Fin
du texte d'Odile Marcel
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Le
mythe techno-scientifique de la médecine, ou le vertige d'une
toute puissance des moyens quand il s'agit du vivre et du mourir.
Parachevant
un mouvement millénaire de sécularisation et de rationalisation
de sa pratique comme de ses modes de représentation, l'institution
médicale des sociétés développées
est entrée dans l'âge de la technoscience. La biologie
moléculaire et la génétique font mieux comprendre
le mécanisme qui construit et reproduit la matière
vivante. L'électronique et la physique des particules multiplient
les dispositifs technologiques d'exploration de l'intimité
corporelle. En reculant les limites du connu et en démultipliant
l'effet des drogues disponible par l'usage des molécules
de synthèse, la médecine scientifique peut enfin,
après plus d'un siècle de triomphalisme officiel,
fonder sa revendication de pouvoir sur des résultats qui
s'accumulent depuis cinquante ans.
Le
dernier demi-siècle a connu d'autre part un développement
social sans précédent de la médecine. Le nombre
des soignants formés et en exercice, le nombre d'actes, le
coût de ces actes et, plus généralement, le
degré de médicalisation du corps social procèdent
de l'enrichissement des sociétés industrielles et
du choix, d'ordre politique, qui les a engagées dans l'édification
des systèmes de l'assurance sociale généralisés
après 1945.
La
sécurité sanitaire a un coût. Devant le poids
grandissant, dans les économies des pays développés,
de la consommation des soins médicaux, la solidarité
s'interroge sur la question de ses limites.
La
crise de l'institution médicale semble multiforme. Malgré
le haut degré de satisfaction d'une grande majorité
de citoyens qui, de mois en mois, prolongent la durée d'une
vie qu'ils passent en bonne santé parce qu'ils vivent bien
et sont toujours mieux soignés, un malaise flotte chez les
praticiens comme dans le corps social. L'analyse d'une mutation
si globale et le diagnostic de la crise, si crise il y a, sont mis
en forme en permanence par nos sociétés qui s'efforcent
de rationaliser les coûts pour en limiter la charge dans les
économies nationales.
Afin
d'élaborer une mise en perspective qui permette d'interroger
effectivement le processus dans lequel sont engagées les
médecines scientifiques et, plus généralement,
les systèmes sociaux qui les ont portées à
l'existence dans le monde développé, deux axes longs
peuvent être dégagés. Le premier est celui de
la lente élaboration de la connaissance qui clarifia peu
à peu les modes de fonctionnement du corps et la logique
de ses altérations. L'autre concerne les usages et traditions
de la pratique soignante, sans lequel la médecine cesserait
d'être l'art d'aider les hommes. Le mode d'évolution
distinct de ces deux registres constitutifs de la médecine
et leurs interactions sont à l'origine de la situation présente
dont il importe, pour la critiquer utilement, de pouvoir présenter
une représentation qui intègre de façon rationnelle
son apparence multiforme.
Ainsi
que le répètent à satiété - et
à juste raison - les manuels d'histoire, la naissance de
la médecine occidentale s'effectue chez les Grecs du Ve siècle
av. J.C. En quelques générations, une corporation
traditionnelle de prêtres-soignants (les Asclépiades)
va transformer le mode de compréhension de la maladie et,
à partir de là, la représentation et la description
des pathologies observées. A Cos comme à Cnide, la
maladie n'est plus appréhendée comme un désordre
affectant les relations de l'homme et des dieux, désordre
dont le remède consisterait en expiations, purifications
et sacrifices. Délivrée de la culpabilité,
la maladie renvoie désormais à une idée mieux
constituée d'un ordre naturel (phusis). Le cosmos est une
multiplicité réglée par des lois. Le corps
appartient au cosmos. Pour ces générations de médecins
que la postérité a confondu sous le nom d'Hippocrate,
les maladies sont dues à un déséquilibre des
composants internes du corps, lui-même suscité par
les saisons, par le temps, par des circonstances locales.
L'entrée
de la médecine dans l'ère scientifique repose sur
ce postulat dégagé par Hippocrate. A l'intérieur
de la conception entièrement nouvelle d'une nature intérieurement
articulée par la loi (nomos) et par le sens (logos), la pensée
grecque de l'époque classique invente d'un même geste
la cité et la philosophie.
La
représentation traditionnelle, essentiellement théocentrique,
met l'accent sur les puissances supra et infra-humaines qui régissent
le monde. Les civilisations dites primitives définissent
l'ordre humain par ses relations d'insertion et de devoir de révérence
par rapport aux instances du sacré.
Depuis
l'institution de cet acte mental par lequel Socrate inventa la philosophie,
le mythe et la tradition ont été congédiés.
La conscience humaine pose qu'un ordre, le logos, lui est commun
avec les choses. La nature comme ordre relève de la connaissance
possible, tandis que la surnature et le divin s'écartent
dans l'obscur. L'anthropocentrisme et le ratiocentrisme d'une telle
conception ont été soulignés par Heidegger.
L'idée de l'Occident est fondée sur un tel pari. Il
consiste à écarter la passivité et le malheur.
A repousser la dépossession et la fatalité. Entre
l'homme et le monde ne s'interposent plus l'inaccessible ni l'étrange.
L'esprit du monde s'éclaire. L'homme ne dissemble pas du
monde, c'est le monde lui-même qui cesse de se penser comme
impensable.
