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La Flotte soviétique prend l’eau

          Petro-Pavlovsk Kamtchatski est à peu près la seule ville véritable de ce pays si peu peuplé. Un agglomérat de maisons et de bâtiments administratifs, d’édifices publics, entouré de barres d’HLM qui lui donnent, sur le profil immédiat derrière ces immeubles de monts imposants côniques, une allure de Sarcelle-sous-les-volcans. Quelques marchés mieux achalandés sont exploités et tenus par des Coréens. Très rapidement, les asiatiques ont compris que ce secteur pouvait être rentable. Les Coréens tiennent tout le marché alimentaire, les Japonais ont débuté une exploitation industrielle des saumons. Les rivières en sont tellement remplies qu’il suffit, à première vue, de détourner quelque cours d’eau pour faire tomber directement les poissons dans les boîtes de conserve, en leur sectionnant la tête au passage, ou presque. En exagérant un peu.
          Les asiatiques se partagent aussi le (maigre) marché automobile local. Ce qui aboutit à une gentille pagaille illustrant bien cette sorte d’ignorance du monde alentour, des habitants du Kamtchatka. La plupart des automobiles en provenance des marques asiatiques proches géographiquement sont conduites, comme on le pratique au Japon, avec le volant à droite pour rouler sur la partie gauche de la chaussée. Les importateurs ne prennent même pas la peine, pour le service des conducteurs russes locaux, d’inverser le côté du volant alors que l’on roule à droite ici. De sorte que circulent sur place des voitures aux volants en anarchie de répartition, conducteurs de siège gauche et de siège droit. Simple détail mais significatif.
          La grande distraction, apparemment la seule activité du week-end local est d’aller arpenter des étendues de pneus d’occasion, comme chez nous les couples en congé de fin de semaine iraient flâner chez les brocanteurs. La première phase de cette démarche consiste à se mettre en quête de cinq litres d’essence, parfois deux seulement, pour se rendre sur les lieux de vente. Et souvent des heures de queue sont nécessaires, derrière des files de centaines d’autres voitures attendant leurs deux litres de carburant. Parvenus devant la pompe, les conducteurs constatent qu’elle est à sec, et vont en chercher une autre à quelques kilomètres, avec le reste des litres de la semaine précédente. Une nouvelle attente d’une heure les guette, éventuellement de nouveau vaine. Quand ils parviennent sur le champ de pneus, des étendues énormes de pneus rechappés les guettent où, au milieu de quantités de leurs semblables, chacun va tenter de découvrir un miracle : le pneu rechappé moins délabré que leur propre rechappé, correspondant à leur taille. Une occupation qui leur utilise un jour entier.
          Petro-Pavlovsk Kamtchatski, signifie Pierre et Paul du Kamtchatka, et toute la Russie est accoutumée à cette appellation de Pierre et Paul pour tant d’églises, de même que Pierre le Grand a donné son nom à des quantités de villes et monuments. Cette ville offre aussi le plus grand port de la région, donnant sur une baie magnifique, la baie d’Avachinski, rappel du volcan proche splendide dans son cône parfait. Cette baie très fermée sur elle-même constitue un mouillage abrité, entouré d’énormes blocs rocheux travaillés par la mer, spectaculaires. Le poisson abonde dans la baie et on le pêche directement à la palangre, avec le fil de la ligne dans la main réagissant aux vibrations des prises des poissons copieux et appétissants.



