Parcours médical
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Parcours professionnel

Lucidité systémique

Jacques Blais, médecin généraliste 29 août 2000


Le Dr Blais a été à l'origine de la première rencontre médicale en 1997 qui a donné naissance à la Lettre d'Expression médicale et au site Exmed. Longtemps éditorialiste à la revue médicale " Le Généraliste ", auteur de livres et articles, il explique dans ce texte son itinéraire médical, et pourquoi et comment il a choisi de cesser son exercice clinique auprès de ses patienst de la banlieue parisienne. L'intérêt exceptionnel de ce document et sa qualité d'écriture nous conduisent à publier in extenso ce texte ici, et à en assurer également la diffusion morcelée dans la LEM.

courrier à l'auteur . ( Ndlr)


Au mot de bilan je préférerai l'expression de regard lucide, et ce qu'il existe de plus intéressant après trente ans est de saisir l'occasion d'un raccourci, d'établir un résumé, pour ne garder que la trame de l'essentiel. A quelle notion réduire, comme on le dirait d'un plat longuement mijoté que la cuisson ramène à moins de volume, son parcours professionnel ?

Pourquoi avais-je choisi ce métier ? Pour aimer les gens, et bien entendu pour en être de ce seul fait aimé en retour. Jamais pour la science, ou pour le pouvoir, tout en acquérant avec l'expérience la notion qu'il existe totalement, en toute lucidité, avantage parfois, risque souvent, en tout cas état de fait, qui nécessite d'en être perpétuellement conscient. Tiens donc, déjà deux des éléments fondateurs d'EXMED, et la confiance est apportée par l'idée qu'il y avait d'emblée autant ou plus de pour qui que de pourquoi dans cette orientation d'une vie. Le mot carrière n'a d'intérêt que dans l'image de celle que l'on creuse à mesure des années pour en extraire sable, minerai, en un labeur renouvelé.

 

Trente ans plus tard, quel serait le résumé, la trame résiduelle ? Ai-je sauvé la terre ? Que nenni, et même dans mes activités de tiers-monde en détresse, Liban ou Centrafrique de Bokassa. Lucidité : je ME suis fait autant plaisir dans ces activités fabuleuses que j'ai apporté d'aide éventuelle. Et cet adjectif fabuleux contient fable, conte, émerveillement. Le tiers-monde médical est un prodigieux apprentissage de l'humilité. Quand le "pro" n'est pas ou plus à son poste, le local, l'autochtone illettré, réputé ou estimé primaire, saura effectuer l'élémentaire, la sauvegarde, la gestuelle. La grande frustration de l'intellectuel, du "savant" diplômé, à travailler sur place, est d'avoir été incapable de transmettre une théorie, un savoir construit, un savoir-être, un sens de la conception des êtres, quasiment une lecture de l'âme. Le "vrai" médecin blanc (ou non d'ailleurs) éduqué n'aura pu montrer qu'une gestuelle répétitive, et s'il a sauvé des vies, certes, il n'aura guère amélioré le sort des êtres, comme il s'efforce de le faire à longueur de vie sur ses terres.

 

En trois décennies, je n'aurai cherché qu'à exister pleinement grâce à ce métier extraordinaire. A tous les professionnels de tous les corps de métier qui vivent leur profession avec enthousiasme, et on en croise beaucoup dans certains médias par exemple, les journalistes médicaux télé, grand public, les grands communicateurs, le médecin aura encore envie de dire que lui, dans son service, aura pratiqué la seule activité qui capte, guide, perçoit, aide, conseille, mobilise, accueille, l'être humain dans sa totalité corporelle et spirituelle. En communiquant, en m'exprimant, en m'évadant, et en tentant d'un bout à l'autre d'expliquer, de convaincre, en accueillant, en observant, en écoutant, en consacrant mon énergie de persuasion, de confiance, de conscience et de compétence à dire et redire à ces personnes venues à ma rencontre qu'elles avaient le droit d'être heureuses, j'ai prodigieusement existé dans ce métier. Heureuses malgré leurs familles et leurs religions qui les culpabilisent et les inhibent, ou les désignent, malgré les conditions de leur naissance et le parcours de leurs existences, qui en sus des actions précédentes les pénalisent, leur rendent la vie plus difficile, plus impossible encore. Et cette phrase si souvent répétée en consultation : "Vous savez que vous avez le droit d'être heureux ?" si totalement à l'opposé des apprentissages de Faculté, mais tellement imprégnée de confiance, habitée de conscience, renforcée de compétence, pourrait résumer trente ans. Jusque dans ce souci de tenter sans prétention de transmettre aussi le message en FMC, en enseignement, dans la presse, dans l'écrit.

