De qui souffrez-vous?
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CHAPITRE 8:

THEORIES SYSTEMIQUES FAMILIALES

 

On a insisté ici sur l'intérêt pratique de la prise en compte du système des interactions familiale par le Médecin Généraliste ? Cette question a été ldébattue dans une communication personnelle à l'Amphi du MEDEC à Paris 3 avril 91, dont les grandes lignes sont reprises ici. Les conceptions dégagées au cours de la relation d'une démarche strictement personnelle peuvent-elles intéresser un certain nombre de confrères exerçant la même discipline ? Voici ce que ce chapitre cherche à explorer.

Jusqu'à présent , les Médecins Généralistes , malgré leur mission classique de médecins de famille ne se sont pas intéressés à l'abord systémique familial des problèmes de santé . Les spécialistes de la Thérapie Familiale Systémique , de leur côté, n'ont pratiquement pas engagé de travaux de recherche sur les applications possibles de leur discipline à la pratique médicale généraliste . Thérapie Familiale et Médecine de Famille n'ont donc jamais eu l'occasion de collaborer , malgré leur terrain d'action commun affiché : la famille .

Cependant , les échecs fréquents que nous rencontrons avec les patients atteints de problèmes de toxicomanie et avec leur entourage familial démontrent que la relation médecin-malade habituelle est parfois inadaptée à nos besoins . Il faudrait pouvoir s'occuper en même temps du malade et de sa famille . Comment y parvenir ? L'adoption de la lecture globale des interactions familiales que permet la Thérapie Familiale peut aider les généralistes à sortir de telles difficultés , et donc à perfectionner leur pratique . Au delà des cas difficiles posés par les malades souffrant de problèmes d'addictions , de multiples situations médicales quotidiennes , dans le domaine curatif comme dans celui de la prévention , seraient également plus faciles à traiter à la lumière de cet outil théorique .

La Thérapie Familiale Systémique ne saurait se substituer à la pratique médicale traditionnelle . Elle constitue simplement un apport complémentaire , un plus considérable au bénéfice des malades , comme des médecins . Cette amélioration de l'efficacité clinique , et du confort du praticien, nécessite que soit pris en compte la formation des médecins à un mode de pensée différent de celui qu'ils connaissent déjà . La formation des étudiants aux théories de la communication , et aux pratiques médicales issues de la cybernétique est indispensable . En cours d'exercice , les généralistes doivent aussi pouvoir se former à la Thérapie Familiale Systémique appliquée à la médecine de famille en créant des groupes d'études de cas , sur le modèle des groupes Balint .

Le véritable médecin de famille de demain , reprenant d'ailleurs simplement la tradition médicale ancestrale , sera ainsi capable d'exercer pleinement sa fonction essentielle : soigner la souffrance des hommes , en utilisant le mieux possible tous les outils techniques et relationnels dont notre société s'est dotée .

1°) Deux familles qui ne se parlent pas :

Paradoxalement les Médecins de Familles, les généralistes, se sont aussi peu intéressés à la systémique familiale que les Thérapeutes Familiaux, issus des rangs des psychiatres, des psychologues et des travailleurs sociaux , ont négligé les implications possibles de leur approche théorique sur la pratique de la Médecine Générale .

Une seule page sur les 570 que comprend le dictionnaire clinique des thérapies familiales systémiques (1) est consacrée à la Médecine Familiale , avec deux maigres références bibliographiques . Pourtant dès les années 70 , deux pères fondateurs de la systémique de l'Ecole de Palo Alto se sont exprimés sur ce sujet (2) . Ainsi Don D. Jackson n'hésite pas à intituler un texte : " Pratique familiale , une perspective médicale d'ensemble " . L'enthousiasme de John H. Weakland est un peu plus tempéré . Dans son article " Somatique familiale , une marge négligée " , il écrit : " L'idée que la thérapie familiale n'est pas seulement un traitement des troubles psychiatriques , mais qu'elle est pleine de promesses pour presque tous les domaines de la médecine est restée pour l'essentiel ce qu'elle était précisemment : une idée " .

 

2°) Hasard et nécessité d'une rencontre inhabituelle :

Depuis 1973 , le hasard de ma pratique de médecin généraliste ( en est-ce bien un ?) m'a conduit à traiter des patients alcooliques (3) . Ces malades de notre toxicomanie nationale favorite ne sont pas simples à soigner . En effet, au delà des dégâts somatiques évidents, ils se présentent avant tout comme des malades de la relation aux autres . Leur souffrance est intense , mais celle de leur entourage familial est encore plus insupportable . Mon intérêt personnel pour la psychologie médicale m'a conduit à chercher quelques lumières dans les écrits de Freud et de ses disciples (4) . Sans grand succès dans un premier temps, nous reviendrons sur cette question . Il n'y avait, à l'époque pour moi, pas là de quoi combler l'ignorance superbe de tout ce qui a trait à la relation médecin-malade au cours de notre formation initiale . C'est pourquoi, j'ai participé pendant trois ans à un groupe de formation Balint . C'est une aide précieuse, quoique rarement utilisée par les généralistes, pour apprendre à écouter la souffrance des patients , et à prendre conscience des difficultés de l'utilisation du remède-médecin (5).

Cependant, deux difficultés considérables sont apparues avec une grande fréquence au cours de cette pratique avec des patients alcooliques :

1°) Celui de la dénégation du problème d'alcool par le malade, malgré les évidences les plus criantes . Comment faire alors pour soigner quelqu'un qui affirme aller tout à fait bien , mais dont l'entourage souffre terriblement et pousse le médecin à intervenir ?

2°) Il arrive assez souvent qu'après de multiples efforts , parfois plusieurs rechutes , celui qui est dépendant de l'alcool arrête de boire . Cela peut être considéré comme un succès thérapeutique , et tout devrait aller enfin bien pour tout le monde. Or , c'est précisemment à ce moment là que survient la dépression du conjoint, ou la toxicomanie du fils . Et c'est parfois quand le père reprend son alcoolisation que "guérissent" la mère , ou le fils. Quelle peut bien être cette mystérieuse alchimie qui rend aussi illusoires les résultats du thérapeute ? Comment peut-il y avoir un tel glissement des pathologies au sein d'une même famille ?