Baie d'Avajenski ( Cliché Jacques Blais )

          Bien moins séduisant est ce qu’il reste de la Flotte Russe entreposée ici, qui est présumée représenter un fleuron des capacités militaires maritimes de cette force ayant si longtemps terrorisé le monde. Incrédules, les visiteurs découvrent des tas de rouille délabrés, des navires tant marchands que de guerre dans un état pitoyable, paraissant bien plus à la casse dans un cimetière que prêts à partir sauver la patrie. Lorsque, récitant admirablement leur leçon, les accompagnants scouts nous annoncent des périscopes de sous-marins atomiques, nous aurions tendance à vouloir aller regarder au bout du tuyau immergé pour vérifier s’il existe encore un navire adjacent. Aucune surprise autre qu’une douloureuse pensée pour les occupants et leurs familles, lorsque, quelques années plus tard et ailleurs, le sous-marin Koursk se tirera littéralement semble-t-il une balle dans le pied et explosera.
          En parallèle triste aussi et pour un ordre de constat identique l’annonce, peu après notre retour, de l’incendie d’un oléoduc menant vers l’Oural. Rien qu’à voir, dans la ville et à ses alentours, la quantité incroyable de conduites énormes percées, aqueducs perforés, ouvrages de support et de tuyauteries percés et écroulés, il est aisé d’imaginer l’état de toutes ces installations, comparables aux fameuses stations thermales toutes hors d’usage.

