Odette Taltavull

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Le petit poète


Comme il fait bon ici ! Tout y est tiède: l’eau, les sons, l’obscurité, la douceur du voile et les coups délicats de mon cœur sous ma peau. Certes j’y ai de moins en moins d’espace. Je l’habite maintenant tout entier. Au fil des mois je me suis enroulé, recroquevillé, ne bougeant plus qu’à peine dans cette bulle d’eau tapissée de mystères.
Je respire au centre d’une infinie caresse, palpitante et vibrante. Et je bois chaque jour à des sources changeantes qui nourrissent ma vie.

Je grandis dans le noir, mais je devine les ombres familières qui forment mon refuge … à présent je peux les toucher de mes mains, y reposer ma tête, y accoler mon dos. Elles ont accepté ma présence, comme l’eau celle de l’algue. Parfois me parvient un chant lointain, comme un glouglou de fontaine qui coule sans histoires dans mes fines oreilles.

De l’autre côté, très loin, je perçois une voix sourde et des frôlements qui s’adressent à moi. Je ne peux que répondre en m’étirant un peu, juste quelques secondes. Cette harmonie a créé un fil qui va de moi à elle, un fil invisible qui ruisselle de mots jusque dans mon silence.
Ce lien a la douceur de la soie, la solidité du lin, le chatouilleux de la laine, tout cela à la fois. C’est ainsi, amarré à ce trouble cordage, que j’ai trouvé mon port d’attache.

Mais aujourd’hui tout est difficile … J’ai si peu de place … L’envie de sortir d’ici et celle d’y rester toujours, se mêlent. Je tente de me lover, comme d’habitude. Mais les ombres se déforment, puis tour à tour se replient et durcissent, se détendent et m’enveloppent, me lâchent et m’assiègent. Je ne peux que subir l’assaut de la matrice qui hier encore me rassurait. Son mouvement devient régulier, puissant, insupportable.
Je me sens au bord d’un nid qui va sortir de l’eau. Saurais-je m’envoler ?

Il se produit une discordance absolue entre celui que j’étais et l’être que suis en train de devenir. Tout est si différent soudain … je m’accroche au fil qui, je le sais, m’attire au dehors. Mais qu’y a-t-il dehors ? Qui m’attend au bout de l’ombre ?

La bulle remplie de l’eau vitale s’est fissurée ... et le liquide tiède s’écoule sans résistance, me plaquant aux parois devenues hostiles. Tout rapetisse autour de moi. La chaleur se dessèche, et le liquide qui s’échappe laisse mon corps chaud comme une argile cuite recouverte de mousse.
Je suis comme rétréci, entraîné sur une planche qui bascule, et je ne peux rien faire d’autre qu’avancer. Ce qui se passe est de toute importance ; il en va de ma vie.

Un moment de répit, enfin … puis l’extraordinaire turbulence recommence et s’accroît en une sorte de convulsion incontrôlable qui me propulse. C’est une insurrection dans mes neuf mois de paix, et pendant un instant je connais le regret ; le cahot est ahurissant, suffocant, bouleversant …

Me voici à présent dans un tunnel étroit, happé, aspiré. J’étouffe et je veux que cela finisse. Sans cesse me poussent, dans un flux et un reflux effroyables, des vagues inépuisables … jusqu’à celle, suprême, impérative, qui veut me délivrer.
Je sens que l’on me tord, me tire, m’extirpe. Que l’on me veut. Je n’ai pas d’autre choix que de m’abandonner aux mains que l’on m’impose.


Seront-ils là ceux qui ont tissé brin à brin toute cette aventure ?
Parce que je le sais, je le sens, je suis attendu …

Me voici ! Ah cette brûlure de l’air qui s’engouffre en moi ! Est-ce ça la douleur ?
Soudain, comme une offrande, les mains expertes qui me soutiennent me déposent sur la peau de ma mère. Je sais que c’est elle, comme une évidence, et je peux enfin respirer hors de l’eau.

Je me sens, minuscule point rose dans la lumière trop blanche, le plus fragile enfant qu’une femme ait porté. Mais en quelques secondes, lorsqu’au dessus de moi mon père m’a parlé en enlaçant ma mère, je me suis senti fort, fort comme un héros.

Odette Taltavull


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