L'exploration
d'un tel postulat dans le domaine de la connaissance des corps devait
donner naissance à la médecine européenne.
Désormais,
le corps est désolidarisé de ses relations avec le
groupe social. Il se déprend des représentations de
ce groupe (magie et religion) et se comprend comme une entité
naturelle, dont les composantes obéissent à un ordre
spécifique. Les Occidentaux appelleront ultérieurement
"loi naturelle" les systèmes de régulation dont ils
observeront la permanence et reconstitueront le fonctionnement dans
l'ordre cosmologique (Copernic), physique (Newton) puis chimique
(Lavoisier).
La
médecine est née de ce partage qui redistribue l'espace
de sens à l'intérieur duquel on peut penser le corps
et ses affections. Le corps n'est plus le lieu des magies participatives
et de la possession. Il cesse d'être parcouru par la hiérarchie
des démons et des esprits, par la haine, par la peur et par
la colère comme c'est le cas dans le chamanisme, les ethnomédecines
et les médecines dites populaires.
La
maladie est un trouble interne, d'ordre naturel et non surnaturel.
Le corps existe désormais comme une entité douée
de consistance spécifique. Il est composé d'humeurs,
de fluides et d'énergies.
Il
faudra deux millénaire pour que le processus d'objectivation
dans lequel l'engageait le monde grec soit réapproprié,
explicité et perpétué par ce qu'on appelle
la Renaissance (Vésale). Le corps s'ouvre. Il s'étale
sous le regard dans sa disposition et ses intrications spatiales.
La connaissance de ses mécanismes spécifiques s'engage
à partir du XVIIIe s. Sur les galeries néoclassiques
des Facultés de Médecine, on voit côte à
côte les bustes d'"Hippocrate", de Descartes, Harvey, Broussais
et Claude Bernard.
Les
révolutions scientifiques qui se sont accélérées
dans l'histoire moderne ont été faites de ruptures
successives. D'âge en âge, la logique des débats
et les hypothèses internes de la représentation savante
se renouvellent de façon radicale. La mutation intellectuelle
et technique de la biomédecine des années 40 et 50
de notre siècle est prise dans ce mouvement séculaire
que les historiens de la médecine ont appelé longtemps,
et un peu vite, la montée des "progrès" de la médecine.
On
analyse mieux aujourd'hui la relativité culturelle, autrement
dit l'archaïsme relatif, des représentations "scientifiques"
de la Renaissance ou de l'Age classique.
Contrairement
à ce qu'ont affiché longtemps les panégyriques
acritiques des manuels, l'histoire ne s'est pas constituée
par un processus lent et continu d'étapes progressivement
enchaînées dans un processus inaltérablement
triomphal, incessamment accumulatif de "découvertes" définitives.
Comme l'ensemble des représentations savantes, la pensée
médicale s'est constituée par une multiplicité
de ruptures internes et de réajustements successifs.
Les
Facultés médiévales perpétuées
jusqu'à la Révolution ont dit pendant des siècles
"Hippocrate et Galien" comme s'il s'était agi d'une autorité
infrangible, de type patriarcal. A l'intérieur d'un tel corps
se présentant lui-même comme traditionnel, Vésale
avait déjà raturé Galien.
L'anatomo-pathologie
mit une fin définitive à l'ancienne médecine
des humeurs, bousculant les corporations et transformant le "métier"
par un développement toujours plus ajusté de la science
de la vie. A l'intérieur de celle-ci, la biomédecine
moléculaire propose un renouvellement radical de la description
et de l'interprétation des phénomènes normaux
et pathologiques.
Le
discours autolégitimant de l'institution médicale
mélange de façon tapageuse et un peu incohérente
un révolutionarisme non démenti du progrès
scientifique et une sorte de traditionalisme corporatif affiché
comme tel. Patriarcat et progrès posent une image sociale
doublement rassurante pour un métier essentiellement exposé
à la confrontation aux gouffres de la souffrance et de la
misère.
On
reconnaîtra cependant une justesse d'intuition à la
version de l'histoire enseignée dans les Facultés
de Médecine. D'un bout à l'autre de son appareil représentatif
et à l'intérieur de ses radicales transformations
internes apparues au cours des âges, la médecine occidentale
s'inscrit dans une tradition unique. Elle s'est constituée
et continuée comme la postérité vivante, éternellement
reprise, de la figure hippocratique qui, telle un protototype culturel
et social qui articule responsabilité humaine, engagement
éthique et intégration des disciplines savantes, fut
inauguré par les Grecs du Ve s. sur la base d'une injonction
fondatrice instaurée par celui que les médecins continuent
à considérer comme le premier des leurs.
Depuis
Hippocrate, les médecins qui développent la science
appartiennent, avec et comme les praticiens, à un même
"corps" professionnel et à une même tradition intellectuelle.
Il s'agit d'utiliser l'intelligence et son savoir afin de comprendre
et, à partir de là, de décider comment on va
soigner. L'organisation de l'acte médical a été
formalisée par la médecine grecque. A partir de l'observation
méthodique du cas, il fallait opérer sa reconnaissance
et l'identifier par le jugement diagnostique, lequel ouvrait immédiatement
la dimension pronostique ainsi que le protocole thérapeutique
nécessaire. Clarifiée, systématique, intégralement
intellectualisée, la médecine grecque inaugure l'ère
de l'intelligence qui sauve.