 
Navigation fluviale

          Une première partie de déplacement s’effectue en canots Zodiac pour suivre des cours d’eau nous rapprochant par étapes d’un point où l’on pourra rejoindre une route montant vers les volcans au centre de la Péninsule. Il pleut sans discontinuer, mais la vision des bouleaux du Kamtchatka sur les berges, dont la spécificité réside dans la pétrification tordue de leurs troncs sous l’effet de la neige hivernale, qui les engaine jusqu’aux branches hautes, donne une idée de la rudesse du climat dès l’automne.
          Au cours de deux étapes en des emplacements choisis sur les berges ou un îlôt, les scouts, nommons les toujours ainsi, monteront avec une grande application les tentes. La quantité de moustiques et leur âpreté coriace et appliquée à nous attaquer est inconcevable, et nous comprenons pourquoi certains des assistants, ceux chargés de monter le camp, passent sur leur tête de véritables équipements d’apiculteurs. Une fois les fanaux allumés, la cuisine mise en route, le vent modifié par la nuit, le harcèlement des arthropodes diminue un peu.
          Sur les bateaux, et avec l’aide de Jeanne, la jeune interprète, nous questionnons énormément. Les saumons autour de nous sont innombrables, cela réalise de jolis reflets, et nous nous étonnons de l’absence d’exploitation, en dehors de cette fabrique japonaise récente. Et les autochtones répondent que pour eux, le saumon ne constitue pas une nourriture très excitante. De fait, l’excellente « carte » de la cuisinière du campement est essentiellement composée de bortch, de charcuterie, de ragoûts de viande, de pâtisseries et entremets, de légumes du jardin.
          Après les tout premiers jours, les rôles et surtout relations sociales des deux femmes se modifient en se clarifiant. La cuisinière qui, ne se lavant jamais même pas dans les rûs comme nous, et conservant sur elle ses habits inchangés d’un bout à l’autre, dans ses vapeurs de cuisine, finit par sentir le suif, la viande, la sueur, le sui generis, mais cela ne paraît gêner personne. Au soir venu, elle change de registre elle aussi, est-ce là la vocation des cuisinières, et passe de tente en tente chez les hommes de la troupe, dans des halètements, des grands bruits de rut furieux, des chants russes, des relents de soûlographie majeure et de hoquets, de stupre et de bon temps sans retenue. Les fameux boy-scouts n’ont pas du tout le regard clair au lever, ils mettent des heures à récupérer, vitreux, la voix cassée, l’haleine emplie de vodka, le corps fatigué et transpirant.
          Jeanne, elle, semble considérée comme trop tendre et débutante, et sans doute rangée « dans le clan des visiteurs » si elle boit très solidement aussi pour une jeune fille de 24 ans, elle aguiche un peu un des marins mais sans plus, et si elle s’égare un ou deux soirs sous une des tentes, c’est vraisemblablement plus comme apéritif que comme plat de résistance. Pas assez cuite sans doute, par rapport à son aînée…
          Une autre notion apparaîtra également, que je reconnaîtrai rapidement. Du souvenir de deux séjours en URSS dans les 20 précédentes années, je garde la notion de ces célèbres « Nathalies » chantées par Bécaud, ces guides parlant un Français admirable, absolument merveilleux pour des femmes n’ayant à cette époque jamais mis les pieds hors de leur pays. Mais on comprenait aussi qu’elles avaient un grade, une mission de surveillance, et bénéficiaient du plus grand respect de leurs compatriotes.
          Jeanne appartient à un tout autre systême, celui de la dégradation politique, sociale, économique. Venue de l’Oural, elle est un peu « étrangère » ici et découvre comme nous le Kamtchatka. Etudiante ou annoncée comme telle, elle n’est ni professionnelle du tourisme, inexistant en ces latitudes, ni de l’armée, c’est une sans grade. Et de ce fait elle va très vite s’effondrer face à ces anciens militaires, incapable de leur tenir tête, vite mise à mal par leur domination et hierarchique et masculine, surtout qu’elle n’assure pas de compensation suffisante au lit de camp. Elle finit par ne plus oser poser nos questions embarrassantes, ne plus tenter d’imposer nos demandes d’imprévus et de séquences hors programme, elle se met parfois à pleurer quand les seigneurs la rabrouent sèchement. De plus en plus, nous devons nous débrouiller pour comprendre seuls les subtilités, deviner, utiliser les rudiments de Russe et nous adapter avec l’habitude de ces jours de contact permanent à repérer des mots, des expressions. Ayant remarqué qu’un des anciens marins, qui a un peu voyagé hors de son pays, parle quelque peu d’anglais, je lui impose de plus en plus souvent un dialogue. Jeanne, qui elle est allée deux fois en France, parle nettement moins bien cependant que les traductrices d’autrefois, et elle ne réalise aucune de ces subtilités relationnelles, lorsque nous lui démontrons que les « scouts » font exprès de ne pas comprendre, nous mentent, inventent des pannes, des motifs irrecevables.
          Lors de la demande d’entrevue de la Télévision locale, Jeanne sera horriblement vexée de comprendre que nous exigeons de nous exprimer en anglais avec la journaliste qui le parle, alors que notre interprète ignore cette langue, pour éviter toute traduction modifiée, ou partielle, ou atténuant certaines des remarques que nous tenons à exprimer. Et Jeanne ne parviendra jamais à admettre, ou accepter cette réalité, quand nous lui expliquerons qu’avec un tel mode de communication sans confiance possible, sans négociation, sans adaptabilité des intervenants locaux, sans capacité d’ initiative ou de modulation, il n’y aura jamais de tourisme occidental dans cette région, sans même ajouter les conditions particulières mais non dénuées d’un attrait de découverte de cette région si particulière.
          Débarquant sur une berge envasée, les guides nous montrent de superbes traces de passage d’un ours. Le soir alors que le camp est installé, la cuisinière dans ses préparatifs, cette dernière perçoit un remue-ménage de feuilles et de branches brisées, elle se précipite. Mais trop tard, l’ourse, la femelle qui s’occupe de faire les courses, vient juste de partir avec ses provisions sous le bras, en l’occurrence deux beaux poulets et des plaques de beurre qui changeront sa petite famille des éternels saumons frais extraits de la rivière. Les campeurs mangeront des conserves, avec une pensée pour les oursons…

 