 

Un choix pour les êtres. Et lucidement l'évidence d'un choix pour moi. Quel plus grand élan que cette impression d'exister, le sentiment d'aider souvent, d'être utile parfois, efficace à l'occasion, d'accueillir, d'offrir, d'attendre, de recevoir, d'écouter, de bénéficier. Un choix pour être. S'il devait se trouver une anecdote, un cas, pour illustrer, ce serait assurément un "cas" non médical au sens clinique, mais tellement médical au sens étymologique ; Medeo : je réfléchis en avançant, ou bien je prends soin de. Une patiente d'une trentaine d'années perd brutalement son mari, le père de ses deux enfants. Impossible pour le médecin de "faire" quoi que ce soit pour elle. Et pourtant tout, au contraire. Anéanti par son impuissance le médecin, au sortir de chez la jeune veuve envahie de chagrin et de personnes parasites, lui écrit une longue lettre dans sa voiture, lui parlant de son mari qu'il appréciait beaucoup, de son image, de l'avenir, des enfants, de son époux en tant que vivant définitif. La jeune femme évolue, cicatrice, survit ? Et un jour, deux ans après, elle ose évoquer pour le médecin sa lettre. Elle la sort en consultation de son sac et elle lui dit "Vous voyez, je l'ai toujours avec moi, et quand cela va trop mal je la lis". Médecin-médicament, praticien de la relation, de l'être entier, de la vie et de la mort. La personne médecine.

 

Trente ans pour partager, dire, communiquer, à travers l'écrit des articles, livres, éditoriaux, pour tenter là aussi de convaincre, de réfléchir, de progresser en provoquant des échanges. A travers l'oral de la formation FMC, de l'enseignement en troisième cycle de faculté. Ce besoin d'exprimer la vie dans les lignes et les pages, la presse, les images, ce bonheur de s'évader dans d'incroyables voyages. C'est l'illustration de cette systémique du monde de la médecine. Une interactivité permanente entre les professionnels, qui mènera toujours les membres du système exécutant à avoir une influence sur les décideurs, les apprenants à modifier les enseignants, les patients à bousculer les soignants, les industriels à changer les utilisateurs, les prescripteurs à évoluer en fonction des prestataires, les associations à générer la recherche, les gouvernants à réagir, les syndicats à choisir, ou à subir, ou à rugir, ou à rougir, ou à mugir, des nouveaux intervenants à surgir, etc... Et en sachant que, comme dans tout système (du grec sustema qui signifie simplement ensemble), modifier A fera réagir B, provoquera la coalition de B, V, et K, et l'opposition de R, S, et F, et qu'à travers ces courants, ces liens, ces transmissions, ces transactions, oppositions, coalitions, additions, dépendances et réactions la vie de la santé se bâtira une structure.

 

Que la thérapie et l'étude du système consistent depuis la nuit des temps à proposer, modifier, provoquer, des changements dans les interactions, les rôles, les influences, sachant que tout thérapeute SAIT qu'il ne pourra ni ne devra agir sur les individualités, même pathologiques. Si les médecins sont pathologiques, les gouvernements les malades désignés, les syndicats vécus comme tièdes, les patients comme exigeants, l'industrie comme coûteuse et poussant à la consommation, les médias comme effrayantes, la thérapie systémique de la santé ne peut proposer que des trajets, des stratégies de communication, des modifications des relais, des constitutions différentes des influences et des associations. Pas des mises en thérapie individuelle, comme on procéderait à des mises en examens. Fussent-ils complémentaires... Une dernière lucidité systémique s'impose alors, au moment de décider de prendre sa pré-retraite. Pourquoi aujourd'hui ? Allons bien au-delà de l'évidence. L'"evidence based/nedicine" de ce sujet parlera de l'âge, des 70 heures hebdomadaires de travail au cabinet depuis 30 ans, du supplément encore de 15 heures de formation, d'enseignement, de gestion, surtout lorsqu'on en est responsable, donc réunions, préparations, séances, etc... Mais l'intuition du choix savait tout cela.

 

Pourquoi partir, sinon pour des raisons de système ? Pour certains l'évolution de l'assurance maladie, l'influence des gouvernements successifs, l'attitude bienveillante envers des dépenses incroyables en publicité, médiatisation, acceptant les dépenses favorables au CAC 40, électronique, films photo, fibres optiques, informatique, industrie, charlatanisme, etc... que génèrent les campagnes, les émissions, les alertes, la médiatisation outrancière, véhiculant la menace de mort perpétuelle, assortie de la recette miracle à base d'explorations, examens, drogues, thérapies, traitements, imagerie. Toujours le système de santé : indulgence absolue envers ce qui fait grimper le CAC 40, grâce à la peur véhiculée à outrance. Violence extrême envers les dépensiers à la petite semaine, les combattants de l'ombre qui tentent désespérément, les pieds dans la boue et les yeux sans soleil, de SOIGNER des personnes réelle, au jour le jour. Cette option étant valable pour les quatre secteurs qui dépensent (y compris sans compter leur énergie et leurs convictions), la santé, l'éducation, la justice et la sécurité, rigoureusement non rentables pour le Bourse, donc sacrifiables à merci.