Il
importe de ne pas majorer la valeur des conquêtes de l'intellectualisme
grec en matière de connaissance de la vie, autrement dit
la valeur de ses représentations savantes. Les Grecs furent
les premiers médecins européens, mais en aucun cas
"les premiers scientifiques". Comme l'a écrit Robert Joly,
la question du "niveau de la science hippocratique" se pose pour
l'historien des sciences (Le niveau de la science hippocratique,
Paris: Les Belles Lettres, 1966).
La
"vision théorétique" des Grecs leur fit travailler
l'observation clinique d'une façon extraordinairement ajustée.
Pour classer les descriptions de cas, une multiplicité d'entités
pathologiques - pas toujours lisibles pour nous - reliait entre
elles des ensembles symptomatiques dont la construction et l'articulation
avec une représentation plausible de la rationalité
physiologique ne fut pas leur première préoccupation.
La
théorie des humeurs reprenait la conception des quatre éléments
du cosmos. Elle proposait une synthèse d'ordre philosophique
qui préoccupait moins la médecine grecque que l'organisation
de l'acte médical lui-même, dans sa clarté constitutive
et ses limites propres. La médecine grecque ne s'est jamais
proposé d'aller, par delà les phénomènes,
à la radicalité de leurs raisons cachées. Épelant
l'organisation du réel, la science consistait plutôt
à repérer et nommer les entités dynamiques
qui parcourent les saisons et rythment les troubles du corps. Les
fièvres récurrentes du paludisme, extrêmement
fréquentes dans la Grèce archaïque et classique,
donnaient leur modèle à une théorie cyclique
de la maladie. Toute maladie comporte un rythme naturel, des jours
critiques et une résolution. Le médecin aide la nature
par les soins qu'il apporte, la nature guérit le malade.
On
sait quelles restrictions, extraordinaires pour la représentation
des modernes, les Grecs ont apporté à l'idée
des pouvoirs de l'action humaine. Dans le domaine technique comme
en politique, les Grecs continuaient à admettre l'existence
d'un ordre des choses que les hommes pouvaient altérer, mais
sûrement pas optimiser.
En
ce sens, cette relève de l'Antiquité qu'articula l'histoire
occidentale devait rompre avec un fatalisme ancré dans la
vision païenne. De même, la postérité intellectuelle
de la médecine antique devait abandonner bruyamment la médecine
des humeurs et, avec l'anatomo-pathologie, renouveler radicalement
les modes de compréhension des phénomènes de
la vie. Les Grecs ont pensé ensemble la médecine comme
art de soigner et la connaissance des faits de la nature, mais ils
ignoraient tout des révolutions de la science qui permettent
aujourd'hui d'accéder à une compréhension toujours
plus fine des mécanismes biophysiques par lesquels se décrivent
la vie et ses avatars. A titre de pari rationnel, ils avaient institué
le principe d'une objectivation et d'une intellectualisation qui
devait prospérer sur les traces de leur geste fondateur tout
en rompant avec les linéaments de représentation qui
les orientaient dans leur repérage, encore très approximatif,
de la factualité du réel.
Le
plan sur lequel les Grecs ont été des initiateurs
n'en est que plus clair : il s'agit du dispositif séculaire
de la médecine européenne, qui est resté le
même depuis 2.500 ans sur le plan éthique, culturel
et social. Là où, dans l'élément de
la panique, les médecines traditionnelles tendaient à
supposer la colère et la vindicte des puissances sacrées
quand survenaient les fléaux et autres désastres sanitaires,
le médecin grec reprend les rudiments de positivation qui
lui viennent d'Egypte et même de Babylone. Il est des maladies
sur lesquelles le médecin a un pouvoir. Il est des troubles
dont il sait à présent dégager la séquence
autonome. Ces affections n'appellent pas la purification car elles
ne relèvent pas des culpabilités religieuses. Elles
ne doivent pas non plus inspirer la peur. Il s'agit de faits que
reconnaît l'intelligence, qu'elle a observé dans les
corps individuels et qui appellent la solidarité plutôt
que la fureur collective. Face aux faits de la nature, l'homme intelligent
se sent responsable. L'objectivité émerge en tant
que telle, et avec elle la lucidité tranquille d'une sorte
d'individualisme citoyen. Ce malade est mon semblable. Hissé
dans la clarté du regard analytique, le corps malade sort
de sa réclusion dans l'élément de peur farouche
où l'engloutissait la superstition. La responsabilité
intellectuelle est aussi un acte de la volonté. Un acte de
clarification qui écarte les abus de pouvoir.
Avec
les Grecs, un seuil d'objectivation est franchi dans la familiarisation,
depuis longtemps entamée, entre les hommes et leur demeure
terrestre. Un seuil d'individualisation et de personnalisation de
la crise morbide. Les logiques claniques de la fureur et de la panique
s'estompent. Fin des boucs émissaires. L'individu prend possession
d'un droit sur son corps. Sur ce plan comme sur celui de la conscience,
il s'agit d'une naissance de l'intimité. L'individu malade
a droit au secret, son médecin un devoir de silence. On peut
mettre aujourd'hui l'accent sur l'aspect éthique et politique
de la figure médicale qui émerge avec Hippocrate.
Sans appareil de science pour le garantir, le médecin grec
exerce une responsabilité humaine qui vaut le même
poids d'engagement avec le malade riche qu'avec le malade pauvre.
