Technoscience et thérapie 2
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Fin du texte d'Odile Marcel Lire le début

Le mythe techno-scientifique de la médecine, ou le vertige d'une toute puissance des moyens quand il s'agit du vivre et du mourir.

Parachevant un mouvement millénaire de sécularisation et de rationalisation de sa pratique comme de ses modes de représentation, l'institution médicale des sociétés développées est entrée dans l'âge de la technoscience. La biologie moléculaire et la génétique font mieux comprendre le mécanisme qui construit et reproduit la matière vivante. L'électronique et la physique des particules multiplient les dispositifs technologiques d'exploration de l'intimité corporelle. En reculant les limites du connu et en démultipliant l'effet des drogues disponible par l'usage des molécules de synthèse, la médecine scientifique peut enfin, après plus d'un siècle de triomphalisme officiel, fonder sa revendication de pouvoir sur des résultats qui s'accumulent depuis cinquante ans.

Le dernier demi-siècle a connu d'autre part un développement social sans précédent de la médecine. Le nombre des soignants formés et en exercice, le nombre d'actes, le coût de ces actes et, plus généralement, le degré de médicalisation du corps social procèdent de l'enrichissement des sociétés industrielles et du choix, d'ordre politique, qui les a engagées dans l'édification des systèmes de l'assurance sociale généralisés après 1945.

La sécurité sanitaire a un coût. Devant le poids grandissant, dans les économies des pays développés, de la consommation des soins médicaux, la solidarité s'interroge sur la question de ses limites.

La crise de l'institution médicale semble multiforme. Malgré le haut degré de satisfaction d'une grande majorité de citoyens qui, de mois en mois, prolongent la durée d'une vie qu'ils passent en bonne santé parce qu'ils vivent bien et sont toujours mieux soignés, un malaise flotte chez les praticiens comme dans le corps social. L'analyse d'une mutation si globale et le diagnostic de la crise, si crise il y a, sont mis en forme en permanence par nos sociétés qui s'efforcent de rationaliser les coûts pour en limiter la charge dans les économies nationales.

Afin d'élaborer une mise en perspective qui permette d'interroger effectivement le processus dans lequel sont engagées les médecines scientifiques et, plus généralement, les systèmes sociaux qui les ont portées à l'existence dans le monde développé, deux axes longs peuvent être dégagés. Le premier est celui de la lente élaboration de la connaissance qui clarifia peu à peu les modes de fonctionnement du corps et la logique de ses altérations. L'autre concerne les usages et traditions de la pratique soignante, sans lequel la médecine cesserait d'être l'art d'aider les hommes. Le mode d'évolution distinct de ces deux registres constitutifs de la médecine et leurs interactions sont à l'origine de la situation présente dont il importe, pour la critiquer utilement, de pouvoir présenter une représentation qui intègre de façon rationnelle son apparence multiforme.

Ainsi que le répètent à satiété - et à juste raison - les manuels d'histoire, la naissance de la médecine occidentale s'effectue chez les Grecs du Ve siècle av. J.C. En quelques générations, une corporation traditionnelle de prêtres-soignants (les Asclépiades) va transformer le mode de compréhension de la maladie et, à partir de là, la représentation et la description des pathologies observées. A Cos comme à Cnide, la maladie n'est plus appréhendée comme un désordre affectant les relations de l'homme et des dieux, désordre dont le remède consisterait en expiations, purifications et sacrifices. Délivrée de la culpabilité, la maladie renvoie désormais à une idée mieux constituée d'un ordre naturel (phusis). Le cosmos est une multiplicité réglée par des lois. Le corps appartient au cosmos. Pour ces générations de médecins que la postérité a confondu sous le nom d'Hippocrate, les maladies sont dues à un déséquilibre des composants internes du corps, lui-même suscité par les saisons, par le temps, par des circonstances locales.

L'entrée de la médecine dans l'ère scientifique repose sur ce postulat dégagé par Hippocrate. A l'intérieur de la conception entièrement nouvelle d'une nature intérieurement articulée par la loi (nomos) et par le sens (logos), la pensée grecque de l'époque classique invente d'un même geste la cité et la philosophie.

La représentation traditionnelle, essentiellement théocentrique, met l'accent sur les puissances supra et infra-humaines qui régissent le monde. Les civilisations dites primitives définissent l'ordre humain par ses relations d'insertion et de devoir de révérence par rapport aux instances du sacré.

Depuis l'institution de cet acte mental par lequel Socrate inventa la philosophie, le mythe et la tradition ont été congédiés. La conscience humaine pose qu'un ordre, le logos, lui est commun avec les choses. La nature comme ordre relève de la connaissance possible, tandis que la surnature et le divin s'écartent dans l'obscur. L'anthropocentrisme et le ratiocentrisme d'une telle conception ont été soulignés par Heidegger. L'idée de l'Occident est fondée sur un tel pari. Il consiste à écarter la passivité et le malheur. A repousser la dépossession et la fatalité. Entre l'homme et le monde ne s'interposent plus l'inaccessible ni l'étrange. L'esprit du monde s'éclaire. L'homme ne dissemble pas du monde, c'est le monde lui-même qui cesse de se penser comme impensable.