A l'évidence le cadre habituel d'observation utilisé en médecine, celui de la relation duelle médecin-malade , se révèle inadapté pour répondre à ces interrogations . C'est ce dont témoigne l'observation clinique suivante :

 

Il est exceptionnel , en médecine générale, qu'un monsieur ou une dame vienne vous consulter en disant : " Docteur, je bois trop , je veux faire quelque chose pour m'en sortir". Le scénario suivant est beaucoup plus habituel . Au décours d'une consultation banale , la demande est formulée ainsi : " Je n'en peux plus , il y a des années que cela dure, et je n'ai jamais voulu vous en parler . Mais voila , mon mari ( ma femme, mon fils ) boit . C'est l'enfer à la maison , je vous en prie, faites quelque chose d'efficace pour qu'il arrête . Il est si gentil , quand il n'a pas bu . Mais, surtout, Docteur, ne lui dites pas que c'est moi qui vous je vous en ai parlé , ses réactions seraient terribles ".

Et voila le médecin généraliste dramatiquement piégé par une demande à laquelle il est impossible de répondre . Le désigné alcoolique ( diagnostic prononcé par l'entourage , notez le bien ) ne demande rien pour lui-même, et toute tentative détournée d'intervention sera prise , à juste titre d'ailleurs , pour une collusion entre le conjoint et le médecin, qui s'immisce alors dans le fonctionnement familial. Il est immédiatement disqualifié comme thérapeute possible . D'autre part , répondre à l'épouse qui souffre qu'il est impossible de faire quoi que ce soit si le malade ne demande rien risque fort d'être interprété comme une non assistance à personne en danger .

Seule une vision globale de la famille comme un système vivant d'interactions complexes peut permettre au Généraliste d'analyser la demande qui lui a été formulée et de s'interroger sur la fonction possible de la prise de produit ( et non plus sur sa cause hypothétique dans le fonctionnement même du sujet ). La question ne doit pas être : pourquoi le sujet boit-il ? Car, il y une foule de réponses pertinentes possibles , mais : à quoi cela peut-il servir au fonctionnement familial qu'il boive ?

Dans ces conditions , une stratégie simple peut être mise en place, en signifiant simplement que ce problème concerne non pas une seule personne , mais que la famille toute entière souffre . Une proposition de rencontre collective peut alors être formulée , où tous sont invités, y compris le malade désigné , qui vient ou ne vient pas, mais où tous sont invités à s'exprimer. Curieusement , un dispositif de ce genre , peu habituel en médecine, est très facilement accepté par les patients . Le médecin généraliste peut n'avoir ni le temps ni le goût de recevoir toute une famille dans son cabinet , et la rémunération actuelle à l'acte ne favorise guère de telles expériences . Quelques notions élémentaires simples peuvent alors l'aider .

Toute demande de soins auprès d'un médecin comprend trois éléments constitutifs bien distincts selon Robert Neuburger (6) :

- Un appel au praticien

- Un symptôme ( l'alcoolisme )

- L'allégation d'une souffrance .

Si les trois éléments de cette demande sont rassemblés dans une seule personne, une relation médecin-malade duelle est pertinente . Mais , comme dans cet exemple, plusieurs sujets sont parfois impliqués : le conjoint qui effectue la demande, l'autre désigné alcoolique qui porte le symptôme , une éventuelle tierce personne qui signifie que c'est elle qui souffre le plus de cette maladie .Trois personnes distinctes sont donc impliquées dans cette affaire.

Répondre en sautant sur la pathologie du désigné malade est donc une réponse incomplète , quoique fort habituelle . Le médecin en agissant ainsi devient partie prenante d'un système d'interactions familiales dont il n'a pas pris conscience , mais où il est aspiré malgré lui .

 

En effet, la famille est autre chose et plus que la somme des personnes la composant ; comme nous l'apprend la théorie mathématique des ensembles . Elle constitue un véritable organisme vivant , qui naît , vit , se transforme et meurt comme toute chose . A ce titre, elle est soumise à une double loi paradoxale . Celle générale , bien connue en physiologie , de l'homéostasie . Chaque système est dans l'obligation de maintenir constant son milieu intérieur pour survivre , nous le savons bien . L'autre loi est celle de l'adaptation du vivant . Un système ne peut se maintenir dans son milieu que si son fonctionnement interne est assez souple pour s'accommoder aux variations inévitables de son environnement.

L'analyse de l'éclatement des trois éléments de la demande , tel que nous l'avons décrit plus haut , permet simplement, et c'est déjà considérable, de porter une indication de recours à des thérapeutes habitués à l'analyse systémique et à la thérapie familiale. Il y a là une voie possible de collaboration particulièrement intéressante pour les M.G. comme pour les systémiciens .

 

3 °) Transformer les généralistes d'aujourd'hui en médecins de famille de demain:

Qu'il le veuille ou non le Médecin Généraliste est aussi , depuis toujours, et restera Médecin de Famille . Même quand il n'est plus LE médecin unique de la famille , comme l'était le praticien notable d'antan .

Il ne peut donc pas continuer à ignorer la réalité des interactions dans les groupes familiaux où il intervient chaque jour . Sa formation initiale ne prend en compte que la relation duelle médecin-malade , et encore telle qu'elle existe au cours d'un séjour hospitalier . C'est une lacune extrêmement grave, facteur d'installation de conduites pathologiques répétitives fréquentes , de chronicisation des maladies .

Tout généraliste remarque que nous travaillons toujours avec les mêmes familles , et que les ennuis de santé ( et donc ses interventions ) se succèdent volontiers par vagues touchant alternativement les différentes personnes . Travailler en Médecine Générale en tenant compte des systèmes d'interactions dans les familles constitue donc aussi une démarche véritablement préventive , en diminuant la fréquence des glissements de pathologie évoqués plus haut . Voila une notion qui devrait intéresser au plus haut point les économistes de la santé et les responsables de la santé publique !

Il faudrait , dans un monde idéal, que les Médecins Généralistes bénéficient systématiquement d'une formation à l'abord systémique de la maladie . La formation universitaire initiale serait en mesure d'apporter les notions théoriques nécessaires . Il y a là l'objet d'une discipline scientifique , dont il est curieux de ne pas avoir vu le développement 30 ans après les premiers pas de l'homme sur la lune . On pourrait l'appeler la biocybernétique . Son propos serait d'étudier et d'approfondir la cybernétique appliquée au domaine du vivant ( y compris l'informatique ) . Dans le cursus universitaire , des notions cliniques , puis pratiques, pourraient être acquises , et de façon intensive au cours du 3ème Cycle de Médecine Générale, dans le cadre d'un enseignement général ayant pour thème la Communication Médicale . Ce serait un moyen d'introduire enfin les Sciences Humaines dans leur globalité , dont l'anthropologie, la psychologie et la sociologie , dans la formation médicale .