Individualisation de la figure du médecin. Autonomisation
par rapport aux pouvoirs et par rapport à la logique économique
qui gouverne le champ social. "Si c'est un homme", le médecin
le soigne. Il s'agit d'un engagement universel, qui vaut par soi.
L'émergence de la figure du médecin marque un seuil
de développement social, apparu en Europe avec les Grecs.
La figure du médecin engage la société et sa
culture. Elle engage l'éthique, autrement dit la civilisation.
Les
médecins grecs étaient conscients de leur responsabilité.
Ils l'ont explicitée dans un serment, appelé serment
d'Hippocrate. Il est intéressant de s'interroger aujourd'hui
sur la transformation de la responsabilité médicale
à partir du moment où le savoir s'étoffe, où
les traitements semblent pouvoir en résulter comme automatiquement,
comme s'il s'agissait d'un univers positivé, entièrement
technique.
Jusqu'à
la fin du XVIIIe siècle de notre ère, les moyens thérapeutiques
relativement rudimentaires (purgatifs, émétiques,
sudatifs, plus les célèbres saignées et les
cautérisations) contraignaient souvent les médecins
à une position expectante. Le médecin assistait le
malade. Dans un mélange indissociable de présence,
d'aide et de soin, la pensée thérapeutique ancienne
ne dissociait pas encore le cure et le care parce qu'elle n'avait
pas l'idée des traitements étiologiques, agissant
par la mécanique même des causes et des effets. Parce
que les traitements curatifs n'existaient pas, on ne pouvait les
opposer aux adjuvants "caritatifs" du soin.
Sur
ce point, l'objectivisme d'une science de la maladie devait libérer
progressivement les médecins de leur tâche d'assistance
puisque, désormais dégagée des interactions
phénoménales, l'impersonnalité de la connaissance
scientifique permettait de confronter l'autonomie des moyens thérapeutiques
à la logique cellulaire elle-même. La reconnaissance
de la fonction glycogénique du foie rattache l'organique
au chimique. Située dans une logique d'infestation infectieuse,
la lutte contre le bacille de Koch appelle des moyens thérapeutiques
spécifiques : le vaccin et les antibiotiques.
Le
mode de présence du médecin en est transformé.
Sa blouse blanche signifie la science qu'il incarne. Comme si la
connaissance des maladies dégageait l'homme de l'art d'une
part de son implication, la formation médicale façonne
l'impersonnalité du soignant actuel, son dégagement
proprement humain. L'homme de l'art connaît désormais
les traitements appropriés, il les administre de façon
inaffective mais essentiellement efficace. Construite autour de
l'existence d'une science, la situation médicale déresponsabilise
le médecin de la dimension proprement "humaine" de la relation
de soin. De plus en plus, la thérapeutique s'administre comme
un mode technique de l'action. Elle est essentiellement dépersonnalisée
parce qu'elle est efficace.
Un
tel modèle a été mis en place dans le protocole
des maladies avérées, repérées comme
telles et actuellement jugulées pour la plupart - nous parlons
des grandes affections d'origine infectieuses.
En
ce qui concerne les "maux de tous les jours" comme, d'une autre
façon, les maladies "dont on meurt" dans les sociétés
dont la population a atteint un âge de plus en plus avancé,
la situation est loin d'être aussi sûre ni aussi claire.
Dans la mesure où, d'autre part, il est avéré
qu'on meurt à un âge différent dans les différentes
catégories sociales, la médecine qui se dégage,
grâce à l'imaginaire de la toute puissance technique,
de ce que la maladie traîne avec elle de souffrance personnelle
et sociale semble alors la dupe d'un lourd "contrat" qu'elle remplit
sans s'en rendre suffisamment compte.
La
fiction d'une efficacité purement technique, dépersonnalisée,
ustensilaire de la médecine repose sur un mythe scientifique
qui n'est pas corroboré par l'état actuel de la connaissance.
Il en résulte une perte de responsabilité à
la fois humaine et professionnelle quand, sur fond de mésusage
de son pouvoir d'aide, la dureté présomptueuse et
aveugle du médecin en vient à bafouer l'attente souffrante
du patient.
Le
pouvoir de l'expert repose sur la spécialisation. Son autorité
technique s'impose par l'évidence des résultat qu'elle
obtient. Protocole de gestes imparables. Division du travail, organisation.
Quand surgit l'expert, on peut et on doit se démettre.
Une
partie de la corporation médicale vit, de façon mythologique,
la mise en oeuvre de son pouvoir d'aide comme l'application quasiment
automatique de moyens thérapeutiques déduits, dans
le saint des saint de la science, d'une connaissance qui n'existe
pas en réalité, qui n'a pas été formalisée
par les sciences ni naturelles ni sociales. Les Facultés
forment les médecins comme s'il s'agissait d'envoyer des
prescripteurs automatisés et fonctionnarisés dans
les campagnes, durcis dans la conscience nickelée de leur
tout-pouvoir sur les germes.
Quand
le médecin se rêve lui-même, si cela lui arrive,
comme celui qui, tel un automate, aurait à délivrer
le fleuve ininterrompu de ses prescriptions adéquates à
un corps social unanimement euphorique, constamment dopé
par l'extase de la consommation, quand il se fait de sa corporation
une image ustensilaire, schootée au schème de l'efficacité,
le citoyen en vient à se demander quel pouvoir lui inspire
une image de soi qui gonfle son narcissisme d'une aura de toute-puissance
tout en l'amputant en fait de sa libre responsabilité humaine,
sociale et politique.