L'exploration d'un tel postulat dans le domaine de la connaissance des corps devait donner naissance à la médecine européenne.

Désormais, le corps est désolidarisé de ses relations avec le groupe social. Il se déprend des représentations de ce groupe (magie et religion) et se comprend comme une entité naturelle, dont les composantes obéissent à un ordre spécifique. Les Occidentaux appelleront ultérieurement "loi naturelle" les systèmes de régulation dont ils observeront la permanence et reconstitueront le fonctionnement dans l'ordre cosmologique (Copernic), physique (Newton) puis chimique (Lavoisier).

La médecine est née de ce partage qui redistribue l'espace de sens à l'intérieur duquel on peut penser le corps et ses affections. Le corps n'est plus le lieu des magies participatives et de la possession. Il cesse d'être parcouru par la hiérarchie des démons et des esprits, par la haine, par la peur et par la colère comme c'est le cas dans le chamanisme, les ethnomédecines et les médecines dites populaires.

La maladie est un trouble interne, d'ordre naturel et non surnaturel. Le corps existe désormais comme une entité douée de consistance spécifique. Il est composé d'humeurs, de fluides et d'énergies.

Il faudra deux millénaire pour que le processus d'objectivation dans lequel l'engageait le monde grec soit réapproprié, explicité et perpétué par ce qu'on appelle la Renaissance (Vésale). Le corps s'ouvre. Il s'étale sous le regard dans sa disposition et ses intrications spatiales. La connaissance de ses mécanismes spécifiques s'engage à partir du XVIIIe s. Sur les galeries néoclassiques des Facultés de Médecine, on voit côte à côte les bustes d'"Hippocrate", de Descartes, Harvey, Broussais et Claude Bernard.

Les révolutions scientifiques qui se sont accélérées dans l'histoire moderne ont été faites de ruptures successives. D'âge en âge, la logique des débats et les hypothèses internes de la représentation savante se renouvellent de façon radicale. La mutation intellectuelle et technique de la biomédecine des années 40 et 50 de notre siècle est prise dans ce mouvement séculaire que les historiens de la médecine ont appelé longtemps, et un peu vite, la montée des "progrès" de la médecine.

On analyse mieux aujourd'hui la relativité culturelle, autrement dit l'archaïsme relatif, des représentations "scientifiques" de la Renaissance ou de l'Age classique.

Contrairement à ce qu'ont affiché longtemps les panégyriques acritiques des manuels, l'histoire ne s'est pas constituée par un processus lent et continu d'étapes progressivement enchaînées dans un processus inaltérablement triomphal, incessamment accumulatif de "découvertes" définitives. Comme l'ensemble des représentations savantes, la pensée médicale s'est constituée par une multiplicité de ruptures internes et de réajustements successifs.

Les Facultés médiévales perpétuées jusqu'à la Révolution ont dit pendant des siècles "Hippocrate et Galien" comme s'il s'était agi d'une autorité infrangible, de type patriarcal. A l'intérieur d'un tel corps se présentant lui-même comme traditionnel, Vésale avait déjà raturé Galien.

L'anatomo-pathologie mit une fin définitive à l'ancienne médecine des humeurs, bousculant les corporations et transformant le "métier" par un développement toujours plus ajusté de la science de la vie. A l'intérieur de celle-ci, la biomédecine moléculaire propose un renouvellement radical de la description et de l'interprétation des phénomènes normaux et pathologiques.

Le discours autolégitimant de l'institution médicale mélange de façon tapageuse et un peu incohérente un révolutionarisme non démenti du progrès scientifique et une sorte de traditionalisme corporatif affiché comme tel. Patriarcat et progrès posent une image sociale doublement rassurante pour un métier essentiellement exposé à la confrontation aux gouffres de la souffrance et de la misère.

On reconnaîtra cependant une justesse d'intuition à la version de l'histoire enseignée dans les Facultés de Médecine. D'un bout à l'autre de son appareil représentatif et à l'intérieur de ses radicales transformations internes apparues au cours des âges, la médecine occidentale s'inscrit dans une tradition unique. Elle s'est constituée et continuée comme la postérité vivante, éternellement reprise, de la figure hippocratique qui, telle un protototype culturel et social qui articule responsabilité humaine, engagement éthique et intégration des disciplines savantes, fut inauguré par les Grecs du Ve s. sur la base d'une injonction fondatrice instaurée par celui que les médecins continuent à considérer comme le premier des leurs.

Depuis Hippocrate, les médecins qui développent la science appartiennent, avec et comme les praticiens, à un même "corps" professionnel et à une même tradition intellectuelle. Il s'agit d'utiliser l'intelligence et son savoir afin de comprendre et, à partir de là, de décider comment on va soigner. L'organisation de l'acte médical a été formalisée par la médecine grecque. A partir de l'observation méthodique du cas, il fallait opérer sa reconnaissance et l'identifier par le jugement diagnostique, lequel ouvrait immédiatement la dimension pronostique ainsi que le protocole thérapeutique nécessaire. Clarifiée, systématique, intégralement intellectualisée, la médecine grecque inaugure l'ère de l'intelligence qui sauve.