Des moyens de transport originaux

          Le premier véhicule terrestre est un gigantesque camion-autobus 4X4. Ce genre d’engin existe dans les zones d’accès difficile, aux routes incertaines et aux saisons ardues, par exemple en Patagonie un de ces énormes 4X4 parcoure inlassablement le sud. Ce camion pouvait à la fois transporter une quinzaine de passagers sur des sièges en cabine, un matériel considérable dans un autre compartiment et sur son toit, et se montrait capable de parcourir à peu près n’importe quel chemin vicinal, sentier à flanc de côteau, vague route de montagne, piste de boue, voie caillouteuse de rochers.
          Il avait pour mission de nous hisser vers 2000 mètres d’altitude, à la base des volcans. C’est là que survinrent ces discussions à propos de lieux à modifier, d’itinéraires à changer, selon les conditions climatiques, avec alors la nécessité de récupérer parfois ailleurs ce camion. Pour un des volcans c’était relativement simple, il existait une sorte de camp de base, un rassemblement de cabines de chantier comme on en trouve chez nous dans le bâtiment et les constructions. Mais évidemment, les exemplaires locaux proposaient bien plus de specimen délabrés, aux vitres brisées, aux châlits non dépoussiérés depuis des lustres, dépourvus de matelas, certains locaux dans un état misérable. Un module servait de salle de bains et toilettes, un autre de réfectoire. Je trouvais toujours amusant de discuter avec les gardiens de ces lieux, pour observer leurs réactions face à des questions « idiotes » en tout cas occidentales, du genre : « vous ne repeignez pas, parfois, ou bien simplement entretenir, nettoyer, rendre agréable l’endroit ? » Une telle figure, alors d’incompréhension, hésitant probablement à répondre qu’il n’en voyait pas l’intérêt vu le passage nul d’occupants, ou qu’il ne disposait d’aucun matériel pour cela. En une autre occasion, avisant plusieurs carreaux cassés bricolés, la réponse avait été : « pourquoi, il n’est pas bien, mon carton, il a la même dimension que la vitre, non ? »
          Les volcans sont somptueux, des cônes parfaits, élevés, avec au sommet des fumeroles d’activité permanente. La couleur des flancs du volcan change avec le jour. D’un brun roux au matin, striés de neiges blanches et de plaies rouges de dépôts ferrugineux, ils deviennent bleu foncé, pour terminer presque noirs au soir venu. La descente en est plus malaisée que l’ascension difficile et éprouvante, mais sans entraînement au retour les genoux se dérobent sur des pentes violentes. Au sommet, une poche de soufre fumante apporte ses odeurs, ses vapeurs, ses couleurs d’ocre et de jaunes variés.
          Un autre sommet, le superbe Mutnovsky, nécessite plus d’acrobaties routières pour être atteint. Nous embarquons alors dans une ancienne auto-chenille de l’armée reconvertie, qui devient rapidement un tambour de machine à laver. L’impression exacte d’être enfermés dans ce tambour, secoués à un point inimaginable, très vite recouverts de la chute permanente de tous les sacs qui nous enfouissent sous leur amas, jetés les uns contre les autres en un brassage permanent de matériel et de corps, dans une atmosphère d’étuve. Réellement la sensation d’être devenus des paquets de linge. Et avec une pensée pour les quelques autochtones qui ont eu le courage et l’audace de s’accrocher comme ils le pouvaient aux protubérances et reliefs divers de la chenillette pour profiter de ce transport pour économiser leurs pas.
          Mais ce véhicule progresse sur n’importe quel sol, les éboulis, les séracs, les plaques de glace, les ruisseaux, sur des pentes atteignant 40 %, avec une efficacité redoutable qui nous mène sur un plateau herbeux et glacé à proximité du cratère volcanique. Le paysage est à la fois grandiose et désespéré. De grands coulis de glace livide sur des pentes d’un vert très sombre, des prairies parsemées d’innombrables fleurs de montagne colorées et du plus bel effet, des murailles de rocher et de laves anciennes, une flaque gelée comparable à une patinoire olympique, quelques murets de pierres entassées. Et l’ouverture ovale de l’approche du cratère, faite de monticules importants d’autres laves plus récentes, d’un noir poreux, des pentes brisées de terre brune et de rocs, encore couvertes partiellement de neige. Et le sentier menant au foyer de fumeroles perpétuelles, qui se découpe sur une cuvette jaunâtre de soufre.
