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Lettre d'Expression médicale n°274

Hebdomadaire francophone de santé
30 Décembre 2002

Permission de minuit (conte)
par Dr Jacques Blais

Voici la dernière LEM de l'année 2002. Pour une fois, vous n'y retrouverez pas nos trois fils directeurs habituels, afin de ne pas briser le fil de ce conte de notre rédacteur.


Retrouver la confiance:
Restaurer la conscience:
Renforcer la compétence:

          A vous de lire, un tout petit plus longtemps que de coutume.
          La rédaction, avec tous ses voeux pour 2003.
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           A la période de l’année où bien des humains sortent d’une mauvaise grippe, quand d’autres espèrent sortir d’un mauvais pas,  ou lorsque certains imaginent la fin d’un mauvais moment, Jaime, lui, sortait juste d’une mauvaise prison.
           Pas tellement plus mauvais bougre que la moyenne des copains de son enfance, ou des compagnons de sa jeunesse, Jaime s’était simplement un peu plus fait prendre en flagrant délit,  un peu trop surprendre en mauvaise posture, trop visible ou placé là où il n’aurait jamais dû mettre les pieds. Le dernier épisode avait été terrible, un casse qui s’était effroyablement mal terminé, des coups de feu, probablement des victimes, Jaime n’avait pas eu le temps de le savoir avec certitude. Si ce n’est en lisant les journaux, et plus tard dans le bureau du juge… Il est sûr d’une chose : lui en tout cas n’a jamais tiré un coup de feu.
           Sept ans, il avait tiré sept ans à la place, et comme il se considérait comme un homme d’honneur, Jaime avait payé pour les autres, ceux qui n’avaient pas été pris.
           Aujourd’hui, il sort. Pour une permission de deux jours. Une réinsertion, ils appellent cela. On lui a dit « c’est Noël, tiens tu vas en bénéficier, mais ne fais pas de bêtises, allez tu sors, profites en pour revoir ta famille… » Ou ta fiancée, avaient ricané les matons, en lui tapant dans le dos et en le jetant quasiment dehors, avec son pauvre sac.
           D’abord il n’a plus de famille depuis un bail, Jaime, en tout cas depuis qu’il a été incarcéré, « vous ne pensez tout de même pas qu’ils continueraient à me connaître, non ? » c’est ce qu’il a expliqué à l’assistante sociale et à l’équipe des gens qui s’occupent de sa réinsertion. Quand à une fiancée, la dernière fille qui lui plaisait lui a très rapidement trouvé un remplaçant, un type « propre » comme elle a dit…
           Ensuite il ne s’appelle même pas Jaime. Ses parents l’ont baptisé Aimé, oui vous imaginez le tableau, s’appeler Aimé quand on est rejeté par tout le monde ? Bon d’accord, depuis il y a eu Aimé Jacquet, s’il avait réellement su écrire correctement il lui aurait bien envoyé une lettre, pour lui demander comment il fait, à Jacquet, pour supporter ? Supporter, tiens, c’est comme les supporters, au foot, Jaime vient de comprendre, c’est étonnant… En fait, un copain de prison, un Espagnol, lui a expliqué un jour que dans son pays il y avait des hommes qui se nomment Jaime, il prononce cela bizarrement, en raclant le J,  c’est un mélange de Ch et de Rh, et ça fait  RHHAIME avec un é au bout. Cela lui a plu, et il a gardé ce nom, il est devenu Jaime.  L’impression, au moins, d’exprimer pour la première fois de sa vie un sentiment : j’aime.

           Dans la rue, il se demande bien où il va aller, Jaime. Aucune famille, aucune adresse, aucun ami. Et puis cette manie qu’ils ont tous d’imposer leurs histoires de Noël, là. Il déteste Noël, notre Jaime. Le premier dont il se souvienne, il devait avoir dans les 4 ans, il s’en souvient comme d’hier, il était tout seul,  chez une vieille dame, devant une orange et des billes, ses seuls cadeaux, et la dame lui expliquait, tant il pleurait, que sa Maman n’était pas là, qu’elle n’avait pas pu venir. Il lui a fallu des années avant de comprendre qu’elle l’avait largué, oublié en fait. Apparemment, dès qu’elle atteignait une certaine dose de pastis, elle oubliait jusqu’à l’existence des deux enfants qu’elle avait eus. L’un d’un ripeur qui l’avait prise sur le couvercle d’une poubelle, un matin glacé, il avait prévenu son collègue, derrière le camion, qu’il allait pisser deux minutes, d’ailleurs cela n’avait pas été plus long avec cette fille repérée dans la ruelle. Et lui, Aimé, avait apparemment été conçu sur la banquette d’un wagon de banlieue, un soir tardif de hasard. De toute façon le signal d’alarme ne marchait pas, la quai de la gare suivante était complètement désert, et le chauffage hors d’usage, elle avait grelotté, sa mère en puissance, jusqu’à l’arrivée des voyageurs du matin pour le train de l’aube. Il y a des gens qui naissent du mauvais côté de la mer, du pire sens du temps, des circonstances les plus aléatoires, dans l’hémisphère le plus difficile, ou pour lesquels quelqu’un là-haut ou ailleurs, est-ce que cela existe d’ailleurs, a appuyé sur le mauvais bouton pour les mettre en route.
           En tout cas il est tout seul, Jaime, il a froid sous sa veste de printemps, eh oui manque de chance encore, c’est au printemps qu’il a été incarcéré, et c’est en hiver qu’il sort pour sa première permission. Pourtant la visiteuse des prisons, une personne charmante, lui avait dit « je vous apporterai un manteau de mon grand fils »  Elle a tenu parole, mais la pauvre elle n’a pas réalisé que Jaime mesure 1m86 et son fils apparemment dans les 168 centimètres. Elle est tellement gentille, il n’a pas osé lui dire, Jaime. C’est un gars délicat parfois, dans le fond.
           Alors il tremble un peu, excitation penseraient les décideurs, lui dirait plutôt une sorte de peur… Que va-t-il faire dans la ville, à pied, une veille de Noël, alors qu’il n’a quasiment en poche que le billet de 20 euros de Geneviève, toujours la visiteuse des prisons, aucune adresse où aller, et nul ne songe jamais à cela, mais quand vous êtes en prison à Fleury-Merogis alors que vous habitez normalement à Alençon, c’est d’avance plutôt péjoratif. Tiens voilà un mot qu’il a entendu à la télé et retenu, parce qu’il l’a trouvé marrant, et simplement pour se prouver qu’il n’est pas si bête que cela quand il peut. Avant il ne connaissait même pas, ensuite il s’est renseigné, et maintenant il est capable de placer cela pile au bon endroit, oui, Fleury-Alençon vous pouvez toujours chercher un transport un soir de Noël…. Péjoratif.
           Alors il marche, Jaime.
           Comme c’est le soir de Noël, un couple de cathos, ils se trouvent bien obligés de le prendre, sinon leur dinde passera mal tout à l’heure. Ils lui sourient par dessus le marché, évidemment ils n'ont rien compris, ni qu'il sort de taule, ni qu'il est effroyablement seul, ni qu'il se flinguerait s'il avait de quoi,  ils le déposent en ville dans une rue éclairée en lui souhaitant bon réveillon . Gentil, et reconnaissant, il répond merci.