Il importe de ne pas majorer la valeur des conquêtes de l'intellectualisme grec en matière de connaissance de la vie, autrement dit la valeur de ses représentations savantes. Les Grecs furent les premiers médecins européens, mais en aucun cas "les premiers scientifiques". Comme l'a écrit Robert Joly, la question du "niveau de la science hippocratique" se pose pour l'historien des sciences (Le niveau de la science hippocratique, Paris: Les Belles Lettres, 1966).

La "vision théorétique" des Grecs leur fit travailler l'observation clinique d'une façon extraordinairement ajustée. Pour classer les descriptions de cas, une multiplicité d'entités pathologiques - pas toujours lisibles pour nous - reliait entre elles des ensembles symptomatiques dont la construction et l'articulation avec une représentation plausible de la rationalité physiologique ne fut pas leur première préoccupation.

La théorie des humeurs reprenait la conception des quatre éléments du cosmos. Elle proposait une synthèse d'ordre philosophique qui préoccupait moins la médecine grecque que l'organisation de l'acte médical lui-même, dans sa clarté constitutive et ses limites propres. La médecine grecque ne s'est jamais proposé d'aller, par delà les phénomènes, à la radicalité de leurs raisons cachées. Épelant l'organisation du réel, la science consistait plutôt à repérer et nommer les entités dynamiques qui parcourent les saisons et rythment les troubles du corps. Les fièvres récurrentes du paludisme, extrêmement fréquentes dans la Grèce archaïque et classique, donnaient leur modèle à une théorie cyclique de la maladie. Toute maladie comporte un rythme naturel, des jours critiques et une résolution. Le médecin aide la nature par les soins qu'il apporte, la nature guérit le malade.

On sait quelles restrictions, extraordinaires pour la représentation des modernes, les Grecs ont apporté à l'idée des pouvoirs de l'action humaine. Dans le domaine technique comme en politique, les Grecs continuaient à admettre l'existence d'un ordre des choses que les hommes pouvaient altérer, mais sûrement pas optimiser.

En ce sens, cette relève de l'Antiquité qu'articula l'histoire occidentale devait rompre avec un fatalisme ancré dans la vision païenne. De même, la postérité intellectuelle de la médecine antique devait abandonner bruyamment la médecine des humeurs et, avec l'anatomo-pathologie, renouveler radicalement les modes de compréhension des phénomènes de la vie. Les Grecs ont pensé ensemble la médecine comme art de soigner et la connaissance des faits de la nature, mais ils ignoraient tout des révolutions de la science qui permettent aujourd'hui d'accéder à une compréhension toujours plus fine des mécanismes biophysiques par lesquels se décrivent la vie et ses avatars. A titre de pari rationnel, ils avaient institué le principe d'une objectivation et d'une intellectualisation qui devait prospérer sur les traces de leur geste fondateur tout en rompant avec les linéaments de représentation qui les orientaient dans leur repérage, encore très approximatif, de la factualité du réel.

Le plan sur lequel les Grecs ont été des initiateurs n'en est que plus clair : il s'agit du dispositif séculaire de la médecine européenne, qui est resté le même depuis 2.500 ans sur le plan éthique, culturel et social. Là où, dans l'élément de la panique, les médecines traditionnelles tendaient à supposer la colère et la vindicte des puissances sacrées quand survenaient les fléaux et autres désastres sanitaires, le médecin grec reprend les rudiments de positivation qui lui viennent d'Egypte et même de Babylone. Il est des maladies sur lesquelles le médecin a un pouvoir. Il est des troubles dont il sait à présent dégager la séquence autonome. Ces affections n'appellent pas la purification car elles ne relèvent pas des culpabilités religieuses. Elles ne doivent pas non plus inspirer la peur. Il s'agit de faits que reconnaît l'intelligence, qu'elle a observé dans les corps individuels et qui appellent la solidarité plutôt que la fureur collective. Face aux faits de la nature, l'homme intelligent se sent responsable. L'objectivité émerge en tant que telle, et avec elle la lucidité tranquille d'une sorte d'individualisme citoyen. Ce malade est mon semblable. Hissé dans la clarté du regard analytique, le corps malade sort de sa réclusion dans l'élément de peur farouche où l'engloutissait la superstition. La responsabilité intellectuelle est aussi un acte de la volonté. Un acte de clarification qui écarte les abus de pouvoir.

Avec les Grecs, un seuil d'objectivation est franchi dans la familiarisation, depuis longtemps entamée, entre les hommes et leur demeure terrestre. Un seuil d'individualisation et de personnalisation de la crise morbide. Les logiques claniques de la fureur et de la panique s'estompent. Fin des boucs émissaires. L'individu prend possession d'un droit sur son corps. Sur ce plan comme sur celui de la conscience, il s'agit d'une naissance de l'intimité. L'individu malade a droit au secret, son médecin un devoir de silence. On peut mettre aujourd'hui l'accent sur l'aspect éthique et politique de la figure médicale qui émerge avec Hippocrate. Sans appareil de science pour le garantir, le médecin grec exerce une responsabilité humaine qui vaut le même poids d'engagement avec le malade riche qu'avec le malade pauvre. Individualisation de la figure du médecin. Autonomisation par rapport aux pouvoirs et par rapport à la logique économique qui gouverne le champ social. "Si c'est un homme", le médecin le soigne. Il s'agit d'un engagement universel, qui vaut par soi. L'émergence de la figure du médecin marque un seuil de développement social, apparu en Europe avec les Grecs. La figure du médecin engage la société et sa culture. Elle engage l'éthique, autrement dit la civilisation.