En cours d'exercice , des facilités doivent être offertes aux Généralistes pour qu'ils puissent se former et se perfectionner dans des groupes d'études de cas vécus , notamment sur le modèle des groupes Balint.

Enfin , la dimension familiale de la maladie, complétant la dimension individuelle déjà explorée par la médecine , doit faire l'objet d'une recherche spécifique , comme l'ont proposé dès 1975 les pionniers de l'Ecole de Palo Alto. Mais sans succès jusqu'à ce jour, la relation classique médecin-malade suffisant aux besoins apparents des institutions médicales aveuglées par un modèle de praticien exclusivement biomédical

Et pourtant , c'est un plus potentiel considérable pour le Généraliste que d'améliorer sa capacité de fonctionner en même temps sur un double registre . D'une part celui de la prise en compte des réalités de la personne et de son corps ; et d'autre part celui de la prise en compte de la famille dans sa globalité et ses interactions vitales .

Le simple fait d'introduire enfin la dimension familiale au cours des problèmes de santé constitue un véritable défi pour l'avenir de la profession, donnant paradoxalement à une Médecine de Famille digne de ce nom ses lettres de noblesse .

S'agit-il d'une proposition outrageusement moderniste pour l'exercice médical de demain ? Laissons la réponse , si vous voulez bien , au systémicien Jacques-Antoine Malarewicz : L'approche systémique peut permettre au médecin généraliste de renouer sa pratique avec la tradition, légèrement teintée de romantisme du " médecin de famille" qui avait précisemment cette vision " historique" de la famille et de la maisonnée dans laquelle il pénétrait . Il pouvait probablement mieux accepter la complexité de ce qu'il avait à affronter, pressentant la composante relationnelle et culturelle de la maladie (1) .

 

 

 

UN PEU DE THEORIE : MÉDECINE GÉNÉRALE ET SYSTÈMES FAMILIAUX:

 

1 °) L'INCONTOURNABLE EXPLOSION DE LA RELATION DUELLE MÉDECIN - MALADE .

 

" Tout médecin peut être

un psychothérapeute de famille"

Serge Leibovici ( °°)

 

Certains phénomènes psychologiques peu étudiés constituent le terrain spécifique sur lequel s'exerce la pratique du M.G. . Il existe en effet , pour nous généralistes, un inévitable triangle relationnel : celui que constituent le malade , le médecin généraliste et la famille . C'est là, probablement , l'une des clefs de voûte fondamentales pour comprendre la spécificité de l'exercice généraliste . Or paradoxalement, la situation relationnelle très particulière qu'occupe le M.G. dans sa mission de soins reste peu dite, très rarement écrite (1) , et donc non enseignée . La psychologie du généraliste , après une vague teinture initiale de notions d'inspiration psychanalytique ( ou selon le modèle psychologique théorique dominant ,du moment ) dans le meilleur des cas , se trouve donc presque exclusivement modelée par l'empirisme de l'expérience professionnelle de chacun .

Les notions exposées plus loin ont été progressivement élaborées , ou choisies , pour répondre aux besoins d'une longue pratique de Médecin Généraliste , en particulier dans des domaines aussi difficiles que les soins aux malades alcooliques .

Se trouvent ainsi, repris , dans une vision théorique globale, les différents thèmes pratiques explorés au cours du séminaire de F.M.C. conventionnelle des 3 et 4 octobre 1991 de la Rochelle , sur le thème : Abord du système familial des problèmes d'alcoolisme et de toxicomanie .

 

 

Le Médecin Généraliste , comme tous les médecins, est exclusivement formé à une rencontre bien définie dans ses modalités : celle qui se produit entre un thérapeute et un malade . Ce colloque singulier médecin-malade, pour reprendre une expression qui fut très à la mode dans les années 70 , est encore implicitement reconnu comme le dispositif unique permettant l'établissement du diagnostic médical ou psychologique d'une situation pathologique , puis son traitement correct . Dans cette optique médicale traditionnelle , directement héritée de la situation du patient hospitalisé , tout ce qui se passe autour est considéré comme secondaire, parasite , voire nuisible . Il s'agit là d'une faille particulièrement grave dans la pensée médicale , qu'il est urgent de chercher à combler (2) . Car il arrive souvent en pratique généraliste, que le praticien soit confronté , bien malgré lui, à des situations impliquant non pas une seule personne, mais une famille toute entière. En voici un premier exemple (3).

Cas clinique 1

" - Docteur , pouvez-vous recevoir Eric qui me fait encore une bonne angine ? Il faut qu'il soit vite sur pied , car son père ne comprend pas qu'à vingt ans il soit aussi souvent malade ." . Voila un type de demande d' une grande fréquence en pratique généraliste , mais qui mérite que l'on s'y arrête quelques instants.

Que se passe-t-il ? Sur le plan des faits objectifs , le médecin reçoit l'information qu'un garçon de 20 ans présente une maladie, qui est , peut-être une angine, comme il lui arrive d'en avoir assez régulièrement. Voila suffisamment de renseignements pour que le praticien consciencieux puisse exercer son métier comme on le lui a appris au cours de ses études. C'est à dire qu'il procède à l'examen clinique complet d'Eric, avec ses temps classiques : interrogatoire sur les symptômes ressentis , examen physique ( inspection , palpation, auscultation ) , éventuellement complété d'examens complémentaires de laboratoire ou d'imagerie médicale . A l'issue de ces investigations un diagnostic , de certitude ou de probabilité, peut être posé . Par exemple celui d'amygdalite érythémato-pultacée . Le responsable est certainement un streptocoque , qu'il faut éliminer par un traitement antibiotique bien codifié . Le praticien a mis en évidence la cause de la maladie d'Eric ( le microbe ) et décidé du traitement adapté au problème ainsi posé.