           En réalité, au delà de tous ces antécédents, de cette vie pourrie, ce qu’il reproche le plus à Noël, Jaime, c’est le caractère obligatoire. Paillettes, guirlandes, cadeaux, cantiques, béni-oui-oui, fausse bonté, attendrissement devant ces monstres de petits sales gosses bourrés de cadeaux à mille balles, comme il pense encore, en prison les euros cela n’entre pas bien, et puis s’occuper de force des SDF et des paumés comme lui, pendant quatre ou cinq jours, pour les oublier aussitôt. Dès le lendemain, Mouloud et Mamadou, quand ils ramasseront les poubelles bourrées de bouffe puante, d’emballages et de jouets déjà cassés, de bolduc et de bouquins qui ne seront jamais lus, non mais elle débloque la grand-mère, lire un bouquin, moi, alors que j’ai ma collection de DVD ?, ils se demanderont encore plus, derrière leur benne, pourquoi les gens sont fous dans ces pays, et si leurs petits à eux ils ont bien passé le Ramadan cette année ?
           Mais il refuse de se montrer amer, Jaime, il marche, il regarde les vitrines, il écoute les personnes parler, les pas pressés de ceux qui se dépêchent de rentrer avec leurs dernières courses.  Il a un peu moins froid, les devantures chauffent la rue, quelquefois, avec les boutiques qui s'ouvrent sur la sortie des acheteurs.
           Dans une entrée en retrait, plusieurs personnes s’affairent, vont et viennent, entrent et se saluent, des commerçants qui s’apprêtent à fermer, des amis qui préparent leur soirée ? Attiré par la chaleur amicale, les sourires, et simplement l’envie d’un contact humain, Jaime s’approche, pour tenter de deviner ce qui se trame.

-         Oui, c’est là derrière, la deuxième porte, lui glisse une fille, avec un sourire incroyable.
D’habitude, la formule en apparence la plus aimable que Jaime connaisse, c’est celle de la juge, aux audiences, quand elle jette sèchement : « enlevez lui les menottes » L’humanité, pour lui s’arrête à peu près là.
                       Alors il entre, un gars aimable lui indique de poser son gros sac dans un coin, et du doigt lui fait signe d’aller vers le fond de la pièce, où plusieurs personnes s’affairent.
-         Attends, c’est toi le Père Noël ou c’est Karim ? lui lance en riant une jeune femme.
Il reste interloqué un instant, puis sourit aussi, un instinct, et le regard de cette femme lui tape directement dans les yeux, incroyablement, lui remue l’intérieur, il étouffe à moitié, non une bouffée de chaleur plutôt, et….et oui c’est effarant il a senti sa verge qui bougeait, des mois, non carrément des années que ça n’arrivait plus, la dernière fois cela devait être quand l’infirmière à la prison lui avait pris la tension. Odile, l’infirmière, oui c’est ça, pas fréquent mais en plus le même prénom qu’un ancienne copine de classe qu’il avait appréciée. Enfin le peu qu’il est allé à l’école.
           Mais là, cette femme d’environ 40 ans lui fait un effet terrible. Une blonde sans doute vraie, avec des cheveux qui lui mangent les yeux, ça il a toujours adoré, pas très coiffée en réalité mais tellement chaleureuse, un regard vert de…comment ils disent dans les reportages, vert de lagon oui, comme ces îles invraisemblables. Et elle l’a regardé comme si elle était contente de le voir, comme s’il existait vraiment, alors qu’il ne l’avait jamais rencontrée, il se passe des trucs affolants ici et il sent, Jaime, que tout cela a un parfum de bonne surprise.
-         Bon, alors toi c’est une blouse, comme les autres, hein ? tiens, tu vas t’en décrocher une à ta taille là-bas, une blanche, mais garde un truc chaud quand même on ne sait jamais trop tu sais, pose tes affaires, les toilettes sont à gauche, et tu nous retrouves dehors on part dans cinq minutes. Ah, moi c’est Lydia !
Lydia, il la regarde, la dévore, la boit, tout gauche tout bêta, tout émoustillé, tout chaviré, tout différent, il ne sait ni quoi faire ni quoi dire, alors il attend.
-         Ah, tu n’as pas de nom ? Ou tu es un grand timide, allez je comprends on verra ça après, bouge, on va y aller…

