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  CHILI (SUITE)

 


Mon grand-père gardait l'habitude, et cela paraissait le réjouir comme une sorte de farce, d'associer les naissances aux évènements. Ma naissance en 1925 coïncidait avec le terme de la si durable Constitution établie laborieusement en 1833, après que le début de ce XVIII ème siècle ait enfin apporté quelques changements, une évolution. Le Chili considère le 18 Septembre 1810 comme le jour de son Indépendance, et si de nombreuses rues portent le nom de Bernardo O'Higgins, c'est qu'il fut chef suprême du territoire en 1817.

La naissance, en 1889, de Gabriela Mistral évoquait aussitôt pour mon aïeul, le savant, la guerre entre Chili et Pérou. Et il nous narrait avec plaisir et détails les exploits du Capitaine Arturo Prat, qui avait abordé un navire péruvien victorieusement lors du conflit. Notre petit bourg de San Pedro de Atacama honore d'une rue la mémoire d'Arturo Prat, comme tant d'autres villages. Lorsque, était-ce quatre ou cinq ans en arrière je ne sais plus, car j'en suis demeurée si bouleversée, mes enfants m'ont offert le billet d'autocar pour Iquique, le grand port du Nord avec ses si belles maisons de bois, j'ai pu aussi constater l'importance du Capitaine Prat. Après des centaines de kilomètres, un parcours comportant une étape à Calama, tant ces distances perturbent nos pauvres habitudes, j'ai atteint Iquique. En bordure du Pacifique, la jolie ville orne une place d'une statue du héros, une rue en rappelle le patronyme, et même un Lycée célèbre son souvenir glorieux.

Mon histoire est quelque peu désordonnée, mais ce rappel du passé me mène à évoquer le musée de San Pedro. Combien d'heures ai-je passé dans ce lieu, à tout lire, à tout tenter de comprendre, à observer, extasiée, à regarder, fascinée ? Ce Père missionnaire, venu d'Europe, je crois que l'on nomme Belges ces gens-là, le Padre Paige, a rassemblé au cours de son long séjour ici parmi nous de si précieux témoignages, de si délicats vestiges de la civilisation de nos ancêtres. Un trésor.

« Miss Chile » cette momie recroquevillée au glacial sourire de dents chevalines, est une descendante de ces Indiens Atacamèniens qui ont peuplé le pays, dont l'origine pourrait remonter à 1000 ans avant Jésus-Christ. Les espagnols sont arrivés dans la première moitié du XVI ème siècle. Magellan avait franchi son Détroit en 1520, les premiers navigateurs s'aventurèrent jusqu'au Chili durant l'année 1536, mais c'est en 1540 que Pedro de Valdivia s'est emparé du pays au nom du Roi d'Espagne. Puis Mendoza, fils du vice-roi du Pérou, fut nommé Gouverneur.

J'éprouve l'impression, assez horrible, de réciter, de parler comme un manuel de classe qu'aurait rédigé mon grand-père. Je goûtais ses interrogations et ses doutes. Il aurait aimé connaître, savoir si l'on finirait par trouver la véritable origine du mot Chili. Les deux langues d'influence pré-colombienne du Nord prétendent toutes deux à une interprêtation qu'elles prètent. En dialecte Aymara, le mot Chili désigne le bout de la Terre, tandisqu'en langage Quechua, Chili fait référence au froid et à la neige.

Entre les Espagnols et les Indiens, les Incas étaient descendus du Pérou. Mon grand-mère me surnommait souvent, affectueusement mais avec gravité, Quitora. Je n'ai compris l'allusion qu'en étant conduite par lui, petite fille consciente de la solennité de la démarche, vers les vestiges de Quitor, cette forteresse Inca située à proximité de San Pedro de Atacama, constituant avec Catarpe une des traces léguées aux siècles. Faisait-il aussi allusion à la trace que représentait son empreinte à lui, ou celle génétique et incaïque, des ancêtres ?