 

Savoir étudier la demande de soins :

Mais , en agissant ainsi, le généraliste ne tient aucun compte de la demande telle qu'elle lui a été formulée . Ce n'est pas Eric qui a appelé pour lui-même , malgré ses vingt ans d' âge , notez-le bien . Mais sa mère . Et avec une expression doublement remarquable : " il ME fait encore une BONNE angine ". Comme si Eric donnait ainsi quelque chose à sa mère , et paradoxalement quelque chose qui est déjà diagnostiqué médicalement comme une angine et qui est qualifié de bon .

Bon pour qui , bon pourquoi ? La question reste entière , d'autant plus qu'elle est complétée par l'appréciation péjorative qui aurait été portée par le père sur le piètre état de santé de son fils .

A l'évidence la demande auprès du médecin est éclatée en trois éléments distincts ( 4 ) :

- c'est la mère qui tire la sonnette du médecin , qui porte l'appel

- Eric est celui qui est porteur du symptôme dit " angine" , c'est le désigné malade

- le père , de son côté, est celui qui affirme le plus souffrir de la " maladie" de son fils.

Trois personnes distinctes sont donc impliquées dans cette affaire d'allure bien banale .

Répondre en sautant sur la pathologie de celui qui est désigné comme le malade par ses proches est donc une réponse incomplète , quoique fort habituelle . Le médecin en agissant ainsi devient partie prenante d'un système d'interactions familiales dont il n'a pas pris conscience , mais où il est aspiré malgré lui . C'est bien une angine , dit-il. La désignation formulée par la mère et le père est alors confirmée par le label médical . Eric est bien MALADE , le docteur, celui qui sait , l'a dit. Terrible responsabilité qui est la notre , dont les répercussions ne sont envisageables que si l'on a une vision globale de ce que peut être une famille .

En effet, comme nous serons amener à le définir plus loin , la famille est autre chose et plus que la somme des personnes la composant ; comme nous l'apprennent les théories, notamment mathématiques . Le groupe familial constitue un véritable organisme vivant , qui naît , vit , se transforme et meurt comme toute chose . A ce titre, elle est soumise à la double loi paradoxale du vivant : savoir rester constant; et savoir évoluer . La première règle générale est bien connue en physiologie depuis Claude Bernard ; c'est l'homéostasie . Chaque système est dans l'obligation de maintenir constant son milieu intérieur pour survivre , nous le savons bien . L'autre loi est celle de l'adaptation du vivant . Un système ne peut se maintenir dans son milieu que si son fonctionnement interne est assez souple pour s'accommoder aux variations inévitables de son environnement.

Dans cette optique , la-gorge-d'Eric constitue un événement dans le jeu des interactions familiales, et donc dans la vie de la famille . La question pertinente qui se pose alors est , non pas POURQUOI Eric est-il malade ?; mais A QUOI peuvent bien servir ces angines à répétition dans le fonctionnement du groupe familial ? S'il allait bien, l'homéostasie du groupe serait-elle menacée , par exemple par le départ d'Eric de la maison parentale ?

 

L'important pour le M.G., c'est ce qui ne fonctionne pas :

L'histoire d'Eric n'est donc pas aussi simple que cela . De multiples questions se posent . Mais notre métier de M.G. n'est-t-il pas , justement, de savoir détecter de qui ne va pas bien chez ceux que nous soignons ? Quel est le point douloureux du corps, quelle est la fonction qui ne s'effectue pas normalement dans la personne qui souffre ? Le raisonnement médical du M.G. se développe d'une façon complexe , essentiellement à partir de ce qui ne fonctionne pas chez nos malades et leurs proches . Nos confrères spécialistes adoptent une méthode très différente . Ils utilisent une démarche systématique , dressant un inventaire exhaustif des éléments répertoriés qui constituent leur champ limité d'investigation . Le Généraliste , lui, est contraint de travailler dans la globalité de la situation de maladie, et ne peut disposer d'aucune "check list" semblable couvrant tout l'éventail de ses observations . Et c'est d'autant plus compliqué que nous travaillons toujours avec les mêmes familles , et que les ennuis de santé ( donc nos interventions ) se succèdent par vagues, touchant alternativement les différentes personnes . Mais, à vrai dire, on ne cherche guère à comprendre pourquoi .

 

Nous serons ainsi amenés , par la suite , à approfondir notre réflexion , en cheminant de notre pratique généraliste commune vers des notions beaucoup plus théoriques capables d'en rendre compte . En effet la clinique est le seul terrain sur lequel nous puissions nous ancrer solidement pour rester dans notre fonction de M.G. . Une telle attitude d'acteur dans les problèmes de santé dont nous avons la charge , sans partage , nous interdit en particulier , de glisser vers une position de copiste plus ou moins fidèle , ou de commentateur plus ou moins zélé et adroit , de telle ou telle institution , cause , ou ... groupe de pression .

Jusqu'à présent , la Médecine de Famille ne constitue pas un corpus théorique bien défini . Sachons transformer cette déficience apparente en avantage pour explorer sans vergogne des champs de connaissance inhabituels !

 

(°°) couverture de Tonus n° 445 du 25 janvier 1980.

 

Références :

(1) Atelier Français de Médecine Générale , La psychothérapie spécifique du médecin généraliste , n° 13 mars 1988.

(2) Michaut F. , Médecin de famille et thérapie familiale , Projections , la santé au futur , Médecins généralistes : le malaise , 5/6 , Paris, 1991 ; 123 - 126 .

(3) Michaut F. , Communication au 4ème Colloque National M.G. - Toxicomanies , Paris 26 octobre1991 .

(4) Neuburger R. , L'autre demande , E.S.F. Paris .

 

 

 

 

- Un jeune médecin sur deux se juge convenablement préparé à sa pratique.

- Neuf sur dix se jugent mal armés pour leur vie professionnelle.

-Un sur six est déçu par son exercice .

Source : Enquête du Conseil National de l'Ordre auprès de médecins installés depuis moins de 10 ans . Panorama du Médecin n° 3397 du 27/5/91 : D.L. , le spleen des jeunes M.G .

 

DE LA PRATIQUE MEDICALE A LA THÉORIE DES GROUPES :

 

 

Les sciences humaines meurent d'avoir oublié les deux modes fondamentaux de la raison , celui des sciences et celui du droit, celui qui nous vient de la pensée comme celui, tout aussi universel, que nous inspire le problème du mal : injustice, douleur, faim, pauvreté, souffrance et mort , et qui a produit les artistes, les juges, les consolateurs et les dieux .