Aller où, faire quoi, de toute façon c’est déjà tellement mieux que prévu cette affaire. Jaime a cessé de se poser des questions,  il exécute, suit, et se retrouve à monter avec les autres dans un minibus dehors. Il y a un Père Noël, il a donc entendu qu’il s’appelle Karim, Lydia qui comme lui a enfilé une blouse blanche, la fille de l’entrée, un grand balèze qui s’est installé au volant, un autre type, celui qui l’a invité à poser son sac ; et une autre fille qui paraît jeune, mais dont les petites rides autour des yeux et de la bouche ajoutent quelques années à l’addition. Aussi brune et envahie de cheveux que Lydia est blonde. Avait-il oublié à ce point, ou bien est-il normale que les filles soient devenues aussi belles tout à coup ?
           Ils roulent un bon moment, et puis la camionnette s’arrête dans le parking de ce qui semble bien être un hôpital. Jaime n’a pas une grande expérience, mais un énorme bâtiment avec des lumières partout, des ambulances qui éclairent en bleu rotatif, des types qui courent aux deux bouts de brancards, cela ressemble à s’y méprendre à un hôpital.
           Quelques minutes après, la bande est dans une salle d’accueil. Et là, Jaime reçoit le choc de sa vie. Evidemment il y a des sapins de Noël en plastique partout, tout le monde a aussi débarqué du bus des paquets-cadeaux, des guirlandes clignotent, mais là au milieu des blouses,  assis ou debout, plus que présents là…..
           Sept gamins. Filles et garçons, difficiles à reconnaître parce qu’ils n’ont plus de cheveux, ou portent des bonnets. Cela y est, Jaime vient de comprendre, la blouse, l’hôpital, il a vu des reportages là dessus, sur la télé collective de Fleury. Des enfants atteints de cancers, de leucémies, des histoires qui, vues de loin, sont déjà effroyables, mais en plein dedans ! Pourtant ils ont des sourires immenses, des yeux gigantesques à cause de l’absence de sourcils, et un air de débarquer d’une planète étrangère, tellement ils sont illuminés, hilares… C’est ça, heureux ?
           Le pire est à venir, parce que Lydia se met à chanter, la jeune fille à jouer de la flûte, un autre a pris un violon, le jeune type de l’entrée tout à l’heure. Et là, Jaime se retient comme il peut de se mettre à chialer, brutalement, sauvagement, viscéralement. C’est terrifiant, même à son procès il n’avait pas ressenti une telle envie, ça lui part des tripes, c’est violent, terrible. Il faut dire que Lydia chante merveilleusement, elle a une voix rauque, sensuelle, slave, profonde, et elle chante dans une langue qu’il ne connaît pas, du russe peut-être. Et puis la jeune flûtiste joue admirablement aussi, le type se débrouille sacrément bien avec son violon, mais il vont le faire crever de douleur et de bonheur à la fois, ceux là, ce n’est pas permis une émotion pareille… Et les gamins en extase, des regards en phares, des battements de fanfare, des mains en nénuphars qui ondulent.
           Bon, il s’aperçoit qu’il n’est pas le seul, à la fin la flûtiste se mouche comme une éplorée, deux infirmières sont obligées de sortir, et le gros balèze de chauffeur va sangloter comme un malheureux dans un couloir…  Mais cela recommence bien vite, Lydia enchaîne trois chansons à la suite, Jaime récupère un peu, mais il se sent en même temps incroyablement ému, tremblant de l’intérieur pire qu’avec une fièvre, et bien, bien, comme jamais de sa vie il n’avait pu l’imaginer.
           Les gamins déballent leurs cadeaux, ils embrassent tout le monde, et pendant que Jaime cherche désespérément comment s’appelait cette association qui va chanter dans les hôpitaux et jouer de la musique, ils l’avaient pourtant dit en insistant à la télé, pas Chanteclair mais un truc dans ce genre, il est saisi d’une impulsion. Il se place dans le cercle, et il lance une invite : « euh, je peux vous chanter un truc ? »   Une illumination. Cette femme déjà âgée, qui l’avait gardé deux ans peut-être, avec cette histoire d’un premier Noël gâché, elle chantait trois chansons sans arrêt, à tel point qu’il les avait apprises par cœur. Il n’y comprenait rien, c’était aussi dans une langue étrangère, mais c’était si beau…
           Et il chante, Jaime, les autres tapent doucement dans les mains, la flûtiste a repéré la mélodie, Lydia murmure sur un ton mineur une ligne musicale libre, et le bonhomme costaud qui conduit le bus se met à siffler, prodigieusement. C’est simple, réel, authentique, et vertigineusement beau. Les enfants ne s’y trompent pas, ils écoutent comme si leur vie en dépendait. Et dans le fond peut-être bien qu’elle en dépend, dans une mesure dérisoire de l’instant, leur vie, ou au moins leur existence.
           Il leur offre ses trois chansons, Jaime, avec un impensabable bonheur et une fierté interne dont personne ne soupçonne l’intensité. En se disant que c’est bien la seule fois qu’il se sent, lui, apporter aux autres le plaisir, la paix, la beauté, la sérénité, la joie, au lieu des ennuis et des catastrophes et des désastres.
           A la fin Lydia, cette vraie femme, belle à en rêver, lui tombe dans les bras, et il a bien l'impression, l'espace de quelques secondes, qu’elle pleure.

Une heure plus tard ils sont de retour dans le local, réunis autour d’une table, à se partager trois énormes pizzas, des cafés liégeois avec plein de chantilly, et une bouteille d’Asti Spumante. Et jamais, jamais, Jaime n’a eu un tel réveillon de Noël.  A un moment il se dit de nouveau, comme il l’avait imaginé en une interrogation à propos des enfants qu’être heureux c’est probablement cela. Ce mélange impossible de l’envie de pleurer et d’aimer tout le monde, de se taire en fermant les yeux et d’embrasser les autres, et surtout ce désir que cela ne s’arrête pas…. Comme un feu et un frisson à la fois.
-         C’était du basque, tes chansons, non ?
C’est Lydia qui a posé la question. Et curieusement il se dit que c’est bien possible, elle était du sud-sud-ouest, cette femme, alors pourquoi pas basque ? Sans doute, oui, répond Jaime.
-         Mais Jaime, c’est bien ça ton prénom, c’est Espagnol non ?
           Rien ne le dérange, Jaime, basque espagnol, si cela doit les contenter, lui il se sent, ne se reconnaît, de nulle part.   Alors c’est comme ils veulent, du moment qu’il est là au milieu d’eux, et qu’ils le gardent. Et qu’il persiste à se sentir bien. Si bien….