Les médecins grecs étaient conscients de leur responsabilité. Ils l'ont explicitée dans un serment, appelé serment d'Hippocrate. Il est intéressant de s'interroger aujourd'hui sur la transformation de la responsabilité médicale à partir du moment où le savoir s'étoffe, où les traitements semblent pouvoir en résulter comme automatiquement, comme s'il s'agissait d'un univers positivé, entièrement technique.

Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle de notre ère, les moyens thérapeutiques relativement rudimentaires (purgatifs, émétiques, sudatifs, plus les célèbres saignées et les cautérisations) contraignaient souvent les médecins à une position expectante. Le médecin assistait le malade. Dans un mélange indissociable de présence, d'aide et de soin, la pensée thérapeutique ancienne ne dissociait pas encore le cure et le care parce qu'elle n'avait pas l'idée des traitements étiologiques, agissant par la mécanique même des causes et des effets. Parce que les traitements curatifs n'existaient pas, on ne pouvait les opposer aux adjuvants "caritatifs" du soin.

Sur ce point, l'objectivisme d'une science de la maladie devait libérer progressivement les médecins de leur tâche d'assistance puisque, désormais dégagée des interactions phénoménales, l'impersonnalité de la connaissance scientifique permettait de confronter l'autonomie des moyens thérapeutiques à la logique cellulaire elle-même. La reconnaissance de la fonction glycogénique du foie rattache l'organique au chimique. Située dans une logique d'infestation infectieuse, la lutte contre le bacille de Koch appelle des moyens thérapeutiques spécifiques : le vaccin et les antibiotiques.

Le mode de présence du médecin en est transformé. Sa blouse blanche signifie la science qu'il incarne. Comme si la connaissance des maladies dégageait l'homme de l'art d'une part de son implication, la formation médicale façonne l'impersonnalité du soignant actuel, son dégagement proprement humain. L'homme de l'art connaît désormais les traitements appropriés, il les administre de façon inaffective mais essentiellement efficace. Construite autour de l'existence d'une science, la situation médicale déresponsabilise le médecin de la dimension proprement "humaine" de la relation de soin. De plus en plus, la thérapeutique s'administre comme un mode technique de l'action. Elle est essentiellement dépersonnalisée parce qu'elle est efficace.

Un tel modèle a été mis en place dans le protocole des maladies avérées, repérées comme telles et actuellement jugulées pour la plupart - nous parlons des grandes affections d'origine infectieuses.

En ce qui concerne les "maux de tous les jours" comme, d'une autre façon, les maladies "dont on meurt" dans les sociétés dont la population a atteint un âge de plus en plus avancé, la situation est loin d'être aussi sûre ni aussi claire. Dans la mesure où, d'autre part, il est avéré qu'on meurt à un âge différent dans les différentes catégories sociales, la médecine qui se dégage, grâce à l'imaginaire de la toute puissance technique, de ce que la maladie traîne avec elle de souffrance personnelle et sociale semble alors la dupe d'un lourd "contrat" qu'elle remplit sans s'en rendre suffisamment compte.

La fiction d'une efficacité purement technique, dépersonnalisée, ustensilaire de la médecine repose sur un mythe scientifique qui n'est pas corroboré par l'état actuel de la connaissance. Il en résulte une perte de responsabilité à la fois humaine et professionnelle quand, sur fond de mésusage de son pouvoir d'aide, la dureté présomptueuse et aveugle du médecin en vient à bafouer l'attente souffrante du patient.

Le pouvoir de l'expert repose sur la spécialisation. Son autorité technique s'impose par l'évidence des résultat qu'elle obtient. Protocole de gestes imparables. Division du travail, organisation. Quand surgit l'expert, on peut et on doit se démettre.

Une partie de la corporation médicale vit, de façon mythologique, la mise en oeuvre de son pouvoir d'aide comme l'application quasiment automatique de moyens thérapeutiques déduits, dans le saint des saint de la science, d'une connaissance qui n'existe pas en réalité, qui n'a pas été formalisée par les sciences ni naturelles ni sociales. Les Facultés forment les médecins comme s'il s'agissait d'envoyer des prescripteurs automatisés et fonctionnarisés dans les campagnes, durcis dans la conscience nickelée de leur tout-pouvoir sur les germes.

Quand le médecin se rêve lui-même, si cela lui arrive, comme celui qui, tel un automate, aurait à délivrer le fleuve ininterrompu de ses prescriptions adéquates à un corps social unanimement euphorique, constamment dopé par l'extase de la consommation, quand il se fait de sa corporation une image ustensilaire, schootée au schème de l'efficacité, le citoyen en vient à se demander quel pouvoir lui inspire une image de soi qui gonfle son narcissisme d'une aura de toute-puissance tout en l'amputant en fait de sa libre responsabilité humaine, sociale et politique.