Michel Serres (*)

 

Poursuivons notre recherche d'outils de compréhension capables de nous aider dans l' approche relationnelle si particulière des malades soignés en Médecine Générale .

Un exemple pratique montre la nécessité de rechercher de nouveaux repaires théoriques pour affronter nos obligations professionnelles dans des conditions plus confortables que celles que nous connaissons à l'issue de nos études médicales traditionnelles .

 

De la clinique avant toute chose :

Il est exceptionnel , en médecine générale, qu'un monsieur ou une dame vienne vous consulter en disant : " Docteur, je bois trop , je veux faire quelque chose pour m'en sortir". Le scénario suivant est beaucoup plus habituel . Au décours d'une consultation banale , la demande est formulée ainsi : " Je n'en peux plus , il y a des années que cela dure, et je n'ai jamais voulu vous en parler . Mais voila , mon mari ( ma femme, mon fils ) boit . C'est l'enfer à la maison , je vous en prie, faites quelque chose d'efficace pour qu'il arrête . Il est si gentil , quand il n'a pas bu . Mais, surtout, Docteur, ne lui dites pas que c'est moi qui vous en ai parlé , ses réactions seraient terribles ".

 

Et voilà le médecin généraliste dramatiquement piégé par une demande à laquelle il est impossible de répondre dans le cadre habituel de la relation duelle médecin-malade . Celui qui est désigné alcoolique ( diagnostic prononcé par l'entourage, pas par le M.G.,notez-le bien ) ne demande rien pour lui-même, et toute tentative détournée d'intervention sera prise , à juste titre d'ailleurs , pour une collusion , un complot , entre le conjoint et le médecin, qui s'immisce alors dans le fonctionnement familial. Il est alors immédiatement disqualifié comme thérapeute possible du patient en difficulté .

 

Seule une vision globale de la famille comme un système vivant d'interactions complexes peut permettre au Généraliste d'analyser la demande qui lui est formulée et de s'interroger sur la fonction possible de la prise de produit ( et non plus sur sa cause hypothétique).La question n'est pas : pourquoi le sujet boit-il , mais bien : à quoi cela peut-il servir au fonctionnement familial qu'il boive ?

Dans ces conditions , une stratégie simple peut être mise en place, en signifiant simplement que ce problème concerne non pas une seule personne , mais que la famille toute entière est en souffrance . Une proposition de rencontre collective peut alors être formulée , où tous sont invités, y compris le malade désigné , qui vient ou ne vient pas, mais où tous peuvent s'exprimer. Curieusement , un dispositif de ce genre , peu habituel en médecine, est assez facilement accepté par les patients . Le médecin généraliste peut cependant n'avoir ni le temps ni le goût de recevoir toute une famille dans son cabinet , et la rémunération actuelle à l'acte ne favorise guère de telles expériences !

Qu'il le veuille ou non le Médecin Généraliste est aussi , depuis toujours, et restera Médecin de Famille . Même quand il n'est plus LE médecin unique de la famille , comme l'était le praticien notable d'antan .

C'est pourquoi il faut que les Médecins Généralistes bénéficient aussi d'une formation à ce que peut être un abord familial systémique de la maladie . C'est pourquoi , il est nécessaire, pour aller plus loin dans ce propos de proposer un certain nombre de données purement théoriques .

 

POURQUOI UN ABORD THÉORIQUE DES PROBLÈMES FAMILIAUX ?

Avec Einstein nous répétons encore que : "C'est la théorie qui détermine ce que nous pouvons observer ". Il faut bien souligner le verbe observer , car l'observation est le fondement même de notre travail de généraliste. Paul Watzlawick (1) va encore plus loin : "C'est la théorie qui détermine ce que nous pouvons faire. Autrement dit, ce qui est possible et réalisable en thérapie dépend beaucoup plus de la nature de la doctrine thérapeutique choisie que de celle de l'esprit humain". C'est à nouveau moi qui ai pris la liberté de souligner le verbe faire ( importance de la pratique pour les M.G. ) et la nature de la doctrine thérapeutique choisie . Ce dernier élément du choix doctrinaire est fondamental , car c'est là un facteur limitant de l'action souvent minimisé , et rarement explicité .

C'est ainsi que Louis Velluet ( MG) , s'interrogeant sur la spécificité éventuelle de la psychothérapie du généraliste affirme : " Force nous est , pour y voir un peu plus clair, de recourir à la théorie psychanalytique puisque la psychanalyse est considérée très généralement dans le monde scientifique comme la forme de psychothérapie la plus profonde et la plus complète " (2). Cette position de principe a été assez représentative des conceptions couramment admises , du moins en France . Nos confrères nord-américains sont très étonnés par notre attachement aux doctrines psychanalytiques , qui leur semble avoir un aspect ... quasi-religieux . Or , cette grille de lecture des problèmes relationnels rencontrés en médecine générale n'est pas la plus facile et la plus accessible , ni même la mieux adaptée à nos besoins . Mais, nous y reviendrons plus loin.

Le M.G. ne peut limiter son action à une seule personne, à un seul malade . Tel Mr Jourdain, il navigue dans un bain familial permanent, du simple fait de sa mission de médecin de famille. La dénomination désigne parfaitement la réalité de la clinique . Quoi qu'il fasse , le praticien ne peut se situer dans une situation strictement duelle , aseptisée, , de laboratoire , qui est celle qui est indispensable au travail de l'analyste .

Le généraliste est forcément témoin que toute maladie d'une personne a forcément des répercussions sur le fonctionnement des autres membres de la famille , y compris, bien entendu sur le plan somatique. Et quoi que nous fassions, nous n'avons jamais un rôle NEUTRE dans la vie de nos patients.

Nous sommes donc forcément acteurs, mais acteurs dans quelle pièce , dans quel système, puisque la neutralité ( même bienveillante ) est un leurre pour le M.G. qui a forcément " les mains dans le cambouis " ?

Ce sont ces forces complexes en action que nous allons étudier maintenant à travers un certain nombre de théories , empruntées à des domaines scientifiques , a priori totalement étrangers à la médecine , mais qui peuvent nous aider à cerner les problèmes évoqués plus haut sous un jour différent ( 3) (4) .