           Lydia lui a proposé de le ramener en voiture. Il a été si content. Et en même temps terrorisé. Comment lui dire ? Que lui expliquer ? Et où aller ? Normalement il dispose encore d’une journée complète, mais où irait-il ? Autant regagner Fleury, sa cellule, son coin, ses repères. Et savourer sa permission.
           Dans les premières lueurs de l’aube, il de taperait la tête dans les réverbères, s’il y en avait, tellement il se trouve lamentable, minable. Il n’a pas réussi, pas osé. Il a fait signe à Lydia, trois kilomètres avant la prison, il lui a juste dit « oh, tu peux me laisser par ici » Elle l’a regardé, elle a demandé « non, mais tu es sûr ? » En l’embarquant, elle avait simplement, discrètement, demandé : « tu retournes chez toi, je t’emmène où ? A la gare ? ». Il avait murmuré, en détournant le regard : « oh non, si tu peux me déposer vers Mérogis, là-bas, je vais te montrer, à la sortie de la cité… »
           Et maintenant il marche, bêtement, dans le froid et la buée de son haleine, les doigts gourds et violacés, son énorme sac sur l’épaule.
           Quand il atteint la prison, le portier s’esclaffe, se moquant carrément de lui. « Jaime Carrick, ça c’est pas possible, d’habitude les mecs en perm ils ne reviennent pas, ou trois jours en retard, et toi tu arrives en avance ? Mais tu sais que t’es un drôle, toi, Carrick ? C’était demain normalement, mon gars, dis donc heureusement qu’on a pas fourré un mec dans ton pieu en attendant, tu vois le truc là ? Mais ça veut dire que ta meuf elle a trouvé que t’étais pas un cadeau, c’est ça ? Non, je dis ça à cause de Noël, tu piges hahaha ? »
           Dans sa cellule, Maurice, un dur déjà âgé, lui demande simplement pourquoi il ne s’est pas fait offrir une montre qui donnait aussi la date. L’espagnol, lui, ne dit rien. C’est étonnant comment ce type là devine tout sans jamais rien dire, il a lu sur le visage de Jaime à la fois une sérénité immense et un détachement total, comme s’il venait de passer son Noël sur une autre planète. Et dans le fond cela ressemble un peu à cet aspect là.

           Trois jours plus tard, Jaime reçoit une lettre. C’est tellement rare qu’il n’a même pas la patience d’attendre le passage de Geneviève, sa visiteuse de prison, il va demander à Odile, l’infirmière, de lui lire les pages écrites à l’encre violette, douce et penchée, sur un papier qui sent bon. Il aurait peur, tout seul, de perdre la moitié du sens tellement cela lui serait laborieux et incertain, presque de gâcher quelque chose de trop beau. Parce qu’il pressent bien que cela va être bon, tendre, aimable, gentil, comme une caresse.

           « Bonjour Jaime, c’est Lydia, tu sais, la chanteuse des enfants malades. Dis moi, gros benêt, tu crois peut-être que je n’étais pas capable de deviner où tu allais ? Un type qui nous arrive de nulle part et s’en retourne n’importe où… Mais je t’ai respecté, j’ai tout banalement appelé hier pour savoir s’ils avaient bien un Jaime à Fleury-Merogis, pour pouvoir t’écrire. Mais j’aurais été prête à t’écouter, mon vieux…
           Finalement, il y a des choses qui seront plus simples à t’expliquer par écrit.
           Je vais te parler de nous, les CHANTE-EN-VIE, on pourrait d’ailleurs écrire aussi envie en un seul mot, chacun y met ce qu’il veut.
           Moi je suis médecin, généraliste dans une banlieue dite pourrie. En réalité j’ai l’impression d’être cent fois plus utile dans un endroit comme cela que dans des beaux quartiers riches. Mes deux parents ont été tués en Tchetchénie, j’effectuais déjà mes études en France, j’ai juste reçu la photo de leurs deux corps explosés, la voisine m’a affirmé qu’il s’agissait bien d’eux. C’est pourquoi je chante en Russe ce que j’avais appris de ma mère.
           La jolie brune sombre, Yaëlle, elle perd chaque mois un proche, un parent, un ami, du côté Israëlien ou Palestinien selon les circonstances, depuis des années. Le jour où tu l’entendras chanter en Yiddish, tu fondras en larmes comme nous tous. C’était prévu, mais elle t’a laissé sa place quand elle t’a entendu te lancer, c’était si émouvant.
           La petite flûtiste, Marianne, encore une jolie brunette, tu vas trouver cela banal, mais depuis que son père a quitté le foyer elle le voyait encore chaque année à Noël, et puis il s’est remarié, et elle ne veut plus le voir, c’est bête, dommage, terrible, tragique et ordinaire, mais c’est comme cela que fonctionne l’existence des êtres humains.
           Le grand baraqué de chauffeur, Georges, il y a deux ans son fils revenait avec des copains du réveillon en voiture. Celui qui conduisait avait 2,25 g d’alcool dans le sang, et son fils la place du mort. Elle a parfaitement rempli son rôle. Et dans la voiture d’en face, le pire est qu’il y avait une infirmière qui rentrait de son service de nuit. Précisément dans un département d’hématologie infantile. Et elle est paralysée, maintenant. Alors Georges il ferait n’importe quoi pour rattraper, tu vois, tout en sachant bien sûr que cela ne change rien…
           Et puis le violoniste aux si longues mains, Manuel, lui il est très malade. C’est son copain qui lui a refilé ça, le petit ami il est déjà…parti, et Manuel il attend, et il tire sur son archet en regardant les mômes comme s’il allait les faire fondre de tendresse. Je ne sais pas quelle enfance il a eue, ce garçon, mais dans ses yeux il reste une telle souffrance.
           Quant à Karim, notre Père Noël, sa jeune sœur de 15 ans a été retrouvée étranglée dans une cave de sa cité. « Une tournante qui a mal tourné » ont juste titré les journaux…
           Je dois en oublier, mais tu vois Jaime, à nous tous on nous a tué quelque chose, ou souvent quelqu’un. Des parents, un fils, des illusions, un espoir, ou les reliquats d’une enfance, ou l’avenir, tout ça c’est mort. Alors on avait le choix entre haïr la vie jusqu’à hurler à la mort et s’enfermer dans le malheur, ou se défoncer en ayant l’impression au moins que ces foutus gamins qui nous balancent leurs regards inexorables et leur sourire de grâce ne seront jamais des gamins foutus que tout le monde a laissés en arrière.
           Et un autre point fondamental, mon gars, c’est qu’on a impérativement besoin de toi, on compte tous sur toi, tu es de la bande maintenant. Alors dès que tu sors tu sais où nous trouver, on est au local tous les lundis soir pour répéter, tu sais qu’en Russe, en Yiddish et en Basque, les mioches on va les bercer, ça va être fabuleux.
           On t’attend, j’ai su par l’infirmière qu’il ne te reste que quelques mois ? je me demande si on ne devrait pas envisager de s’appeler les J’aime chanter en vie, quand tu en seras complètement ?
           Allez, je t’embrasse.   Lydia 