Il y a peu, la terre a tremblé. Le port d' Antofagasta a été secoué et nous, aux confins du désert, nous avons connu un vent de sable comme jamais nous n'en avions vécu. La ville se montrait à la fois glauque, jaunâtre, opaque, et possèdait une sorte de lumière assourdie comme on le dit d'une lanterne sourde, comme si tout, soleil, bruits, odeurs, avait été englouti. Sous ce couvercle, des objets parfois importants, volets, éléments de toiture, volaient au dessus des têtes. La vision était étrange et inquiétante, envoûtante aussi. J'ai été surprise sur ma mule par la soudaineté et la brutalité aveuglante du vent. L'instant précédent, je scrutais sous un ciel clair les arborescences digitales des arbres hivernaux aux profils projetés sur les murets de cailloux de Quitor, et en quelques minutes j'en arrivais à ne distinguer qu'à peine le cours gelé des ruisseaux dans la plaine, pour mieux guider ma monture âgée et malhabile parfois vers les gués affleurant.

Pas suffisamment aveuglée cependant pour ne pas suivre le manège d'un des quelques rares touristes hantant nos lieux. Il s'abritait du vent à bord d'un de ces véhicules « pick-up » dans lesquels vagabondent les nantis, lorsque je suis passée à portée de voix. Et j'ai perçu qu'il me photographiait. Mais j'ai également, d'étrange façon, évoqué mon grand-père, poète à ses jours, car malgré mes yeux dévorés de sable, rougis et envahis de larmes défensives, j'ai vu et compris ce que faisait le gringo : il écrivait. Et il m'est apparu, avec un jeu de mots je préciserais « il m'a sauté aux yeux » qu'il écrivait à la manière des poètes. Le besoin d'écrire, de dire, de crier, de créer, de chanter, de hurler leur âme, et mon grand-père ramenait alors les silhouettes de Gabriela et de Pablo, l'urgence de griffonner est telle chez tous ces êtres qu'ils agissent tous ainsi. Ils gribouillent sur n'importe quel support. Et le gringo crayonnait, ne disposant sans doute que de cela, sur les rabats de la dérisoire boîte d'emballage de la pellicule photo utilisée dans son appareil. Absorbé, rêveur, acharné aussi, et pressé. Entre une sorte de ferveur et la nécessité du vérificateur, comme menacé en permanence par la fuite ingrate de fugaces images déjà voilées avant d'être dévoilées au monde, ou par la pire des situations, celle du manque de papier. Mais ces poètes ne manquent jamais d'autres ressources, ils sont capables, dans de telles circonstances, d'apprendre leurs vers par coeur...

 





 

C'est une femme en selle,

Parcourant tout ce sel

Que le temps, lent, encroûte,

En lui traçant la route,

Vieille femme à cheval

Que le vent, sans rival,

Empoussière et ballotte.

Elle s'abrite, s'emmaillotte

Dans ses laines vives

Des sables qui arrivent.

Entre les berges rudes

Pousse une plaine prude.

Les granits escarpés

De l'ancien Catarpe

Laissent veiller l'Inca

Sur mille et plus d'un cas.

La vieille femme avance,

Elle ignore sa chance,

Une seule vie est sienne,

Son destin de Chilienne,

La mule est sa richesse

Mais qui est la maîtresse ?

Et ces croûtes de sel

Seront son seul recel

Malgré le vent de sable

Elle suit l'indispensable,

Une vie de radeau,

Faite d'espoir et d'eau.

Sous le pas de la mule,

Comme le temps circule

Cette histoire éternelle

Qu'elle reconnaît en elle...

 


Un lieu proche de San Pedro également, où les rêveurs, les amoureux, les géologues, les écologistes et les poètes se rendent est la Vallée de la Lune. J'ai appris, avec l'irruption chez nous de toutes les informations de la planète, et avec une déception certaine, que nombre de villes et de sites de par la Terre possèdent leurs propres dénominations de Vallées de la Lune. Empierrements géologiques spectaculaires, avec ici au Chili cette présence obsédente du sel. Sel de la Terre pour les idéalistes, et source de revenus pour les commerçants d'autrefois, linceul de nos sols, et de ceux qui les creusèrent, parfois avec leurs tombes.