En matière relationnelle comme en politique et dans les conflits de société, il n'existe pas d'expertise omnipotente comme lorsqu'il s'agit d'équilibrer un pont ou de doser un vaccin. Il existe, par contre, des renoncements préalables, des façons de pactiser de façon tacite, des intentions préformées de se démettre. Vouloir obéir, souhaiter recevoir un ordre : il s'agit de servitude volontaire.

Appliqués au monde humain et social, les schèmes de l'efficacité technique sont, de toute évidence, des modèles d'enrégimentement et d'abdication. Ils consistent à se savoir aux ordres, et à les appliquer. Belle mécanique de fer de la discipline inventée pour les régiments prussiens au XVIIIe siècle, exercice du pas, des défilés et des attaques sous le feu de l'ennemi. Le XXe siècle a usé et abusé des images de la force en marche des armées du peuple, à la parade devant ses Guides et autres Führers puis, toujours aussi automatiques, affrontées jusqu'à l'épuisement des parties dans la guerre totale.

Dans le même temps, les usines avaient mécanisé les gestes de la fabrication, l'agriculture elle-même acceptait les normes du machinisme industriel. Les années 20, 30 et 40 de notre siècle ont été hantée par le spectre d'une coalition du technicisme le plus "moderne" et de l'archaïsme des pouvoirs de type romantique, auratique ou "totalitaire".

En ce qui concerne la médecine comme dans toute discipline dite "libérale" parce qu'elle suppose l'exercice d'une compétence faite d'un usage réglé de la liberté de penser, d'apprécier et de juger, le mythe d'une effectuation anonyme et aveugle des actes qui supposent la responsabilité humaine et citoyenne appelle la question : chez qui prend-il ses ordres ?

Modernité, modernisme et projet de démocratie.

Un difficile et souvent faux débat s'interroge en philosophie, depuis le début du siècle, sur une modernité dont la dérive nivelante, mécanisante et inhumanisante semblerait inscrite, comme la dictature même à laquelle elle devrait conduire, dans le projet cartésien lui-même. De Weber à Adorno et à Heidegger, on dirait que penser avec méthode, qu'apprendre à mieux connaître les lois de la nature pourrait "objectiver" ce qui ne doit pas l'être. Husserl a mis en cause, en tant que maux de notre temps, l'objectivisme et le naturalisme, seuls véritables obstacles à une science de la subjectivité libre, à une compréhension de soi par soi de la conscience et de l' esprit.

Dans leur accusation alarmée des temps nouveaux qui se mettent en place après le premier conflit mondial, les sociologues et les politologues ont critiqué les effets "déshumanisants" du travail mécanisé en mêlant inextricablement la critique des inaccomplissements du modernisme et une interrogation - pas toujours au fait de ses principes - sur la survivance technicisée des anciens systèmes de pouvoir.

Les théoriciens des années 20, 30 et 40 de notre siècle ont longtemps hésité à se reconnaître dans un monde où s'estompaient les marques distinctives du patriciat. Comme si une inhibition et un malentendu les empêchaient d'apprécier la montée des classes moyennes de la compétence, la hantise obscure du nivellement semble trop souvent armer une dénonciation qui confond toutes les formes de l'abdication et de la sujétion obligatoires.

Deux genres d'archaïsmes distincts se disputent les sociétés fascistes et socialistes toutes deux dominées par des régimes autoritaires, celui de l'extrémisme restaurateur de la contre-révolution fasciste et celui de la bureaucratie des régimes à parti unique.

Dans la représentation de soi qu'Adorno propose aux mondes développés, une sorte de cauchemar indépassable donne un même visage de liberté perdue à l'aliénation de type militaro-prussien comme à l'utopie du fordisme.

Les systèmes de pouvoir en rivalité au moment du deuxième conflit mondial comme pendant la guerre froide sont désormais confondus sous le signe de l'abdication, semblant vouer à l'impasse l'entreprise humaine et son engagement dans une histoire.

Heidegger, lui aussi, chante un thrène fait d'échec et de dévastation. Pendant cinquante ans, une théorie d'inspiration pessimiste domine le débat intellectuel tandis que la citoyenneté pacifique et le droit des gens semblent devenus inactuels au moins dans la conscience des philosophes.

La pacification démocratique de l'après-guerre porta ses fruits au moment de l'enrichissement des trente glorieuses. Depuis les années 70, la hantise d'un pouvoir ravageant de la technique s'est déplacé chez les écologistes, les climatologues et les architectes-urbanistes qui s'interrogent encore et toujours sur les effets de perturbation, d'épuisement, d'anonymat et de déracinement d'un équipement industriel et urbanistique qui se généralise sur la surface de la planète.

De leur côté, les sociologues de la culture, les politologues et les économistes prennent acte d'une mondialisation du marché des capitaux et des biens, prélude éventuel à une fin des guerres sous le signe de la pacification des relations entre mondes humains.

Déjà les Lumières, en la personne d'Emmanuel Kant, avaient fait le projet d'une ère cosmopolitique marquée par des traités de paix perpétuelle, ère dans laquelle l'humanité présente serait en train d'entrer.