          C’est beau et triste, empreint d’une sorte de solennité grave, et d’une ampleur, d’une grandeur, d’une ambiance d’abandon humain dans une manifestation contrastée de la vie de la terre, exhibant ses entrailles comme une blessure.
          Le camp complet, petites tentes des logements de chacun, grandes tentes rouges en chapiteau de la cuisine-réserve et de la salle à manger, a été installé sur une grande prairie proche de la patinoire glacée sur laquelle le « tank » a été laissé garé. Il va pleuvoir longtemps, très longtemps, ce temps amenant une brume froide. Les Russes, n’était cette forme d’hostilité et de méfiance instaurée à mesure des conflits, des demandes sans réponses, de la passivité exaspérante, et de la dégradation des capacités de Jeanne à négocier, proposer, obtenir, deviennent dans ces moments d’attente plus proches. Ils se dévoilent un peu, annoncent leurs prénoms, désirent trinquer avec tout le monde, le rituel de la boisson et des toasts à la vodka est une base de la culture russe. Il est palpable, perceptible, que s’ils étaient le moins du monde habitués à des relations libres, non programmables, s’ils parvenaient à s’échapper de leur univers défensif, soupçonneux, de leur impression de menace, une émotion finirait par se dégager de leurs êtres. Dans la configuration de leur manière d’être, leur éducation, les seules échappatoires qu’ils s’offrent résident dans l’alcool, et leurs ébats sexuels déchaînés, bruyants, collectifs, des nuits sous les tentes.
          Une conception évidente est montrée ici : ces personnes ont vécu 40 ans de communisme intégral, durant lesquels ils n’avaient jamais à penser, à réfléchir, à décider, ils exécutaient, suivaient un parcours, recevaient passivement à manger, des grades, de l’avancement, leur destin était tracé, identique à celui des voisins, et la vie se déroulait ainsi entre beuveries et cérémonies officielles. Et tout soudain leur est proposé, imposé plutôt, un nouveau mode de comportement où ils sont supposés devenir un peu maîtres de leur orientation, de leurs choix, sans en avoir naturellement ni les moyens matériels, ni l’instruction, ni les perspectives d’avenir. Et ils s’avèrent résolument incapables de gérer cela, ils ont peur, d’eux-mêmes, de l’inconnu, des étrangers, du monde.
          Un monde qu’ils ignorent totalement, d’ailleurs, ces gens là, au bout de leur terre sans avenir, ne bénéficient encore même pas des apports d’information, d’instruction. Si l’inuit du Groenland regarde la télévision américaine avec les feuilletons, la conquête de Mars, la violence, les magouilles politiques, le progrès technologique, l’habitant du Kamtchatka en est encore à rechercher un pneu moins usé que les siens dans un tas de caoutchouc et de gomme pourrie au milieu d’un champ de terre et de boue, le dimanche. Il ne sait pratiquement pas que le monde existe autour, hormis ce que la télévision russe envoie à ceux qui possèdent un appareil. Dans cet univers de cendres et de braise, la connaissance du reste de l’humanité terrestre est à peu près nulle.
          Cette séquence, à deviser à l’abri des tentes, au pied d’un volcan impressionnant de majesté et de morosité inhabitée, sous une pluie insistante et glacée, avec ces Russes demeurés hors du temps, reste comme un résumé et une prise de conscience. Si près de parvenir à « s’entendre » dans tous les sens de l’écoute et d’une forme de possibilité d’accord, surtout quand, par nature et par choix, on a choisi une profession qui a pour fondement d’aimer les êtres, et non loin au même instant de la menace de rupture, par une incompréhension des us, coutumes, règles de vie, ou critères d’existence de peuples par trop éloignés dans leurs apprentissages. Ce qui mène à penser, à imaginer à une échelle planétaire, quel peut être ce fossé est-ouest dans tous les domaines. La faille nord-sud, dans notre planète, est celle de la richesse nantie contre la pauvreté tragique, la relation entre les blocs de l’est et de l’ouest, symboles de la Russie et des Etats Unis, est une incohérence, une absence de cohésion de cultures, de modes de pensée, entre un américain moyen qui pense tout savoir de la terre, grossièrement, et un russe qui découvre qu’il ignore le monde dans lequel il est présumé exister, démuni de tout. Argent entre Nord et Sud, culture dans le sens de l’éducation, des savoirs et apprentissages, entre Est et Ouest réduits à ce que l’on nomme « les grandes puissances »

