettement allusion au duel. La lettre était si bien tournée que si l'officier avait eu le moindre sentiment 'du beau, du sublime', il serait immanquablement accouru auprès de moi pour se jeter à mon cou et m'offrir son amitié. Et comme cela aurait été touchant ! Nous aurions vécu si heureux, si heureux ! ... Sa belle prestance aurait suffi pour me défendre contre mes ennemis, et moi, grâce à mon intelligence, grâce à mes idées, j'aurais eu sur lui une influence ennoblissante. Que de choses nous aurions pu faire." Cité par RG dans Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, p. 80. S'il s'agit techniquement ici d'une médiation interne et non double, car l'officier en question ne répond pas aux sollicitations du narrateur, le désir est le même et Dostoïevski évoque bien une réalité tronquée, une impressionnante vacuité et un désir qui confine à la folie.
Enfin apparaît la faille.
Ceci peut arriver aussi au terme d'une lutte ultime qui nous montre explicitement ici les deux partenaires sur un pied d'égalité : "Si l'autre a suffisamment de défenses perverses pour jouer le jeu de la surenchère, il se met en place une lutte perverse qui ne se terminera que par la rédition du moins pervers des deux" LHM p.145.
Toujours est-il que le séducteur est renvoyé à son mensonge initial ou "le personnage" à une indignité qu'il croit apprendre de cet épisode. Un sujet devient honteux, il imagine que l'autre, comme investi de prescience, a vu sa vacuité. L'autre devient odieux qui juge de la déroute de celui en qui il avait mis tant de désir. "[Les victimes] perdent toute valeur à leurs propres yeux mais aussi aux yeux de leur agresseur, qui n'a plus qu'à les 'jeter' puisqu'il n'y a plus rien à prendre" LHM p. 185.
Mais il reste entre eux, et ceci est très important, le lien forgé par l'enjeu, le va-et-vient du désir et la hauteur atteinte par cette surenchère.
Pour le partenaire dominé le lien, à base de honte à présent, reste longtemps là : "Beaucoup éprouvent des phénomènes désagréables de réminiscence de la situation traumatique, mais elles l'acceptent. Etc. " LHM p. 198.
De même le partenaire dominant peut jouer désormais l'indifférence, "on ne discute pas avec les choses" LHM p. 117, mais le lien est toujours là : "Au moment où la victime donne l'impression de lui échapper, l'agresseur éprouve un sentiment de panique et de fureur, il se déchaîne" LHM p. 140.
Le harcèlement moral est l'expression de la haine d'un individu déçu dans son désir et qui ressasse sans fin à la fois ce désir et cette déception. Quand la victime est "à jeter", le lien empêche de jeter à tel point que si la victime veut s'éloigner le lien entraîne des manifestations extrêmes de violence. MFH relève également toute la difficulté pour la victime de reprendre son indépendance. Elle ressasse elle aussi le même désir et la même déception.
Englobant l'ensemble du processus de la fondation du lien au harcèlement moral en passant par les complicités7, la rémanence du lien et la reproduction de ces schémas, RG recoure à la notion biblique de scandale. C'est pour moi l'explication la plus pertinente de tout ceci et c'est par elle que je voudrais clore ce chapitre :
"Comme le mot hébreu qu'il traduit, 'scandale' signifie non pas un de ces obstacles ordinaires qu'on évite sans peine après s'y être heurté une première fois mais un obstacle paradoxal qu'il est presque impossible d'éviter : plus le scandale nous repousse, en effet, plus il nous attire. Le scandalisé met d'autant plus d'ardeur à s'y meurtrir qu'il s'y est plus meurtri précédemment.
Pour comprendre cet étrange phénomène, il suffit de reconnaître en lui ce que je viens de décrire, le comportement des rivaux mimétiques qui, en s'interdisant mutuellement l'objet qu'ils convoitent, renforcent de plus en plus leur double désir. Prenant systématiquement le contre-pied l'un de l'autre pour échapper à leur inexorable rivalité, ils reviennent toujours se heurter à l'obstacle fascinant que chacun est désormais pour l'autre.
Les scandales ne font qu'un avec le faux infini de la rivalité mimétique. Ils sécrètent en quantités croissantes l'envie, la jalousie, le ressentiment, la haine, toutes les toxines les plus nocives non seulement pour les antagonistes initiaux mais pour tous ceux qui se laissent fasciner par l'intensité des désirs rivalitaires" In Je vois Satan tomber comme l'éclair (Grasset - Edition originale en 1999) p. 36.