 

On peut aussi partir pour un grand mot, qui génère de grands maux : l'éthique. En n'acceptant définitivement plus de se voir devenu complice d'un exercice soigneusement organisé pour être sans contrôle. La CMU ( couverture maladie universelle) était une NÉCESSITÉ absolue pour apporter les soins aux 10% de démunis répertoriés. Mais il était rigoureusement non moins indispensable de fixer les règles systémiques au jeu. Dire aux personnes concernées "Nous vous aidons à vivre, à vous soigner, à devenir des êtres dignes, c'est là notre fierté, notre devoir, notre éthique". Et non leur laisser entendre un message qui dit "C'est gratuit, faites ce que vous voulez désormais, de toute manière nous nous garderons bien de contrôler quoi que ce soit, et nous ne donnerons aucun ordre dans ce sens". Elections obligent. Que découvre le praticien de l'ombre et de la boue ? Des êtres en détresse bénéficiant enfin de soins normaux et souhaitables. Beaucoup. Et puis peu à peu des nuées de personnes percevant le message, en réalité l'absence de message, de travers. C'est gratuit donc je consulte où je veux quand je veux, autant que je veux. Il ne m'arrivera rien et les faits confirment. Et de plus futés encore, qui utilisent les droits qui ne sont pas les leurs, en empruntant les documents CMU du beau-frère, de la voisine de palier, du copain. Débrouillardise ou audace, système D ou imagination, cette pratique est très courante. De même que celle de rester à vie un ayant-droit abusif. Ayant retrouvé du travail, quitté le foyer familial, voire même PACSé par exemple, pourquoi ne pas demeurer ayant-droit gratuit à vie de sa mère, puisqu'aucun contrôle de la CPAM ( caisse primaire d'assurance maladie) ou d'autres services ne vous demandera jamais de rectifier une situation nettement frauduleuse ? Enfin de plus malins encore, ou pervers, ont inventé un nouveau métier, consistant à faire le tour des cabinets médicaux, cinq, six praticiens différents, chaque semaine ou plus fréquemment encore, une petite pathologie peinarde invérifiable, mal à la tête, aux muscles du dos, rhume menaçant, migraine, fatigue, et de se constituer des caisse de médicaments basiques pour les écouler là où l'on en manque, au Kosovo ou au Maghreb. Le constat de carence de cette systémique est qu'aucun contrôle n'est effectué jusqu'alors, qu'un multiconsultant ne sera jamais inquiété. Le médecin oui, en sus d'être révolté, outré, scandalisé, écoeuré au point ... d'opter pour le MICA de la pré-retraite. Aux dernières nouvelles (QDM du 28 juin 2000) la donne irait vers un changement. Sans les sanctionner encore (le médecin oui, le patient non) on irait vers un contrôle, un signalement des surconsommateurs.

 

Dernier aperçu systémique, la pré-retraite des médecins. Au départ il y a quatre ans, une conception : les vieux coûtent cher, évacuons-les, place aux jeunes dynamiques qui trouveront ainsi du boulot. Bilan à trois ans, le bide complet, aucune économie, les jeunes prescrivent beaucoup plus de technologie. Changement d'attitude, supprimons le MICA (modalités d'incitations à la cessation d'activité). Bagarre de la part des praticiens d'âge concernés. Gain de cause au rabais, mais ils partent encore. Dernière mouture, fin 99, bruit de suppression demandé par le FORMMEL (organisme de gestion où siègent la Sécu et certains syndicats). Absence de prise de position de Martine Aubry. Naissance de MICA 2000, association de défense de ces malfaiteurs que sont les 171 adhérents visant la pré-retraite décente après 30 ans d'activité très cotisante. En profitant des inimitiés pour ne pas dire de la haine CPAM-Ministre, et Députés-Sénat, notre association (application de la systémique) parvient à gagner 9 mois de sursis, permettant à la génération des 57 ans jusqu'en septembre de partir presque dignement.

 

A l'heure actuelle, que signifie l'étude systémique ? Les vieux praticiens sont entité et quantité négligeable et méprisable. Et le Ministère a profité d'un recours en Conseil d'Etat de 99 débouté concernant le montant de l'allocation de pré-retraite (ADR), au prétexte que cette allocation avait déjà été modifiée sans protestation des praticiens concernés il y a quelques années, cet épisode ne constituant donc pas un précédent, pour choisir la lâcheté, qui en serait surpris? Désormais les candidats à la pré-retraite partiraient avec 8 800Frs brut par mois, autrement dit avec un petit SMIC après leur trente et quelques années de médecine à 70 heures hebdomadaires, et à cotisation mensuelle équivalente à ce montant et même supérieures.

 

La systémique est en marche : coalitions, démolitions, démissions, démobilisations, détermination, démystification. Comme dans n'importe quel groupe, entreprise, famille, association, ethnie, société, les "malades" sont désignés, ceux qu'il faut soigner, éloigner, annihiler, traiter, les fautifs sont montrés du doigt, les coalitions se font jour, le jeu des pouvoirs. Il y a généralement un thérapeute en action, il ou elle aura du travail après le départ de Martine Aubry, et toujours un superviseur derrière la glace sans tain en thérapie systémique, pour repérer les erreurs, le non vu, le non dit, les alliances, et redresser les stratégies proposées. Le Président, le Premier Ministre, le successeur de ce chef syndicaliste récemment humilié, l'opinion publique, l'Europe, le CAC 40, à qui le très délicat rôle de superviseur dans ces séances à venir ?