  Hélicoptère

          De fait, cette relation éphémère, entre humains réunis autour d’une table, ne cessera de se rétrécir ensuite autour de règles, qui devenaient comme un conflit de pouvoirs, une impossibilité d’adéquation entre demandes et réponses.
          Et le sous-titre utilisé ici ne veut représenter qu’un symbole de discussion vaine. Petit à petit germait une idée, celle de profiter d’un trajet régulier d’un hélicoptère de l’armée pour effectuer un survol certainement prodigieusement attractif et intéressant, sans doute spectaculaire, de la chaîne des volcans en activité, du sud au nord. En nous cotisant à plusieurs, ceci devait être réalisable. Dans tous les pays où j’ai eu l’occasion de profiter d’un tel vol rapproché, la decouverte est merveilleuse et inoubliable.
          Les premières phases d’approche, tant qu’il ne s’agissait par le truchement de Jeanne que de renseignements et d’information, évoluèrent correctement. Prix de l’heure de vol, lieu des bureaux de l’armée, prévision d’un jour à choisir, qui missionner pour les préalables. Plusieurs discussions collectives eurent ainsi lieu, mais je sentais que, rapidement, Jeanne perdait pied, se laissait manipuler, se montrait de moins en moins convaincante. En fin de séjour, avec l’oreille exercée, je comprenais de mieux en mieux les échanges, repérant avec attention l’instant où le mot Virtaliout, hélicoptère, écrit ici dans nos caractères à nous, revenait. Dès que la phase d’organisation pratique s’intensifia, jusqu’à devenir concrète, tout devint flou, compliqué, incertain, mensonger. J’ai proposé d’accompagner à la base militaire l’ancien marin qui paraissait désigné pour la tâche finale de négociation. Refus immédiat, un étranger ne pouvait se rendre sur place. Percevant peu à peu que cet homme là était devenu le rouage dominant, j’ai fonctionné en anglais avec lui, car il était le seul à comprendre et parler un peu cette langue. Nous avons à la fois fixé une date limite pour nous rendre la réponse, et tenté d’établir un accord. Avec cette vision étrange, tellement à l’image de ce pays : ayant réuni la somme nécessaire en billets de dollars américains, nous en avons montré la liasse aux scouts, en leur expliquant que, bien entendu, il entrait dans cette somme un supplément pour leur intervention. Le genre de négoce qui, dans n’importe quel pays au monde, voit briller les yeux, frétiller les doigts qui comptent et palpent, et permet d’imaginer les méninges qui fonctionnent à toute allure, estimant les achats, les loisirs, le bénéfice à tirer de l’opération. Mais pas dans un pays qui ignore le monde, qui n’a jamais eu à affronter ou profiter de ce genre de situation. Manifestement, pour ces hommes, la crainte, l’impossibilité de ce qu’ils considéreraient définitivement comme une transgression du « programme » selon les critères appris de leurs vies entières, dépassaient grandement toute aptitude à fantasmer sur l’usage d’une somme d’argent liquide, à pratiquer une opération commerciale, à oser, à abstraire.
          Pour avoir la paix, le marin promit de s’occuper de tout le lendemain, selon la méthode russe de la fuite, de la dérobade.
          Et le lendemain il avoua qu’il n’avait pas pu, que ce n’était sûrement pas possible, et que de toute façon il était maintenant définitivement trop tard pour parvenir à organiser cette affaire avant notre départ. Libéré enfin de son oppression…
          Le chef de bande, voyant mon très grand mécontentement, organisa une sorte de fête de départ dans un restaurant. J’avais insisté pour que Jeanne leur explique à tous qu’au delà de mon dépit, de la frustration de ne pas parvenir à réaliser ce qui était possible et aurait été magnifique pour mieux découvrir encore leur pays, c’est leur mensonge perpétuel, leur dérobade, leur absence d’honnêteté que je ne pouvais admettre. Et que de ce fait, ma femme et moi ne participerions pas à leur fête de rattrapage, que la manière dont ils faussaient la qualité de notre relation, rompant la confiance, n’autorisait pas, dans notre culture d’occidentaux, ce type d’hypocrisie compensatoire. Le chef noya, paraît-il dans l’alcool sa culpabilité toute la soirée d’adieux avec les autres.
          Et l’on revient à la case « réfrigérateur vide et nu comme un ver » où deux humains venus d’une autre planète s’enquièrent innocemment d’une possibilité d’alimentation auprès de la chef d’étage de la barre HLM destinée aux personnes de passage, qui entre temps a troqué sa tenue de réceptionniste classique contre celle de Madame Claude locale…