Restent les jeux du soir de la Lune et du Soleil qui partagent, juste l'instant d'un rêve ou d'un voeu, le même lit où l'un se couche dans le berceau des montagnes, quand l'autre s'attarde avant de quitter son abri de duvet nuageux. Avec de timides rougeurs sur les joues des collines et la peau des dunes, le temps que la nuit endorme les ardeurs et givre l'ourlet des coussins de la nuée. La Voie Lactée se chargera d'éteindre la lumière et d'étendre son drap de tulle sur les veilleuses du plafonnier.

L'hiver est froid la nuit, à plus de 3000 mètres, sous les tentes des gringos, mais si on les interroge, les touristes affirment qu'ils éprouvent une sensation jubilatoire à s'éveiller au matin lumineux, sous un ciel d'azur virginal, entourés de lamas hiératiques entrevus la veille au soir en leurs ablutions désaltérantes au filet tiède d'un rû volcanique, pour partager un soleil radieux et à l'air pur un copieux petit déjeuner. Le soir venu, les cieux sauront encore prendre feu, et le gringo dévoré par ses rimes devra attraper sa lampe, ou une bougie peut-être, pour mieux enflammer ses pages de ses doigts gelés...

Lors de notre périple en carriole, à mes vingt ans, pour rendre un dernier hommage au savant, mon père avait insisté, instinct de la succession avec un rôle à reprendre, celui d'instructeur, pour me montrer quelques merveilles de notre environnement, malgré les détours imposés aux chevaux.

 



 


Les geysers et les fumerolles du Tatio, montrent éternellement aux hommes ces crachats de la planète humaine, ces naseaux qui fument, et ces jets de salive entre les gencives jaunies par l'ocre du soufre calciné. Les hommes alors, silhouettes fugitives et dérisoires déambulant dans les fumées, pantins malingres, fluets et apeurés, les hommes paraissent alors graciles et petits, si petits...

La Pukara de Lasana nous avait ramenés, avec ses vestiges Indiens, vers les ancêtres utilisant les quelques failles fertilisées dans les défilés de rocaille, pour engendrer et engranger des récoltes dans leurs habitations complexes de pierre, aux pièces, annexes, corridors et connexions multiples.

Et surgissait enfin, issu d'un si long, lent, lointain voyage, Chiu-Chiu et sa délicieuse église blanche à double clocher. Pleine de cette foule qui débordait jusque dans la cour cernée de murs chaulés, comme les yeux des femmes débordaient jusque dans leurs cernes chamboulés, pour accompagner le savant illustre vers ailleurs.

Je pensais à ma mère, demeurée à son ouvrage. Elle irait, comme à l'accoutumée, visiter ses lamas, précieux fournisseurs des laines de son laborieux artisanat. Jusqu'à Caspana, la ville proche que l'instituteur évoquait souvent, ses terrasses de cultures en pente vers le ruisseau où de vieilles gens paisibles menaient boire des ânes aussi taciturnes qu'eux-mêmes, et ses fours pyramidaux pour les cuissons alimentaires de chaque quartier, on commenterait des jours durant l'événement. En priant pour que la petite croix de couleur, à branches égales, protégeant l'arête de chaume sur les maisonnettes, ait assez d'effet également pour en conserver les habitants. Des générations de chanteuses à la voix rauque proclameraient encore, sur les guitares et les flûtes, comme Violetta Parra, jusqu'à la fin du siècle ce « Gracias a la vida », merci à la vie, une sorte d'hymne que ces couplets qui tordaient d'émotion en des circonstances pareilles.

 



 


Les cactus candélabres pourraient toujours darder leurs doigts velus de sémaphore vers le ciel et les monts s'assombrir en bordant de grisaille leur deuil, l'éclatant Salar d'Atacama réfléchirait plus que d'habitude les hésitations des nuages,  le Rio Puritama ne verserait pas un pleur de plus entre les ajoncs sur la perte du « savant ».

 
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