Le projet cartésien de rendre l'homme "comme maître et possesseur de la nature" visait à développer la liberté individuelle et sociale par l'assouvissement des besoins élémentaires (fin de la misère grâce à la "mécanique"), à lui donner du jeu par rapport à ses passions (projet d'une "morale") et à espérer une amélioration de la vie terrestre par le développement de la médecine. Un tel projet continue à servir de toile de fond à l'optimisme de type saint-simonien qui préside à l'organisation sociale des nations développées.

Accepter le tragique et la mort, les savoirs consubstantiels à l'existence incarnée n'accule pas nécessairement le médecin à la démission fataliste ou pessimiste.

Les médecins ont fait naturellement partie de la coalition bourgeoise des capacités qui ont modernisé les pays européens depuis la fin du XVIIIe siècle. Situés, dans la pyramide sociale, entre l'arbre de la chair sociale et l'écorce de ses élites dirigeantes, ils purent un temps épouser des attitudes de raidissement oligarchique et se solidariser avec les structures d'autorité qui engagèrent, en leur temps, l'écrasement des misères prolétariennes.

Quelques médecins peuvent fétichiser la puissance abstraite de leur absence de pouvoir sur la mort. Dans l'ensemble, ce corps professionnel est, de toute évidence, un des témoins les plus véraces des misères survivantes du genre humain sur la terre. Le médecin veille sur la vie humaine, il oeuvre à en clarifier les moments de crise individuelle et se trouve souvent le premier relais des dévastations engendrées par les turbulences collectives qui secouent périodiquement les systèmes sociaux.

Dans une sorte de modestie nécessaire, le médecin européen pourrait demander à être déchargé du travail de délégation qui lui a été confié au moment de la première industrialisation.

Il pourrait souhaiter qu'on parle des maladies qui ne se soignent pas, des troubles de la vie qui persistent à l'époque du chômage, de la misère qui revient autour des grandes surfaces, sans parler de l'état de santé des hommes qui vivent dans le monde "en développement", dont certains seulement accèdent désormais à une économie "émergente".

Il s'agit des problèmes économiques et politiques du moment, sur lesquels le médecin n'a pas de prises spécifiques.

Conclusion : technicisation de la médecine et pouvoir de soigner.

L'attention du médecin occidental est accaparée et surchargée par les innovations toujours renouvelées de la recherche scientifique et technique, démultipliées par la division du travail entre spécialités et nouveaux fronts du savoir. Effet de l'efficacité des technosystèmes, la connaissance scientifique progresse au niveau mondial. Dans le même temps, le métier de médecin se situe à la jonction de la connaissance et d'une certaine inconnaissance, celle du sentir clinique et de "l'art "qui invente une parole dont la force de réassurance doit ranimer un pouvoir de restauration qui semble présent dans la vie elle-même, qu'on le nomme confiance en soi, pouvoir d'autoguérison ou capacité réparatrice du cerveau.

A majorer l'importance de cette pression de la science, le médecin oublierait que toute une dimension de sa capacité consiste à lire des signes plutôt existentiels que cliniques - entendu au sens de "espace d'affleurement des symptômes morbides". Le médecin actuel semble souvent pris en otage par son exigence de compétence, comme si celle-ci venait se mettre en obstacle entre lui et celui qu'il soigne.

La conscience de soi du médecin est armée par sa compétence. Celle-ci s'exerce dans un espace interhumain, celui d'une délégation de confiance où vient s'exprimer la plainte en attente d'écoute. Le médecin a besoin de s'armer psychiquement contre cette plainte. La science lui sert souvent de pare-douleur là où, en un certain sens, la relation d'aide ne suppose aucune compétence si ce n'est celle de pouvoir se poser un moment comme l'autre de celui qui a besoin de parler pour se comprendre lui-même.

D'un bout à l'autre de la planète, le médecin de tradition hippocratique, le médecin indien et le médecin chinois traditionnel entendent, par des enveloppements et des régimes, régler ce qui doit revenir "de soi-même" dans ses plis naturels. L'aide suppose une confiance de l'aidant et de l'aidé dans un ordre, celui de la Physis, du Tao, de la nature ou de la vie. De part et d'autre, il faut que l'aidant et l'aidé aient foi et fassent acte de passivité, que leur confiance en vienne à "s'en remettre" à un processus qu'il s'agit de mettre en branle.

En Occident, la technicisation du savoir finit par faire oublier que le corps n'est pas une chose, mais plutôt une "chose mentale" ou mentalisée, puisqu'il est doué de psychisme.

Parce qu'elle s'est dotée d'une compétence à comprendre certaines des crises qui affectent la physiologie humaine, la médecine "scientifique" en vient parfois à sembler oublier un tel fait - soit l'existence de "la personne" -, à le piétiner dans cette neutralisation de la subjectivation corporelle à laquelle elle se croit tenue pour aller droit aux lésions. Quand elle agit comme si son pouvoir - relatif - sur les molécules pouvait définir le face-à-face social et humain de la consultation, une telle médecine adopte une barbarie sans précédent dans ses façons de faire sur le plan interhumain, qui préjuge mal de son intention de guérir le patient, de le faire aller vers un mieux.