 
Un fascinant séjour au pays de l’étrange

          Dans étrange il persiste l’étranger, bien évidemment, et cet étranger, lorsque nous nous rendons dans des ailleurs improbables, bizarres, étonnants, est encore deux fois plus nous-mêmes que dans notre propre famille, ou bureau, ou immeuble au sein desquels nous nous sentons déjà en décalage éventuel complet.
          J’avoue apprécier au plus haut point ces contrées non pas tant différentes géographiquement des autres territoires (une parenthèse liée à l’habitude du voyage, un paysage du Kamtchatka rappelle parfois étonnamment certains coins du Groenland, vérification faite ces deux endroits se situent presque à la même latitude, explication habituelle des sols, des aspects, des terrains, des roches équivalentes…) mais présentant, par leur histoire, leur constitution, les populations et leurs aléas, leur conditionnement, les migrations et les origines, des peuples à découvrir si incroyablement éloignés de nos clichés habituels, de nos réflexes, de nos manière de « lire les êtres ».
          Ravi de toutes ces expériences et du défrichage de lieux, du décryptage de modes de vie, et conscient d’aller parfois jusqu’à une sorte « d’observation clinique » par déformation professionnelle, mais pas uniquement car cette ligne de conduite mène à découvrir, explorer, comprendre, écouter, observer, analyser la systémique d’un peuple, la nature, les comportements. Et comme on le pratique ensuite dans un exercice de soignant, ici sans l’esprit thérapeutique mais dans un souci de compréhension, partir en recherche d’antécédents, d’hérédité, d’environnement, d’évolution, d’explications, de symptomes, d’expressions diverses de ceux ci, d’un fil conducteur ayant mené le sujet là où il est, dans les conditions de ses manifestations, dans la genèse de ses signes.
          Lorsqu’on cherche dans l’étymologie, le mot « étrange » apparu vers le XIème siècle, et devenu aussi celui d’étranger vers le XVIIème, a eu une autre signification latine intermédiaire qui était « bizarre ». Et si l’on poursuit la recherche, avec celle de bizarre, deux origines apparaissent, une espagnole qui voudrait dire « brave » et une éventuelle basque qui apporterait une allusion à la barbe, symbole de force, de virilité, ou peut-être de différence ?
          Mais quand je tente de résumer une impression en un concentré, au sujet de ce pays « hors du commun » c’est véritablement non sur les constatations géographiques ou géologiques, mais par rapport aux humains qui l’habitent que je reviens sur cette notion : non encore atteint par le monde environnant. Un bien ou un mal ? Parvenu en de nombreuses contrées, l’observation poussera à penser d’elles : « épargnées », préservées, protégées. Il en est forcément aussi, où d’autres mots et impressions, comme « carencées », privées de, pourront affleurer. Affaire de critères et de mesure, à appliquer à l’évolution humaine, au bénéfice des êtres, ou au contraire à un sentiment de soustraction…..

          Jacques Blais

 

Note de la rédaction :

Ce texte original de Jacques Blais nous a été amicalement donné à publier en 2002.

Il a été mis en ligne en janvier 2007. FMM , webmestre.