           Son colocataire Espagnol, en plus de sa subtilité et de sa clairvoyance, possède une autre qualité, il sait trouver le mot qu’il faut à l’instant adéquat et pour la situation appropriée. Lorsqu’il a revu Jaime avec sa lettre élégante, parfumée, et au fin papier imperceptiblement parme, ses larmes planquées entre les cils, le sourire rentré de celui qui voudrait exploser de joie mais n’a jamais appris,  il a seulement murmuré avec une douceur presque tendre : « toi alors, dis donc, je ne sais pas comment tu fais, mais à ta première perm, tu rentres avec un jour d’avance mais il y a déjà une femme qui t’écrit dans la semaine suivante, et t’es complètement chamboulé, on croirait que tu as des visions, que tu as gagné au loto, et que tu es parti avec le vent des alizés, comme ils disent pour les courses à la voile, là, tout ça à la fois, mais c’est quoi ton secret mec ? »
           Jaime a souri, il a tapé sa main dans celle de Paulo, à la verticale toujours comme les sportifs, et il lui a dit : « eh bien tu sais tu as tout bon, tu peux même ajouter un autre truc, c’est que je chante maintenant, ouais je t’assure ! »

l'os court :  << Puis-je vous dire un mot ? - Ca dépend lequel. >>  Francis Blanche


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Lettre d'Expression médicale n°275


Hebdomadaire francophone de santé
6 Janvier 2003

Noir, c'est noir, y-a-t'il un espoir ?
par Dr Jacques Blais

Une fois n'est pas coutume, nous allons tourner nos yeux, et centrer notre intérêt vers le continent africain plus spécifiquement, en y cernant quelques éléments dont quiconque ayant eu l'immense chance d'oeuvrer, de vivre sur ce magnifique territoire grandiose, sait qu'ils sont fondamentaux, parce que vitaux : les femmes, les jeunes, d'abord, les actifs, les anciens ensuite. Georges Dumézil, linguiste, sociologue, historien, avait décrit dans les populations indo-européennes ce qu'il appelait  La Triple Fonction, celle de l'agriculteur, chargé de la reproduction et de la croissance, celle du guerrier, qui s'occupe de la force et du pouvoir, celle du prêtre, qui traite de la Loi et de l'enseignement. Il semble valable de décalquer ces éléments à la population africaine. Les femmes y ont les tâches nobles, cultiver et prendre soin de l'eau, du bois, des nourritures, et naturellement des enfants. Les anciens retrouvent la tâche de la transmission des rituels et des cultes, du respect, et les hommes actifs chassent, pêchent, défendent les territoires contre prédateurs et envahisseurs.


Retrouver la confiance:
En 2004 s'effectuera le bilan décennal de la Conférence du Caire. Bien des sujets de préoccupation surgissent, tendant à opposer le vieux continent européen et l'administration Bush sur des sujets qui fâcheraient quelque peu. Dès son élection Georges W.Bush a rétabli l'interdiction d'une aide aux ONG qui évoquent l'avortement, ne serait-ce que pour éviter aux femmes d'en mourir. Au Sommet de l'Enfant il s'est élevé contre l'information des jeunes en matière de sexualité. Enfin au Sommet de Johannesburg il a tenté de soumettre la santé des femmes au respect des traditions, y compris les mutilations sexuelles. Le sujet de la préparation du bilan décennal est obscur, réfugié derrière un vocabulaire, des amendements, une sémantique, des réserves. Mais il est clair que l'objectif serait de remettre en question l'essentiel du programme du Caire d'il y a 10 ans adopté par 179 États. Disant par exemple que donner accès au libre choix de la conception, à l'éducation, et à la santé, parviendrait à faire décroître une fécondité surabondante ruinant tout espoir d'amélioration dans tant de pays pauvres.
Confiance en l'Europe ? Le programme des Nations Unies concernant les 3 milliards de personnes survivant avec moins de 2 dollars par jour porte sur 8 points : 1/ Éliminer l'extrême pauvreté et la faim.  2/ Instaurer l'enseignement primaire pour tous.   3/ Promouvoir l'égalité entre les sexes   4/ Réduire la mortalité infantile  5/ Améliorer la santé maternelle   6/ Stopper la progression du sida, faire reculer les grandes maladies comme la tuberculose et le paludisme  7/  Garantir la viabilité économique  8/  Mettre en place un partenariat mondial pour le développement.
Un programme simpliste, ou une évidence éclatante ? Un air de déjà lu, ou un air de campagne électorale ?