En
matière relationnelle comme en politique et dans les conflits
de société, il n'existe pas d'expertise omnipotente
comme lorsqu'il s'agit d'équilibrer un pont ou de doser un
vaccin. Il existe, par contre, des renoncements préalables,
des façons de pactiser de façon tacite, des intentions
préformées de se démettre. Vouloir obéir,
souhaiter recevoir un ordre : il s'agit de servitude volontaire.
Appliqués
au monde humain et social, les schèmes de l'efficacité
technique sont, de toute évidence, des modèles d'enrégimentement
et d'abdication. Ils consistent à se savoir aux ordres, et
à les appliquer. Belle mécanique de fer de la discipline
inventée pour les régiments prussiens au XVIIIe siècle,
exercice du pas, des défilés et des attaques sous
le feu de l'ennemi. Le XXe siècle a usé et abusé
des images de la force en marche des armées du peuple, à
la parade devant ses Guides et autres Führers puis, toujours
aussi automatiques, affrontées jusqu'à l'épuisement
des parties dans la guerre totale.
Dans
le même temps, les usines avaient mécanisé les
gestes de la fabrication, l'agriculture elle-même acceptait
les normes du machinisme industriel. Les années 20, 30 et
40 de notre siècle ont été hantée par
le spectre d'une coalition du technicisme le plus "moderne" et de
l'archaïsme des pouvoirs de type romantique, auratique ou "totalitaire".
En
ce qui concerne la médecine comme dans toute discipline dite
"libérale" parce qu'elle suppose l'exercice d'une compétence
faite d'un usage réglé de la liberté de penser,
d'apprécier et de juger, le mythe d'une effectuation anonyme
et aveugle des actes qui supposent la responsabilité humaine
et citoyenne appelle la question : chez qui prend-il ses ordres
?
Modernité,
modernisme et projet de démocratie.
Un
difficile et souvent faux débat s'interroge en philosophie,
depuis le début du siècle, sur une modernité
dont la dérive nivelante, mécanisante et inhumanisante
semblerait inscrite, comme la dictature même à laquelle
elle devrait conduire, dans le projet cartésien lui-même.
De Weber à Adorno et à Heidegger, on dirait que penser
avec méthode, qu'apprendre à mieux connaître
les lois de la nature pourrait "objectiver" ce qui ne doit pas l'être.
Husserl a mis en cause, en tant que maux de notre temps, l'objectivisme
et le naturalisme, seuls véritables obstacles à une
science de la subjectivité libre, à une compréhension
de soi par soi de la conscience et de l' esprit.
Dans
leur accusation alarmée des temps nouveaux qui se mettent
en place après le premier conflit mondial, les sociologues
et les politologues ont critiqué les effets "déshumanisants"
du travail mécanisé en mêlant inextricablement
la critique des inaccomplissements du modernisme et une interrogation
- pas toujours au fait de ses principes - sur la survivance technicisée
des anciens systèmes de pouvoir.
Les
théoriciens des années 20, 30 et 40 de notre siècle
ont longtemps hésité à se reconnaître
dans un monde où s'estompaient les marques distinctives du
patriciat. Comme si une inhibition et un malentendu les empêchaient
d'apprécier la montée des classes moyennes de la compétence,
la hantise obscure du nivellement semble trop souvent armer une
dénonciation qui confond toutes les formes de l'abdication
et de la sujétion obligatoires.
Deux
genres d'archaïsmes distincts se disputent les sociétés
fascistes et socialistes toutes deux dominées par des régimes
autoritaires, celui de l'extrémisme restaurateur de la contre-révolution
fasciste et celui de la bureaucratie des régimes à
parti unique.
Dans
la représentation de soi qu'Adorno propose aux mondes développés,
une sorte de cauchemar indépassable donne un même visage
de liberté perdue à l'aliénation de type militaro-prussien
comme à l'utopie du fordisme.
Les
systèmes de pouvoir en rivalité au moment du deuxième
conflit mondial comme pendant la guerre froide sont désormais
confondus sous le signe de l'abdication, semblant vouer à
l'impasse l'entreprise humaine et son engagement dans une histoire.
Heidegger,
lui aussi, chante un thrène fait d'échec et de dévastation.
Pendant cinquante ans, une théorie d'inspiration pessimiste
domine le débat intellectuel tandis que la citoyenneté
pacifique et le droit des gens semblent devenus inactuels au moins
dans la conscience des philosophes.
La
pacification démocratique de l'après-guerre porta
ses fruits au moment de l'enrichissement des trente glorieuses.
Depuis les années 70, la hantise d'un pouvoir ravageant de
la technique s'est déplacé chez les écologistes,
les climatologues et les architectes-urbanistes qui s'interrogent
encore et toujours sur les effets de perturbation, d'épuisement,
d'anonymat et de déracinement d'un équipement industriel
et urbanistique qui se généralise sur la surface de
la planète.
De
leur côté, les sociologues de la culture, les politologues
et les économistes prennent acte d'une mondialisation du
marché des capitaux et des biens, prélude éventuel
à une fin des guerres sous le signe de la pacification des
relations entre mondes humains.
Déjà
les Lumières, en la personne d'Emmanuel Kant, avaient fait
le projet d'une ère cosmopolitique marquée par des
traités de paix perpétuelle, ère dans laquelle
l'humanité présente serait en train d'entrer.