 

LA THÉORIE MATHÉMATIQUE DES GROUPES

Elle a été inventée en 1832 par Evariste Gallois, jeune mathématicien français. La fertilité de cette vision , purement théorique , et écrite dans la nuit qui a précédé son décès au cours d'un duel , a été exceptionnelle . C'est en particulier grâce à elle qu'après 1900 les physiciens ont pu élaborer les théories de la relativité et des quanta.

En voici , de façon très résumée , donc incomplète, les éléments essentiels à notre propos.

Un groupe se définit comme un ensemble aux caractéristiques suivantes :

1/ Il se compose d'éléments, qui ont tous en commun une propriété (être membre de la famille.) La composition de deux ou plusieurs éléments est un nouvel élément du groupe (par exemple : les parents ou même la mère et ... son médecin). Cette composition traduit donc le passage d'un état interne du groupe à un autre état. C'est ce qui permet de grouper, de classer, d'ordonner les choses. D'où la possibilité d'une multiplicité de changements à l'intérieur du groupe : dans la famille on peut ainsi distinguer les parents, les enfants et les grands-parents ; les grands et les petits, les femelles et les mâles, les bruns et les roux, les malades et les bien-portants. On a là des visions différentes d'une même réalité : la famille.

2/ En composant les éléments de façon différente, on obtient toujours le même composé. Si la règle de composition est un trajet d'1km à partir du point A vers les quatre points cardinaux, le résultat sera le même quel que soit l'ordre donné à ces déplacements vers le nord, le sud, l'est et l'ouest. Si dans un groupe familial connu l'un des enfants, toxicomane, rechute sans arrêt à toute tentative de traitement, on obtient le même résultat quelle que soit la façon dont on utilise sa palette thérapeutique : sevrage ambulatoire, séjour hospitalier, post-cure, patriarche, etc... On a alors variation du processus mais invariance du résultat.

3/ Un groupe contient un élément neutre, qui composé avec tout autre élément donne précisément cet autre élément. Par exemple, si dans un groupe de chiffres, la loi de composition est l'addition, l'élément neutre est zéro.

5 + 0 = 5

4 + 0 = 4

Si la règle est la multiplication, l'élément neutre est 1.

5 x 1 = 5

4 x 1 = 4

Si dans une famille la règle est la dispute habituelle entre la mère et la fille, le père peut alternativement être le confident et le soutien de l'une et de l'autre.

Dans tout groupe, pour chaque élément existe un autre élément symétrique ou inverse, tel que la composition de l'élément et de son symétrique donne l'élément neutre.

Soit avec notre exemple numérique précédent : 5 + (-5) = 0.

Dans le cas de notre famille conflictuelle, l'équilibre entre la mère et la fille ne s'établit qu'avec l'action "stabilisante", "neutralisante" du père :

- mère "agressive" + fille "agressive" = père "apaisant".

En effet en l'absence du père, la dispute ne peut perdurer, l'une des protagonistes éliminant l'autre (la fille quitte la maison).

En résumé, la théorie des groupes nous montre comment les cartes comportementales peuvent se redistribuer à l'intérieur d'un système familial.

Cela entraîne des changements apparents, mais sans qu'il y ait un changement du groupe lui-même. Cela peut se résumer avec le dicton suivant : " Plus ça change, moins ça change ". Et c'est bien ce que nous observons souvent.

 

DES TYPES LOGIQUES A LA MÉDECINE DE FAMILLE

 

Le vrai initié est celui qui sait que le plus puissant des secrets est un secret sans contenu , parce qu'aucun ennemi ne parviendra à le lui faire avouer , aucun fidèle ne parviendra à le lui dérober .

Umberto Eco (1)

Après l'exposition aussi simplifiée que possible de notions théoriques élaborées par quelques disciplines scientifiques extérieures au monde médical , nous serons amenés à revenir à notre pratique de Médecins de Famille .

 

- LA THÉORIE DES TYPES LOGIQUES

Cette théorie, développée entre 1910 et 1913 dans les Principia Mathématica de Witehead et Russel, enrichit la théorie des groupes , étudiée précédement . On ne parle plus alors de groupe et d'éléments, mais d'une classe composée de membres (2). L'axiome initial est le suivant : "Ce qui comprend tous les membres d'une classe ne peut être membre de la classe". Par exemple, l'humanité est la classe de tous les individus, mais elle n'est pas elle-même un individu.

Toute confusion entre la notion de classe et de membre conduit au non-sens et au paradoxe. Ainsi ce n'est pas parce qu'un enfant a une attitude de destruction avec la drogue que sa famille cherche à disparaître.

Une mère peut aussi s'exprimer ainsi à sa fille : "Puisque tu dois tout dire à ta famille, il faut que tu me parles". Plus simplement encore le père , quand il parle ainsi à son enfant : "Dis merci à papa" introduit un élément de confusion entre sa personne et sa fonction familiale.

Il en résulte une notion très importante qui est celle de la hiérarchie des niveaux logiques.

Avec Grégory Bateson ( membre éminent de l'Ecole de Polo Alto ), on peut considérer que la forme la plus simple de CHANGEMENT est le mouvement d'un mobile, comme une auto (3).

1 - L'auto peut être à l'arrêt, le mouvement est nul. On est au niveau 0 du mouvement.

2 - La vitesse de la voiture peut être constante ; pour passer du niveau 0 précédent à ce mouvement 1, on a introduit un changement logique. C'est celui du déplacement par rapport à l'immobilité.

3 - Mais le véhicule peut aussi passer d'une vitesse constante à une vitesse plus élevée (ou moins). On parle alors d'accélération, c'est-à-dire de mouvement de mouvement.

Et là encore il y a un saut logique d'une classe à l'autre.

 

Répétons que si ce passage d'un niveau logique à un autre est caché, on aboutit à la confusion et au paradoxe. Ainsi Epiménide Le Crétois nous dit : tous les crétois sont menteurs. S'il est crétois, il est donc menteur, on ne peut le croire. Mais s'il ment, et qu'il dit que les crétois sont menteurs, on peut penser que les crétois ne sont pas menteurs etc ...

Si le passage d'un niveau logique à un niveau logique supérieur est obtenu, on peut aboutir à un véritable changement, et éventuellement un changement thérapeutique. Ainsi toute la doctrine des Alcooliques Anonymes est fondée non pas sur la simple suppression de l'alcool toxique, mais sur l'acquisition d'un nouveau mode de vie faisant référence à une puissance supérieure, divine ou non.