Restaurer la conscience
Examinons des chiffres, au delà de l'aspect rébarbatif usuel de cette proposition. Au Mexique, la prévalence de la contraception est de 67 %, au Bengladesh 54 %, au Pakistan 18 %. En Afrique australe, 51 %, qui descendent à 14 % en subsaharienne, 8 % en Afrique occidentale, et 3 % en Afrique centrale...  Chaque année 600000 femmes meurent des suites d'une grossesse, d'un accouchement, ou d'un avortement, dont 99 % issues des pays pauvres. En Afrique 55 % des adultes séropositifs sont des femmes. Passons à d'autres domaines : au Sénégal, le mieux "classé" des pays sur ce plan, 60 filles pour 100 garçons fréquentent le secondaire pour leur éducation. Au Bengladesh une ouvrière ne gagne que 50 % du salaire d'un homme effectuant le même travail, contre 79 % en.... France, et 85 % au Sri Lanka. Il n'y a, et c'est très instructif, que pour la politique que tout le monde se retrouve à égalité, ou presque. A travers le monde, seules 14 % des femmes accèdent à une fonction parlementaire, 18 % chez les riches, et 12 % chez les pauvres.  Enfin ouvrons les yeux sur un problème majeur, c'est hélas le mot choisi : sur 6 millions de personnes rendues aveugles par le trachome, cette pathologie oculaire liée à une mouche, et par voie de conséquence à l'hygiène générale et locale, aux vents de sable, aux soins apportés aux enfants par les mères, les trois-quarts des victimes sont des femmes.


Renforcer la compétence:
Un constat de départ pour une pandémie : le taux d'infection par le Sida au Sénégal est égal à celui de l'Ile de France. Celui de l'Ouganda a réussi à diminuer en dix ans au tiers de son taux d'origine. Il existe donc des compétences. Une étude de Gilles Pinson (Institut National d'Etudes Démographiques) tend à montrer qu'en dépit de la pandémie, la population sub saharienne augmentera encore de 50 % d'ici 2025.
Divers chapitres ont été développés, depuis l'accès aux traitements, l'enseignement des méthodes de protection, l'information des jeunes, la création de points de médicalisation multiples. Dans un autre domaine évoqué plus haut, signalons un projet en cours de démarrage à Dakar, l'accès spécifique à la contraception d'urgence, ou "pilule du lendemain", désormais à l'étude dans six pays africains. C'est le résultat d'un partenariat entre une Fondation, un fabricant, des acteurs de terrain, et une ONG.
Un dernier cri d'alarme : l'O.M.S., l'UNICEF et la Banque Mondiale annoncent que, si des mesures de renouvellement des vaccinations ne sont pas entreprises, de "vieilles maladies" réapparaîtront, et de nouvelles émergeront. La tuberculose a ainsi tué 1,7 millions de personnes en 2000.

Un tour d'horizon sombre, mais lucide, et non dépourvu d'énergie, issu de la Lettre mensuelle d'information publiée par Equilibre et Populations  (<mailto:info@equipop.org>info@equipop.org)  Terminons sur un slogan publicitaire ancien mais si aisément reproductible dans de si nombreux lieux de consultation, dans tout l'hexagone : "le monde entier est dans ma salle d'attente", un très grand nombre de soignants se trouvent confrontés au quotidien à toute cette problématique. Seule l'échelle varie. Affaire de niveau. Exactement comme l'étage pour les pompiers, ou les déménageurs, seule l'échelle varie. Tous les jours, à leur échelle, des citoyens impliqués, des soignants affairés, des travailleurs sociaux, des enseignants, des thérapeutes, etc, prennent conscience d'une autre mondialisation, non plus seulement celle des politiques, des médias, des producteurs, des commerçants, mais celle des êtres humains dans leur détresse et leurs besoins incommensurables.

l'os court :  << Il soigne son style mais ne le guérit pas >>   Bernard Grasset


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Lettre d'Expression médicale n°276

Hebdomadaire francophone de santé
13 Janvier 2003

Mots pour tuer, ou pour guérir

par Dr François Michaut

Au moins autant que jamais les nouvelles du monde qui nous parviennent sentent la mort. Sans vouloir établir un épouvantable inventaire, et sans être devenu un “ addict ” du matraquage médiatique, dit informatif, un temps de réflexion n’est pas superflu. Des oiseaux plongeant sur ce qu’ils pensent être un savoureux banc de poissons ressortent englués de ce fuel qui les empêchera jusqu’à la mort de flotter et de lutter contre le froid. Depuis des années des milliers et des milliers de gens de tous âges se font régulièrement égorger en Algérie. Dans la quasi indifférence des opinions publiques. Ailleurs des enfants, ou presque, se font exploser pour tuer et terroriser leurs plus proches voisins. Dans tous ces cas, des mots ont été dits par certains, avant d’être mis en actes par d’autres. Imaginons-les, à défaut de les connaître avec certitude.



Retrouver la confiance:
“ Notre société pétrolière vous donne une mission, vous avez carte blanche. Vous devez réaliser le profit financier maximum en revendant où vous voulez ces résidus de fabrication”. Dans notre deuxième exemple, quelque chose comme : “ Vous seuls êtes les hommes forts de notre société. Nous vous faisons confiance pour éliminer sans faiblesse les agents et tous les complices de ceux qui font obstacle à l’avènement de notre juste cause “. Et enfin dans le dernier cas. “ Tu sais que la vie sur terre n’est qu’une illusion, pleine de malheur. La vraie vie, pour celui qui comme toi est un Croyant, est au paradis. Aller au paradis dès demain est à ta portée : il suffit pour cela d’obéir aux ordres de Dieu, que moi je connais parce que j’ai étudié les textes. Les ennemis de notre Dieu, qui est le seul vrai, doivent être vaincus, et Dieu t’a appelé à en éliminer le plus possible. Peux-tu rester sourd à un ordre de Dieu ?”.