Le
projet cartésien de rendre l'homme "comme maître et
possesseur de la nature" visait à développer la liberté
individuelle et sociale par l'assouvissement des besoins élémentaires
(fin de la misère grâce à la "mécanique"),
à lui donner du jeu par rapport à ses passions (projet
d'une "morale") et à espérer une amélioration
de la vie terrestre par le développement de la médecine.
Un tel projet continue à servir de toile de fond à
l'optimisme de type saint-simonien qui préside à l'organisation
sociale des nations développées.
Accepter
le tragique et la mort, les savoirs consubstantiels à l'existence
incarnée n'accule pas nécessairement le médecin
à la démission fataliste ou pessimiste.
Les
médecins ont fait naturellement partie de la coalition bourgeoise
des capacités qui ont modernisé les pays européens
depuis la fin du XVIIIe siècle. Situés, dans la pyramide
sociale, entre l'arbre de la chair sociale et l'écorce de
ses élites dirigeantes, ils purent un temps épouser
des attitudes de raidissement oligarchique et se solidariser avec
les structures d'autorité qui engagèrent, en leur
temps, l'écrasement des misères prolétariennes.
Quelques
médecins peuvent fétichiser la puissance abstraite
de leur absence de pouvoir sur la mort. Dans l'ensemble, ce corps
professionnel est, de toute évidence, un des témoins
les plus véraces des misères survivantes du genre
humain sur la terre. Le médecin veille sur la vie humaine,
il oeuvre à en clarifier les moments de crise individuelle
et se trouve souvent le premier relais des dévastations engendrées
par les turbulences collectives qui secouent périodiquement
les systèmes sociaux.
Dans
une sorte de modestie nécessaire, le médecin européen
pourrait demander à être déchargé du
travail de délégation qui lui a été
confié au moment de la première industrialisation.
Il
pourrait souhaiter qu'on parle des maladies qui ne se soignent pas,
des troubles de la vie qui persistent à l'époque du
chômage, de la misère qui revient autour des grandes
surfaces, sans parler de l'état de santé des hommes
qui vivent dans le monde "en développement", dont certains
seulement accèdent désormais à une économie
"émergente".
Il
s'agit des problèmes économiques et politiques du
moment, sur lesquels le médecin n'a pas de prises spécifiques.
Conclusion
: technicisation de la médecine et pouvoir de soigner.
L'attention
du médecin occidental est accaparée et surchargée
par les innovations toujours renouvelées de la recherche
scientifique et technique, démultipliées par la division
du travail entre spécialités et nouveaux fronts du
savoir. Effet de l'efficacité des technosystèmes,
la connaissance scientifique progresse au niveau mondial. Dans le
même temps, le métier de médecin se situe à
la jonction de la connaissance et d'une certaine inconnaissance,
celle du sentir clinique et de "l'art "qui invente une parole dont
la force de réassurance doit ranimer un pouvoir de restauration
qui semble présent dans la vie elle-même, qu'on le
nomme confiance en soi, pouvoir d'autoguérison ou capacité
réparatrice du cerveau.
A majorer
l'importance de cette pression de la science, le médecin
oublierait que toute une dimension de sa capacité consiste
à lire des signes plutôt existentiels que cliniques
- entendu au sens de "espace d'affleurement des symptômes
morbides". Le médecin actuel semble souvent pris en otage
par son exigence de compétence, comme si celle-ci venait
se mettre en obstacle entre lui et celui qu'il soigne.
La
conscience de soi du médecin est armée par sa compétence.
Celle-ci s'exerce dans un espace interhumain, celui d'une délégation
de confiance où vient s'exprimer la plainte en attente d'écoute.
Le médecin a besoin de s'armer psychiquement contre cette
plainte. La science lui sert souvent de pare-douleur là où,
en un certain sens, la relation d'aide ne suppose aucune compétence
si ce n'est celle de pouvoir se poser un moment comme l'autre de
celui qui a besoin de parler pour se comprendre lui-même.
D'un
bout à l'autre de la planète, le médecin de
tradition hippocratique, le médecin indien et le médecin
chinois traditionnel entendent, par des enveloppements et des régimes,
régler ce qui doit revenir "de soi-même" dans ses plis
naturels. L'aide suppose une confiance de l'aidant et de l'aidé
dans un ordre, celui de la Physis, du Tao, de la nature ou de la
vie. De part et d'autre, il faut que l'aidant et l'aidé aient
foi et fassent acte de passivité, que leur confiance en vienne
à "s'en remettre" à un processus qu'il s'agit de mettre
en branle.
En
Occident, la technicisation du savoir finit par faire oublier que
le corps n'est pas une chose, mais plutôt une "chose mentale"
ou mentalisée, puisqu'il est doué de psychisme.
Parce
qu'elle s'est dotée d'une compétence à comprendre
certaines des crises qui affectent la physiologie humaine, la médecine
"scientifique" en vient parfois à sembler oublier un tel
fait - soit l'existence de "la personne" -, à le piétiner
dans cette neutralisation de la subjectivation corporelle à
laquelle elle se croit tenue pour aller droit aux lésions.
Quand elle agit comme si son pouvoir - relatif - sur les molécules
pouvait définir le face-à-face social et humain de
la consultation, une telle médecine adopte une barbarie sans
précédent dans ses façons de faire sur le plan
interhumain, qui préjuge mal de son intention de guérir
le patient, de le faire aller vers un mieux.