Dans la filiation des thérapeutiques drastiques et autres Dreckapotheke (médications repoussantes par lesquelles les médecins égyptiens soignaient le mal par le mal, dissuadant efficacement le patient de persister dans sa demande de réparation), la dureté et l'indifférence peuvent convenir un temps aux jeux sado-masochistes "je te pique, tu me plais" dans lesquels sont pris parfois les relations de soin.

Les médecines traditionnelles se définissent essentiellement comme des "arts" voisins de la divination, puisqu'il s'agit de "lire", d'avoir l'intuition, de décider dans une situation complexe, à l'intérieur de son articulation à un contexte relationnel et groupal.

La modernisation de la médecine a accéléré la production des connaissances et la mise au point de technologies de l'instrumentation médicale (examens et interventions). A l'intérieur de l'institution qui soigne, la réforme de la formation est permanente comme l'est aussi l'équilibrage nécessaire dans la hiérarchie des responsabilités et des capacités qui prennent en charge les différentes pathologies (généraliste, spécialiste, hôpital).

On parle tous les jours des avancées scientifiques et techniques de la biomédecine. On a moins analysé la question de la mutation du pouvoir médical dans le champ même de son exercice, soit la façon dont la clinique, fondement de la relation thérapeutique, a pu être laminée, depuis cinquante ans, par la situation nouvelle faite à l'art de soigner dans les sociétés industrielles.

Abandonnant son propre terrain, l'art de soigner s'est technicisé. Entre le médecin et son malade s'interposent les connaissances toujours plus nombreuses que doit acquérir et réacquérir le médecin. En outre, celles que possède désormais le malade on commencé d'impressionner le médecin, comme si la lecture des articles de vulgarisation dans les magazines tenait lieu, dans le public, de formation accélérée pour une compétence qui n'existe pas.

Le médecin se laisse parfois envahir par ce dilemme largement imaginaire. Il oublie que le malade a mal, qu'il ne sait rien de son corps et souffre de désarroi puisqu'il consulte. Les connaissances butinées dans le journal ne constituent pas une compétence. Elles ne se substituent pas à la relation de soin, qui est demandée et attendue.

A l'heure actuelle, on dirait que, prise dans un dédale de contraintes sociales, la médecine qui a objectivé la maladie en termes d'inertie corporelle et accédé par là au développement d'une science de la vie, en est venue à dissoudre la relation soignante en interposant son fétiche scientifique entre l'homme qui soigne et celui qui a besoin d'aide, privant ainsi la médecine d'une dimension essentielle de son pouvoir de recours.

Comme si la rationalisation de la médecine ne s'était pas effectuée de façon cohérente, le développement des connaissances biomédicales a annexé le champ de la formation des praticiens, transformant la définition même de la fonction médicale en une intervention modélisée dont le protocole pourrait, à terme, relever de l'intervention programmée des machines à information.

L'institution hospitalière concentre la fonction de recherche : elle semble annexer la compétence, comme si la pyramide du pouvoir social de la médecine oubliait sa base sociale et interhumaine.

Envahie par la référence à un idéal scientifique de la connaissance du corps, la délégation de confiance des malades s'adresse à ceux qui partagent le prestige social de la science de pointe, soit aux spécialistes et aux chercheurs. Dévalorisé par une telle définition de la médecine, le praticien de ville se sent dépassé par l'avancée de la connaissance. Engloutie par les tâches administratives, la médecine au quotidien finit par oublier qu'au bout du compte, c'est elle et elle seule qui n'a pas encore renoncé au genre de travail qui fut défini, il y a vingt-cinq siècles, par ce qu'on appelle encore et toujours le serment d'Hippocrate.

Certains malades se plaignent, ou plutôt souffrent en silence de la "dépersonnalisation" et du "manque d'humanité" qui règnent dans le monde médical à l'hôpital, dans les cabinets dorés des beaux quartiers comme dans les consultations plus banalement et modestement installées.

De son côté, ce monde n'a pas encore pensé de façon claire le genre de maladie qui le ronge. Il continue à décrire la crise de la médecine en terme d'"humanisme" défaillant, de fin du "colloque singulier" parce que la représentation qu'il se fait de la nature, des mécanismes et des pouvoirs de l'art de soigner n'a pas intégré ni la critique sociale et politique, ni le travail conceptuel d'ores et déjà disponible en anthropologie, en ethnologie et en éthnopsychiatrie.

Penser de façon ajustée ce que signifie le serment d'Hippocrate supposerait, il est vrai, qu'on comprenne mieux le fonctionnement neurolinguistique du cerveau humain et la façon dont celui-ci intègre et redistribue l'effet corporel de la parole thérapeutique.

L'extraordinaire retard de la médecine à se représenter elle-même autrement qu'en termes de science appliquée tient à un ensemble de facteurs d'ordre essentiellement distinct. L'estompement de la conscience de soi de la médecine révèle à l'évidence une crise interne de l'institution-qui-soigne dans nos sociétés. Une telle crise, comme en écho, interroge ces sociétés dans leur ensemble, telles qu'elles se réfléchissent dans les gauchissements imposés au monde de la relation thérapeutique et du soin.