Ce sont les relations elles-mêmes qui sont perverses ou "scandaleuses"


Au fil de cette petite étude nous avons surtout observé un phénomène que MFH place avec beaucoup de perspicacité au coeur des problèmes de harcèlement moral : d'étranges rapports entre deux individus que j'ai identifiés comme correspondants à la notion de médiation double de RG.
En privilégiant cette approche je crois avoir éclairci les lacunes de la description du phénomène par MFH :
- L'objet du désir qui est une substance illusoire à la fois chez les harceleurs et chez les victimes.
- L'inanité d'une explication par la nature perverse de quelques individus. Je vous suggère plutôt de suivre RG dans l'idée que certaines relations sont perverses ou "scandaleuses".
Ces deux points en retour mettent en lumière de nouveaux chemins vers la guérison pour les protagonistes de la médiation double là où MFH ne considère que la séparation :
- La recherche d'une substance qui aide à s'édifier et à vivre est certainement un désir profond. RG, qui est croyant, engagerait sans doute cette recherche dans le sens du christianisme. Au minimum il peut être affirmé à la victime comme à l'agresseur que ce n'est pas dans un autre individu qu'il pourra la trouver.
- Les victimes enfin conscientes de la nature mimétique de leur relation à ceux qui les harcèlent peuvent faire tomber le mur de la honte8 qui les oppresse. MFH fait remarquer que dans certains cas : "L'agression prend alors valeur d'épreuve initiatique. La guérison pourrait être d'intégrer cet événement traumatique comme un épisode structurant de la vie ..." LHM p. 233. C'est aussi ce que RG nous indique à propos de ses auteurs mimétiques, Shakespeare, Cervantès, Dostoïevski, Proust, Stendhal, etc. Ils ont tous traversé de telles épreuves. Le processus est présenté comme une "révolution copernicienne" ; elle consiste à passer d'un soi mensongèrement valorisé à la reconnaissance humble de sa propre vacuité par delà le repérage de la vacuité de son partenaire9.
En espérant que tout ceci vous a intéressé je vous conseille pour finir la lecture de "Shakespeare ou les feux de l'envie" et "Mensonge Romantique et Vérité Romanesque", deux livres de René Girard qui étudient de nombreux cas cliniques, si j'ose dire, et qui sont facilement disponibles.

Dominique Irigaray - 23/11/2004,
Administrateur de www.perspectives-girard.org.

1. MFH parle de "L'art de la guerre" à propos des stratégies des harceleurs et je ne partage pas ses idées en la matière. L'agresseur, je pense, ressasse seulement sa relation avec la victime. Je crois qu'en utilisant cette notion MFH noircit injustement l'agresseur. Incidemment, en citant ce livre, elle nous indique de fait le type de médiation externe délétère qui a cours aujourd'hui dans le monde de l'entreprise : l'application des recettes relatives aux questions de vie ou de mort qu'impliquent la guerre au travail des hommes et à la gestion des ressources humaines.
2. Le mot "perverse" de la citation de MFH risque d'entraîner une confusion.
3. D'où le nom de "pervers narcissique" appliqué au harceleur.
4. Un patron est facilement perçu aujourd'hui comme un usurpateur. Le temps n'est pas loin où on lui vouait généralement un respect aveugle.
5. En passant, une modalité différente de ce même processus consiste à s'engager, par exemple, dans une médiation interne à sens unique avec un chef hiérarchique. Une personne se met à désirer l'autonomie divine du chef dont elle cherche le partenariat. Son désir de substance est le même et ce désir imagine un désir du chef pour sa propre substance qui explique aux yeux du sujet l'autonomie du chef. Ce désir est une projection de son propre désir qu'elle se met à imiter. Le thème mythologique de Narcisse me semble correspondre à ce cas de figure. Le sujet des temps mythiques "voit" un être qui se contemple lui-même, se désire lui-même. Le sujet est séduit, son désir imite le désir de son modèle, et il devient jaloux de cette autonomie car son désir ne rencontre pas d'écho chez Narcisse. Tout ceci est un panneau dans lequel il convient de ne pas tomber : la perception d'une telle autonomie ou auto-idolâtrie est fallacieuse. Toujours est-il, pour en revenir à notre admirateur moderne et docile, que le chef est alors susceptible d'en profiter tout simplement pour lui en demander beaucoup. Cependant, et même sans cela, le collaborateur peut ensuite vivre sa relation en victime. C'est que son désir initial est trompeur et porteur en soi de frustrations. Toutefois le subordonné est dans ce cas largement responsable de son propre malheur, il s'est englué tout seul dans cette relation, il en tient seul la part perverse. La médiation double, l'accord sur un désir dangereux, n'est pas inéluctable même s'il est contagieux.
6. "Comme les vampires, le Narcisse vide a besoin de se nourrir de la substance de l'autre" LHM p. 154.
7. MFH relève aussi une dimension collective dans le harcèlement moral ; un groupe entier harcèle parfois un individu. Bien entendu RG a beaucoup parlé des phénomènes de boucs émissaires et MFH le cite à ce propos dans son livre LHM p. 165. Il serait évidemment très intéressant de discuter ce sujet qui prolonge celui de la médiation interne.
8. Evoquant le reniement de Pierre dans les évangiles : "Comme l'arrogance de Pierre un peu plus tôt, la honte est un sentiment mimétique, c'est même le sentiment mimétique par excellence. Pour l'éprouver il faut que je me regarde par les yeux de quiconque me fait honte. Il faut donc imaginer intensément et c'est la même chose qu'imiter servilement. Imaginer, imiter, ces deux termes en vérité n'en font qu'un." In Le bouc émissaire (Le Livre de Poche - Biblio - Edition originale Grasset en 1982) p. 229.
9. J'ai souvent eu l'impression en lisant le livre de MFH, qu'elle épousait de fait les thèses des victimes, ses clientes. Elles voient le vide de leurs partenaires mais cherchent à se protéger en s'illusionnant avec leurs propres qualités.