Dans
la filiation des thérapeutiques drastiques et autres Dreckapotheke
(médications repoussantes par lesquelles les médecins
égyptiens soignaient le mal par le mal, dissuadant efficacement
le patient de persister dans sa demande de réparation), la
dureté et l'indifférence peuvent convenir un temps
aux jeux sado-masochistes "je te pique, tu me plais" dans lesquels
sont pris parfois les relations de soin.
Les
médecines traditionnelles se définissent essentiellement
comme des "arts" voisins de la divination, puisqu'il s'agit de "lire",
d'avoir l'intuition, de décider dans une situation complexe,
à l'intérieur de son articulation à un contexte
relationnel et groupal.
La
modernisation de la médecine a accéléré
la production des connaissances et la mise au point de technologies
de l'instrumentation médicale (examens et interventions).
A l'intérieur de l'institution qui soigne, la réforme
de la formation est permanente comme l'est aussi l'équilibrage
nécessaire dans la hiérarchie des responsabilités
et des capacités qui prennent en charge les différentes
pathologies (généraliste, spécialiste, hôpital).
On
parle tous les jours des avancées scientifiques et techniques
de la biomédecine. On a moins analysé la question
de la mutation du pouvoir médical dans le champ même
de son exercice, soit la façon dont la clinique, fondement
de la relation thérapeutique, a pu être laminée,
depuis cinquante ans, par la situation nouvelle faite à l'art
de soigner dans les sociétés industrielles.
Abandonnant
son propre terrain, l'art de soigner s'est technicisé. Entre
le médecin et son malade s'interposent les connaissances
toujours plus nombreuses que doit acquérir et réacquérir
le médecin. En outre, celles que possède désormais
le malade on commencé d'impressionner le médecin,
comme si la lecture des articles de vulgarisation dans les magazines
tenait lieu, dans le public, de formation accélérée
pour une compétence qui n'existe pas.
Le
médecin se laisse parfois envahir par ce dilemme largement
imaginaire. Il oublie que le malade a mal, qu'il ne sait rien de
son corps et souffre de désarroi puisqu'il consulte. Les
connaissances butinées dans le journal ne constituent pas
une compétence. Elles ne se substituent pas à la relation
de soin, qui est demandée et attendue.
A l'heure
actuelle, on dirait que, prise dans un dédale de contraintes
sociales, la médecine qui a objectivé la maladie en
termes d'inertie corporelle et accédé par là
au développement d'une science de la vie, en est venue à
dissoudre la relation soignante en interposant son fétiche
scientifique entre l'homme qui soigne et celui qui a besoin d'aide,
privant ainsi la médecine d'une dimension essentielle de
son pouvoir de recours.
Comme
si la rationalisation de la médecine ne s'était pas
effectuée de façon cohérente, le développement
des connaissances biomédicales a annexé le champ de
la formation des praticiens, transformant la définition même
de la fonction médicale en une intervention modélisée
dont le protocole pourrait, à terme, relever de l'intervention
programmée des machines à information.
L'institution
hospitalière concentre la fonction de recherche : elle semble
annexer la compétence, comme si la pyramide du pouvoir social
de la médecine oubliait sa base sociale et interhumaine.
Envahie
par la référence à un idéal scientifique
de la connaissance du corps, la délégation de confiance
des malades s'adresse à ceux qui partagent le prestige social
de la science de pointe, soit aux spécialistes et aux chercheurs.
Dévalorisé par une telle définition de la médecine,
le praticien de ville se sent dépassé par l'avancée
de la connaissance. Engloutie par les tâches administratives,
la médecine au quotidien finit par oublier qu'au bout du
compte, c'est elle et elle seule qui n'a pas encore renoncé
au genre de travail qui fut défini, il y a vingt-cinq siècles,
par ce qu'on appelle encore et toujours le serment d'Hippocrate.
Certains
malades se plaignent, ou plutôt souffrent en silence de la
"dépersonnalisation" et du "manque d'humanité" qui
règnent dans le monde médical à l'hôpital,
dans les cabinets dorés des beaux quartiers comme dans les
consultations plus banalement et modestement installées.
De
son côté, ce monde n'a pas encore pensé de façon
claire le genre de maladie qui le ronge. Il continue à décrire
la crise de la médecine en terme d'"humanisme" défaillant,
de fin du "colloque singulier" parce que la représentation
qu'il se fait de la nature, des mécanismes et des pouvoirs
de l'art de soigner n'a pas intégré ni la critique
sociale et politique, ni le travail conceptuel d'ores et déjà
disponible en anthropologie, en ethnologie et en éthnopsychiatrie.
Penser
de façon ajustée ce que signifie le serment d'Hippocrate
supposerait, il est vrai, qu'on comprenne mieux le fonctionnement
neurolinguistique du cerveau humain et la façon dont celui-ci
intègre et redistribue l'effet corporel de la parole thérapeutique.
L'extraordinaire
retard de la médecine à se représenter elle-même
autrement qu'en termes de science appliquée tient à
un ensemble de facteurs d'ordre essentiellement distinct. L'estompement
de la conscience de soi de la médecine révèle
à l'évidence une crise interne de l'institution-qui-soigne
dans nos sociétés. Une telle crise, comme en écho,
interroge ces sociétés dans leur ensemble, telles
qu'elles se réfléchissent dans les gauchissements
imposés au monde de la relation thérapeutique et du
soin.