La théorie des groupes nous fournit un modèle pour penser le changement à l'intérieur d'un groupe lui-même invariant. Comme cela peut être le cas avec la famille d'un toxicomane. La théorie des types logiques envisage les choses sous un angle différent, quoique voisin. Elle néglige ce qui se passe dans une classe entre ses membres, mais permet d'analyser la relation qui existe entre un membre et sa classe (le toxicomane et sa famille), ainsi que le passage d'un niveau logique à un autre.

Il en résulte une distinction entre deux sortes de changement : le changement de type 1 (faux changement) qui s'effectue dans un système inchangé ; et le changement de type 2 (vrai changement) qui modifie le système lui-même. Pierre est toxicomane . Il effectue un sevrage et une post-cure, puis revient dans sa famille où tout reprend comme avant. Marie est héroïnomane. Elle est soignée dans les mêmes institutions. Mais pendant ce temps, ses deux frères qui étaient fâchés avec leurs parents renouent des relations normales. Marie revient donc dans un système familial ayant subi un vrai changement.

Une autre illustration entre vrai et faux changement est la suivante. Le rêveur, dans un cauchemar, peut se cacher, crier, sauter, se battre, etc... mais sans pouvoir faire cesser le cauchemar. Il est coincé dans une tentative de changement de type 1. La seule solution efficace pour lui est de passer du rêve à l'éveil ; c'est là un changement de type 2. Cette distinction est très importante quand on est amené à intervenir dans une famille.

 

THÉORIES DE LA COMMUNICATION

Que se passe-t-il entre les éléments du groupe familial, ou entre les membres de la classe familiale dont nous venons de parler ? Les cybernéticiens américains, depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, pour des raisons essentiellement pratiques (le développement de l'informatique ou science de l'information), ont essayé de comprendre comment peut circuler l'information. Ce n'est d'ailleurs pas par goût inné de la spéculation désincarnée que sont nées ces notions, mais très pratiquement pour répondre aux besoins logistiques énormes du débarquement allié en Normandie .

Classiquement l'information est dite linéaire allant d'un émetteur A vers un récepteur B, soit : A ----> B

Ce modèle, celui du cours magistral, est celui du télégraphe. On peut dire que A est la cause de B : c'est la causalité linéaire.

La petite boit parce que son père est absent.

Dès que l'information devient plus complexe, un autre modèle s'impose. Quand l'hypophyse détecte une diminution du taux plasmatique des hormones thyroïdiennes, elle envoie un message de stimulation à la glande thyroïde. Celle-ci corrige alors le taux hormonal de thyroxine, et envoie un message à l'hypophyse dès que le taux est correct. C'est le mécanisme bien connu du thermostat, du feed-back, de la rétro-action.

En d'autres termes, A (hypophyse) et B (thyroïde) sont réglés par un jeu d'interactions, qui peut se figurer ainsi :

------------->

A <------------ B

On est ainsi passé de la linéarité (A est la cause de B) à la circularité (A est la cause de B, tout comme B est la cause de A). Un exemple connu est le dialogue suivant : "Docteur, quand ma femme gueule, je bois" - "Docteur, dès qu'il commence à boire, je ne peux m'empêcher de crier".

La notion de causalité circulaire est inhabituelle pour les médecins, car nous sommes formés à raisonner uniquement en termes de linéarité : le streptocoque est la cause de l'angine, le divorce est la cause de son alcoolisme.

S'initier à un abord systémique de la maladie est donc sortir un peu de ses schémas habituels de fonctionnement mental. On laisse volontairement de côté une explication du genre : si la petite se drogue, c'est parce que sa mère la protège trop, pour une analyse comme celle-ci. Quand la fille se drogue, sa mère la protège à l'excès ET quand la mère protège sa fille à l'excès, la fille se drogue, etc ...

ABORD PRATIQUE DES SYSTÈMES FAMILIAUX EN MÉDECINE GÉNÉRALE.

Nous avons vu que tout système, comme la famille, comprend un certain nombre d'éléments (ses membres) ; mais qu'il est d'une autre nature que la somme de ses éléments. Tout comme la médecine générale est autre chose ( et bien plus , si l'on veut bien lire ces lignes ) que la simple somme des spécialités médico-chirurgicales qu'elle utilise.

Dans ce système familial, où l'on ne peut pas ne pas communiquer, se jouent en permanence des jeux complexes d'interactions entre tous qui permettent d'assurer l'équilibre de l'ensemble, l'HOMEOSTASIE. Chaque famille en effet naît, se développe, vit et meurt, comme n'importe quelle structure vivante : et pour cela elle doit aussi être capable de s'adapter au monde extérieur, c'est-à-dire CHANGER. Et pour cela soit possible , les interactions doivent être suffisamment souples.

Ce qui est alors fondamental , c'est le jeu des interactions familiales, repérées à travers les discours et les actes des uns et des autres. On fait systématiquement, et volontairement, l'impasse sur ce qui peut se passer dans la tête de l'un ou des autres; sur le domaine de l'intrapsychique individuel. C'est une différence fondamentale par rapport à la psychologie classique. Nous reviendrons plus loin sur cette importante question.

Le système des interactions familiales est régi par des règles implicites admises de tous, mais ignorées des autres (et du médecin). Cela peut être : "dans notre famille on ne se dispute jamais".

Ces règles familiales imposant des comportements adaptés sont différentes des valeurs affichées (appartenance religieuse, politique, idéologique). Elles ont pour but, souvent à l'insu des personnes concernées de maintenir l'homéostasie de la famille. Par exemple si la règle familiale est "on vit sous le même toit", le problème d'alcool de l'un peut être la solution qui empêche une autre de quitter le toit familial.

Cet exemple nous introduit à la notion de la fonction du symptôme dans l'économie familiale. Ici l'alcoolique se sacrifie pour que la famille continue son existence antérieure. Mais il existe peut-être une autre solution à trouver , qui rende l'alcoolisme inutile .

La notion de crise est également très importante à étudier, car c'est au moment d'une crise que l'on fait toujours appel au médecin généraliste. Loin d'être l'épisode négatif généralement perçu, la crise est une nécessité vitale qui permet le ré-aménagement , le changement des interactions familiales, par exemple en cas de deuil, de séparation, de chômage, de départ des enfants. C'est à cette occasion que la famille doit faire preuve de ses capacités d'adaptation, de créativité de nouveaux modes d'interaction. Le M.G. est souvent sollicité pour intervenir alors, avec le risque d'être entraîné, aspiré par l'un ou l'autre des protagonistes et de vouloir imposer lui-même SA propre solution. La notion d'urgence est alors à reconsidérer afin d'éviter les influences iatrogènes toujours possibles.