Restaurer la conscience
Un peu caricatural, tout cela ? C’est bien possible. Mais si on va un peu plus loin, des paroles beaucoup plus subtiles sont porteuses de mort. Tout simplement en envoyant un double message : par exemple assister de façon ostentatoire à une cérémonie placée sous le signe de l’amour, par exemple chrétien, et dans le même temps préparer une guerre d’invasion. Que croire ? Les paroles ou les actes ? Plus subtilement encore et autour de chacun de nous, nous voici replongés dans l’univers diabolique d’une violence d’autant plus dangereuse qu’elle ne dit pas son nom. Une torture propre, celle qui consiste à démolir psychologiquement un autre être humain, que notre “civilisation” nous interdit d’éliminer physiquement. Nous voici une fois encore dans ce dossier du harcèlement moral, qui nous tient à coeur ici. Dossier difficile, où les risques de manipulation soit à visée mercantile, soit comme mode d’entrée dans une secte, soit comme terrain de manoeuvre de pervers se faisant, comme il est classique, passer pour des harcelés, sont omniprésents.


Renforcer la compétence:
Avec la création du site Expression Médicale, nous avons fait le pari pour le moins audacieux, que dans notre monde où la parole tue avec une telle facilité, il faut qu’il existe malgré tout quelques îlots, aussi minuscules soient-ils, où l’objectif affiché de la parole est, au contraire, de soigner, et, si possible, de guérir. Ceci nous impose deux contraintes, auxquelles nous ne voulons pas nous soustraire. Garder les yeux grands ouverts sur la réalité du monde tel qu’il est, et non tel qu’idéalement il nous plairait qu’il soit. Pour cela, nous ne pouvons que conserver, et cultiver notre esprit critique. Mais, dans le même temps, nous nous devons de tout faire pour ne pas être des vecteurs, même involontaires, de toute forme de ces paroles qui tuent. A nos yeux, probablement taxés de naïfs par les blasés et les cyniques aux bras croisés, la priorité de notre position de médecins demeure à la parole qui soigne. Pour cela, cet Internet qui sait être l’outil de multiples terrorismes et exclusions est aussi un moyen de communication aux énormes possibilités. Un cercle virtuel des mots qui soignent , si nous le voulons .

l'os court :    << Le désert ? - C’est pas la mer à boire. >>   Cath Hoche


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Lettre d'Expression médicale n°277

Hebdomadaire francophone de santé
20 Janvier 2003

Toujours le théâtre
par Dr Jacques Blais

Ce n'est certes pas la première fois que nous avons recours à cette illustration du théâtre pour y replacer cette confrontation, au fait est-ce le terme adéquat, rencontre est nettement plus adapté, entre les acteurs que sont, l'espace d'un moment, le praticien en position de soignant, et le patient seul ou accompagné, en position de demande et d'attente des soins pour lesquels il a effectué la démarche auprès de son médecin. Il y a alors un décor, salle d'attente, cabinet du praticien, des acteurs qui cependant ne possèdent que la trame de leurs rôles, sans texte écrit et sans véritable scenario, ils vont jouer comme ils le sauront ou pourront ces rôles, et la conclusion est simple : à la fin de la scène, chacun devra s'efforcer de trouver le titre de la pièce qui vient d'être interprétée durant la représentation. Tragédie ? Comédie, farce, premier acte d'un drame qui en comportera bien d'autres ? Ou fantaisie, menuet, ballet, simple marivaudage en forme de bavardage insignifiant, ou bien au contraire ouverture d'un livret qui ira s'épaississant au fil des mois jusqu'à la mort du héros ?



Retrouver la confiance:
Aujourd'hui, nous allons sur le fil d'une affaire dont nous avons plusieurs fois dévidé les aiguillées et cousu les noeuds, ourlé les pans entiers d'évènements disséqués et taillé les grandes lignes d'un déroulement évoqué de différentes manières, nous appesantir sur deux notions qui apparaissent comme les constituants fondamentaux de cette relation entre l'être humain glissé dans son rôle de soignant, parce qu'il a choisi ce métier, et un ou d'autres êtres humains revêtus de l'apparence ou de la parure de souffrants parce que leur existence ou leur vie en a décidé ainsi, à l'instant de la rencontre. Ces deux composantes étant la représentation d'une part, et l'interprétation d'autre part.
Dont il deviendra explicite de réaliser qu'elles introduiront une capacité de confiance et de rapprochement entre les protagonistes, ou à l'inverse de défiance et d'éloignement avec le risque alors d'absence de composante thérapeutique entre les acteurs. Naturellement, car il en va ainsi d'à peu près tous les mots, les termes, les idées ou les expressions, la suite de notre affaire va consister à prendre conscience des sens différents qui peuvent être attribués à des concepts complémentaires.