Quand,
pour penser et pratiquer cette relation de soin, une prévalence
de schèmes imaginaires liés à l'efficacité
et aux relations de chose à chose est à l'ordre du
jour, il faut de toute évidence, comme en amont de ces schèmes
à référence technique, poser la question, avant
eux, du pourquoi de leur puissance de fascination sur un corps social.
L'annexion de la situation de soin par les schèmes techniques
de l'efficacité jette un jour inquiétant sur les fonctionnements
internes des sociétés industrielles, sur les compromis
non-dits qui y ont été passés, sur les renoncements
qui les fondent.
La
crise sociale de la médecine des sociétés industrielles
s'affiche bruyamment par le coût grandissant de leurs systèmes
de santé. Celui-ci est dû en large part aux coûts
propres de la recherche et des moyens nouveaux qu'elle propose pour
diagnostiquer et pour soigner : ces coûts vont toujours plus
dans le sens d'un alourdissement de la facture.
Le
financement difficile des systèmes de santé tient,
par ailleurs, à une sorte de dérégulation qui
affecte la demande sociale de santé et de soin. Comme si
l'espoir de vie bonne, la tension d'une liberté à
réaliser et la quête du bonheur s'étaient rabattues
sur le narcissisme corporel, nos sociétés adressent
à la médecine l'ancienne, humaine et légitime
attente de réalisation de soi qui fait partie de la dynamique
de l'espèce.
Le
fonctionnement interne de la demande de soin est gauchi par le rabattement
actuel de la responsabilité et de la revendication historique
et politique sur l'espace de la vie privée, comme si une
existence avait à se remplir essentiellement du confort corporel
et de la consommation des biens liés à la vie familiale,
dont les noeuds affectifs et le retrait "cocoonant" finiraient par
faire oublier qu'il est aussi et d'abord lieu où s'entretient
et se reproduit la force de travail.
Les
lien sociaux du militantisme, des engagements et des convictions
partagées se sont dissous. Les instances qui problèmatisent
le monde social - de la théorie universitaire des traités,
des livres et des revues aux journaux périodiques et quotidiens
- sont gagnées par la dépolitisation et la peur de
la critique sociale, pactisant objectivement avec l'engloutissement
compensateur dans le mirage futile du mode de vie.
Nos
sociétés à la recherche d'une image d'elles-mêmes
flottent d'un imaginaire à l'autre - technologie, sport,
mode, voyages ou santé - tandis que fleurit un milliard de
magazines et que s'étiolent les dernières librairies.
Parmi
les imaginaires sociaux disponibles, la fascination par le rêve
d'un contrôle biologique total, le fantasme de la sécurité
sanitaire à tout prix, la biologisation des conflits sociaux
- de la formation à la mobilité sociale et à
la question du vote - envahissent périodiquement les discours
et les têtes, en particulier dans les États Unis par
leurs dissemblances sociales et culturelles.
La
vitalisation de la vie publique et du monde du pouvoir possède
un pouvoir d'emprise propre, d'ordre à la fois poétique
et socio-politique. Elle rend intime la représentation du
social tout en semblant renvoyer ses incertitudes, ses conflits
et ses choix à la positivité possible d'une science
imparable. Hiérarchie des races, élites par nature,
retour inavoué de différentes formes de l'esclavage,
mille mystifications continuent à alimenter la peur du semblable,
la méchanceté et la mesquinerie des milliers d'égoïstes
et de pervers qui cohabitent dans les mondes civilisés.
Au
musée de la science et de la science-fiction en littérature
et au cinéma, une société qui tâtonne
à se représenter soi-même accumule les fétiches
et les schèmes tandis que le vieux rêve de la vie bonne,
longue et prospère, autrefois réservé à
une élite mandarinale ou seigneuriale, s'est rapproché
de l'homme du commun quelle que soit sa couleur pour hanter, de
façon légitime, le voeu de sécurité
et de libre choix qui anime l'existence d'êtres toujours plus
nombreux.
Odile
Marcel
Université
Lyon III, Centre d'Analyse des Formes
Orientation
bibliographique.
Dalaï-Lama,
Fabien Ouaki, La vie est à nous, Paris : Albin Michel Pocket,
1998.
Didier
Fassin, L'espace politique de la santé, Essai de généalogie,
Paris: PUF coll. Sociologie d'aujourd'hui, 1996.
Mirko
Grmek, Histoire des maladies à l'aube de la civilisation
occidentale, Paris : Payot, 1983.
(sous
la direction de) Histoire de la pensée médicale en
Occident, 4 volumes, Paris : Le Seuil, 1997.
Husserl
La crise de l'Humanité européenne et la philosophie,
trad. fr. de Paul Ricoeur, Paris: Aubier,1987.
Jacques
Léonard, La France médicale au XIXe siècle,
Paris: Gallimard-Julliard coll.Archive, 1978.
David
Lodge, Thérapie, traduit de l'anglais par Suzanne V.Mayoux,
Paris : Rivages Poche, 1996 et 1998.
François-Marie
Michaut, Site Web "Expression médicale", www.exmed.org
Jocelyne
Pinon "La relation médecin-malade, ou mon serment d'Hippocrate",
in Médecins de Bourgogne-Franche Comté N°51/19,
accessible sur le site Expression Médicale.
Jean
Reverzy, Le passage, Paris : Flammarion, 1954 et 1981.
Martin
Winckler, La maladie de Sachs, Paris : POL, 1998.
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