Quand, pour penser et pratiquer cette relation de soin, une prévalence de schèmes imaginaires liés à l'efficacité et aux relations de chose à chose est à l'ordre du jour, il faut de toute évidence, comme en amont de ces schèmes à référence technique, poser la question, avant eux, du pourquoi de leur puissance de fascination sur un corps social. L'annexion de la situation de soin par les schèmes techniques de l'efficacité jette un jour inquiétant sur les fonctionnements internes des sociétés industrielles, sur les compromis non-dits qui y ont été passés, sur les renoncements qui les fondent.

La crise sociale de la médecine des sociétés industrielles s'affiche bruyamment par le coût grandissant de leurs systèmes de santé. Celui-ci est dû en large part aux coûts propres de la recherche et des moyens nouveaux qu'elle propose pour diagnostiquer et pour soigner : ces coûts vont toujours plus dans le sens d'un alourdissement de la facture.

Le financement difficile des systèmes de santé tient, par ailleurs, à une sorte de dérégulation qui affecte la demande sociale de santé et de soin. Comme si l'espoir de vie bonne, la tension d'une liberté à réaliser et la quête du bonheur s'étaient rabattues sur le narcissisme corporel, nos sociétés adressent à la médecine l'ancienne, humaine et légitime attente de réalisation de soi qui fait partie de la dynamique de l'espèce.

Le fonctionnement interne de la demande de soin est gauchi par le rabattement actuel de la responsabilité et de la revendication historique et politique sur l'espace de la vie privée, comme si une existence avait à se remplir essentiellement du confort corporel et de la consommation des biens liés à la vie familiale, dont les noeuds affectifs et le retrait "cocoonant" finiraient par faire oublier qu'il est aussi et d'abord lieu où s'entretient et se reproduit la force de travail.

Les lien sociaux du militantisme, des engagements et des convictions partagées se sont dissous. Les instances qui problèmatisent le monde social - de la théorie universitaire des traités, des livres et des revues aux journaux périodiques et quotidiens - sont gagnées par la dépolitisation et la peur de la critique sociale, pactisant objectivement avec l'engloutissement compensateur dans le mirage futile du mode de vie.

Nos sociétés à la recherche d'une image d'elles-mêmes flottent d'un imaginaire à l'autre - technologie, sport, mode, voyages ou santé - tandis que fleurit un milliard de magazines et que s'étiolent les dernières librairies.

Parmi les imaginaires sociaux disponibles, la fascination par le rêve d'un contrôle biologique total, le fantasme de la sécurité sanitaire à tout prix, la biologisation des conflits sociaux - de la formation à la mobilité sociale et à la question du vote - envahissent périodiquement les discours et les têtes, en particulier dans les États Unis par leurs dissemblances sociales et culturelles.

La vitalisation de la vie publique et du monde du pouvoir possède un pouvoir d'emprise propre, d'ordre à la fois poétique et socio-politique. Elle rend intime la représentation du social tout en semblant renvoyer ses incertitudes, ses conflits et ses choix à la positivité possible d'une science imparable. Hiérarchie des races, élites par nature, retour inavoué de différentes formes de l'esclavage, mille mystifications continuent à alimenter la peur du semblable, la méchanceté et la mesquinerie des milliers d'égoïstes et de pervers qui cohabitent dans les mondes civilisés.

Au musée de la science et de la science-fiction en littérature et au cinéma, une société qui tâtonne à se représenter soi-même accumule les fétiches et les schèmes tandis que le vieux rêve de la vie bonne, longue et prospère, autrefois réservé à une élite mandarinale ou seigneuriale, s'est rapproché de l'homme du commun quelle que soit sa couleur pour hanter, de façon légitime, le voeu de sécurité et de libre choix qui anime l'existence d'êtres toujours plus nombreux.

Odile Marcel

Université Lyon III, Centre d'Analyse des Formes

Orientation bibliographique.

Dalaï-Lama, Fabien Ouaki, La vie est à nous, Paris : Albin Michel Pocket, 1998.

Didier Fassin, L'espace politique de la santé, Essai de généalogie, Paris: PUF coll. Sociologie d'aujourd'hui, 1996.

Mirko Grmek, Histoire des maladies à l'aube de la civilisation occidentale, Paris : Payot, 1983.

(sous la direction de) Histoire de la pensée médicale en Occident, 4 volumes, Paris : Le Seuil, 1997.

Husserl La crise de l'Humanité européenne et la philosophie, trad. fr. de Paul Ricoeur, Paris: Aubier,1987.

Jacques Léonard, La France médicale au XIXe siècle, Paris: Gallimard-Julliard coll.Archive, 1978.

David Lodge, Thérapie, traduit de l'anglais par Suzanne V.Mayoux, Paris : Rivages Poche, 1996 et 1998.

François-Marie Michaut, Site Web "Expression médicale", www.exmed.org

Jocelyne Pinon "La relation médecin-malade, ou mon serment d'Hippocrate", in Médecins de Bourgogne-Franche Comté N°51/19, accessible sur le site Expression Médicale.

Jean Reverzy, Le passage, Paris : Flammarion, 1954 et 1981.

Martin Winckler, La maladie de Sachs, Paris : POL, 1998.