Restaurer la conscience
Premier sens à offrir au terme de représentation, celui de l'image, de l'illustration. Que représente un médecin pour un patient ? Et plus précisément que représente, ce jour donné à un moment déterminé, l'idée du médecin choisi par un patient spécifique, individu particulier en présence d'un praticien précis ? Un prescripteur de médicaments, un distributeur d'arrêts de travail, un savant dépositaire de science, un écoutant psychologue, un amical assistant social sensible et réceptif, un titulaire de capacités diagnostiques particulières, un témoin du malheur des êtres, un décideur de l'existence des autres, un orienteur trieur sélectionneur de maladies, un arbitre des conflits familiaux, professionnels, systémiques, sociaux, un juge des affaires familiales, sociales, du harcèlement aux coups et blessures, ou un simple être humain parmi les autres, seulement plus habitué et formé pour observer ses congénères dans leur vie ?
Et que représente au même instant un patient pour un médecin ? Un client qui le nourrit ? Un être en souffrance, en détresse, un porteur de maladie organique à dépister, traiter, soigner, un support de prescription ? Une énigme étrange et déconcertante dont il va falloir dénouer les intrigues et en qui les pistes à explorer vont être passionnantes, ou laborieuses, ou si difficiles qu'on aura tendance à passer la main le plus vite possible ? Une personne à écouter, recevoir, aider, aimer, entendre, comprendre, réconforter, à qui suggérer, montrer des voies, faire entendre des voix... Qui ?
Allons plus loin : et si le médecin, ce jour là ou ce médecin là, représentait une planche de secours, mais aussi un père ou au moins un parent, un ami, un guide, un confesseur, un refuge, un repère ? Ou supposons qu'à l'inverse, affaire de circonstances, de préjugés, d'a priori, de mauvais souvenirs, de relations parentales, d'antécédents de la vie, d'erreurs cumulées, un médecin représente soudain une terreur, un juge sévère, une autorité effrayante, une image de douleurs liées à des traitements, un porteur d'ordres et de décisions irrévocables, un rigide scientifique, un repaire d'angoisse et de rituels ?
Et si le patient, toujours pour des motifs inconscients de similitudes, des rappels de souvenirs enfouis, des ratés de l'existence et des à côté de la vie, représentait soudain une menace, l'image parentale insupportable, le même parfum que la belle-mère peu appréciée, le même prénom que l'ex épouse, les lunettes du premier prof de math détesté autrefois ? Et si, et si et si ? Et si au contraire cette patiente avait tout à coup le visage doux et avenant d'une grande soeur à la peau si douce, si ce patient ridé et bienveillant représentait ce grand-père dont ne subsiste que la mémoire de la voix et de l'accent rocailleux des Pyrénées ?
Nous venons de prendre conscience que la représentation des images, silhouettes, fonctions, rôles, est capable de tout changer dans la relation entre les acteurs du jour.
Poursuivons avec l'autre sens. Les mêmes acteurs sont, forcément, c'est quasiment une définition, "en représentation" aussi. Ils se présentent sous un jour spécifique. Séducteurs, aguichants, désireux de donner le meilleur aspect d'eux-mêmes, ils "en rajoutent", en font trop, surjouent comme on  dit au théâtre. Ou l'inverse, désireux d'attirer une attention négative, ils vont en ajouter dans l'image de la détresse, de la douleur, de la maladie. Et le praticien, en représentation de pouvoir, de menace terrifiante parfois dans un but d'observance des traitements, va également forcer la note, le ton, la dose, il est en surrégime. Nous percevons de nouveau l'extrême complexité de cette relation, basée sur la confiance, sur la conscience, mais nécessairement faussée par l'image, la représentation, l'imaginaire, la comparaison, le modèle connu, l'idée préconcue, l'impression générale, le détail qui égare et qui trompe. Un véritable travail d'acteur, d'un côté, et de critique observateur de l'autre.
Renforcer la compétence:
Abordons l'interprétation. Bien évidemment à double sens aussi. Comment les acteurs interprètent-ils ce jour là leur rôle ? Le médecin est fatigué, ou énervé, ou abattu par deux tragiques patients de la même journée, perturbé par un souci familial, un accident, un incident de voiture, sa secrétaire absente, sa taxe professionnelle qui a augmenté de 54 %. Ou au contraire il est euphorique, un excellent diagnostic le matin même, une patiente très gratifiante une heure avant, sa fille qui vient d'être reçue au Bac, son conjoint qui l'aime de nouveau... L'interprétation change, le rôle n'est plus joué de la même manière, il devient positif, assuré, convainquant, ou au contraire tout est pessimiste, virulent, violent, agressif.
Mêmes changements de tonalités chez le patient, ou ses proches, on l'aura compris. Ce mal de tête déjà pénible est devenu fardeau insurmontable parce que la chef de bureau est exaspérante. Ce dos douloureux devient insupportable quand à la maison les enfants hurlent, l'aîné fume des joints, le mari est chômeur...  Et dans d'autres circonstances ce signe important, un changement dans les résultats sanguins du diabète, sera escamoté sous la bonne nouvelle du jour, "ma fille est enceinte, docteur, je suis folle de joie, vous vous rendez compte je vais devenir grand-mère ?"
L'autre interprétation découle de la précédente. Comment chacun des participants à cette rencontre interprète-t-il les dires, les signes, les expressions, de l'autre ou des autres ? Qu'a-t-il voulu dire par "sérieux" ? Grave, ou seulement à considérer avec prudence ? Pourquoi paraissait-il aujourd'hui pressé, lassé, est-ce que je l'ennuie ? Il ne m'a pratiquement pas regardée, cela veut certainement dire qu'il avait quelque chose à me cacher, de compliqué, de grave...
C'était un jour où le praticien disait, dans tout son non verbal "je suis mal, ma vie personnelle va mal", et les patients, ce jour là, ont interprèté "vous êtes en mauvais état, votre affaire est sérieuse, je suis pessimiste à votre propos". Ce patient voulait juste exprimer "je viens de rater mon permis de conduire", il n'est pas parvenu à le dire, et le médecin a interprèté "il semblait terriblement anxieux ou dépressif, et fatigué ce matin". Le médecin, cet après-midi, était sur un nuage, sa femme avait on ne peut plus aimé son cadeau d'anniversaire, du coup il était peu attentif aux jérémiades de la vieille dame qui le trouve d'habitude attentif et à l'écoute. Elle a interprèté cela comme un désintérêt, et va changer de médecin. Le suivant lui prescrira des quantités d'examens complémentaires, et elle va interpréter cela comme une preuve que le précédent la négligeait, et ainsi de suite...

La relation entre le médecin, humain en position temporaire et rôle de soignant, et le patient, humain en position temporaire de souffrant et rôle de demandeur, les deux alternativement et à tout moment donneur et receveur de façon complètement réversible, est extrêmement complexe, c'est la conclusion de ce long exposé. En aborder ainsi un peu les aspects théâtraux donne une idée de l'immensité de la recherche à effectuer dans cette complexité qui en est la richesse.

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