 

CONNAÎTRE , CHERCHER ET ... TROUVER LA MÉDECINE DE FAMILLE

Les généralistes sont confrontés, à la souffrance, aux maux de ceux qu'ils soignent . C'est une évidence . Ils tentent également de trouver quelques lumières en interrogeant les acquis des sciences , comme nous venons de le faire ensemble. Mais ils doivent, nous devons, aussi, ne pas hésiter à solliciter les mots . Non pas pour jouer avec , dans une perspective d'esthétisme de salon ; mais pour en nourrir notre action clinique , en en tirant la "substantifique moelle " chère à notre confrère Rabelais . Et si la Médecine de Famille devenait la conception globale rapidement brossée ici , limitant enfin la spécificité de notre pratique et précisant la généralité vague de notre médecine ?

Pour cela , il faut la connaître cette Médecine de Famille . C'est à dire , au sens premier du mot : naître avec, naître à ce regard . En mourant volontairement à une vision strictement mécaniciste de la maladie . Et c'est seulement après cette phase de naissance auprès d'un certain nombre de M.G. que l'on peut envisager logiquement une reconnaissance d'une telle discipline par une société .

Car, pratiquement tout reste à faire . Nous sommes cependant les seuls à le pouvoir . Chaque M.G. , du fait de son immersion familiale inévitable est , potentiellement, un chercheur de cette Médecine de Famille . Il se livre alors à une activité , celle de chercher, qui n'est pas dite par nos mots français . La "cherche" , cela ne se dit pas . Curieusement , on parle de recherche , dans ce cas . Mais pour rechercher , il faut avoir auparavant cherché . Et pourtant, quand il s'agit de recherche ( notamment en M.G. ) , on parle de chercheur , et non de "rechercheur" , comme on devrait simplement le faire .

Mais, à vrai dire, c'est surtout de trouveurs , terme encore inusité, dont on a le plus grand besoin pour une médecine du XXIème siècle plus soucieuse des attentes de ses utilisateurs que de la sauvegarde des habitudes de ses acteurs . Chercher, c'est bien . Cela fait partie intégrante de notre travail quotidien de médecins . Rechercher , c'est un effort supplémentaire évident de retour sur ce qui a déjà été cherché . Ce sont aussi des moyens d'action plus importants . Trouver , c'est une nécessité vitale quand on se heurte à des problèmes d'une telle ampleur .

Le trouveur est-t-il engendré par le travail en groupe , souvent nécessité par la complexité des recherches ? Est-t-il stérilisé par les institutions actuelles ? Ou bien , tel le Médecin de Famille dans sa pratique , n'est-t-il pas toujours seul à se risquer, à s'exposer hors des chemins et routines parcourus par les bons élèves obéissants des maîtres savants ? Où connaître , chercher et rechercher les trouveurs de la Médecine de Famille dont on manque tant ?

Voilà un bon sujet de recherche ! ET APRÈS ? :

Au-delà de ce rapide survol de ce que peut, devrait , être une véritable Médecine de Famille, une question fondamentale reste ouverte.

Comment peuvent s'articuler ensemble le domaine du personnel et celui du collectif, l'individuel et le familial ? Y-a-t-il une rupture de nature entre le domaine du fonctionnement intra-psychique et celui des interactions familiales ?

Cette si difficile liaison entre l'individuel et le collectif , est au coeur même de la Médecine de Famille. Elle met directement en cause les capacités d'adaptation des Médecins de Famille au monde des hommes de demain . C'est pourquoi il faut enfin s'y s'attaquer . Voilà ce dont il n'est pas possible de ne pas reparler ici ! Alors suivez encore un instant notre propos.

 

On s'expose quand on fait , on s'impose quand on défait . Quand on défait , jamais on ne se trompe ,en effet . Je ne connais pas de meilleur moyen pour avoir toujours raison . Je ne crois pas connaître, en revanche de meilleure définition de l'homme que le vieil adage " errare humanum est " , à qui je fais dire : est humain celui qui se trompe . Il a au moins essayé.

Michel Serres ( 5)

Références bibliographiques :

(1) Benoit J.C. , Malarewicz J.A. , Beaujean J., Colas Y., Kannas S.dictionnaire clinique des thérapies familiales systémiques , 1988 ESF .

(2)Watzlawick P, Weakland J.H. , Sur l'interaction , Le Seuil, Paris, 1977 , 311, 312.

(3)Michaut F , Traitement ambulatoire de 34 alcooliques dans un cabinet de médecine générale , J. Méd. Chir. Prat. 1980, 151, (5-6), 106-125.

(4) De Mirjola A., Shentoub S.M. , Pour une psychanalyse de l'alcoolisme , Petite bibliothèque Payot , 1973.

(5) Balint M. , Le médecin , son malade et la maladie , Petite bibliothèque Payot , 1964.

(6) Neuburger R. , L'autre demande , ESF .

(*) Serres M. Le tiers-Instruit , François Bourin , Paris 1991 ; 117.

(1) Watzlawick P. : Changements - Paradoxes et Psychothérapie, Seuil , Paris , 1975 ; 19.

(2) Watzlawick P., Weakland S. , Fisch P. : Le langage du changement , Seuil , Paris, 1980, 134.

(3) Watzlawick P. , Weakland S., Sur l'intéraction , Seuil, Paris 1981 .

(4) Benoit J.C. , Malarewicz J.A , Beaujan J., Colas Y., Kannas S. Dictionnaire Clinique des Thérapies Familiales Systémiques E.S.F. , Paris 1988.

Eco U. Le pendule de Foucault , Grasset, Paris, 1990 ; 631.

Watzlawick P. , Weakland J : sur l'Interaction , Palo Alto 1965-1974 une nouvelle approche thérapeutique , Seuil , Paris, 1981 .

Bateson G. : La Nouvelle Communication , Seuil , Paris , 1981

Michaut F. : De Qui Souffrez-Vous ? Editions de Santé , Paris, 1992 .

Serres M. : Le Tiers-Instruit , François Bourin , Paris , 1992 ; 128 .

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Bibliographie

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