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Toute médecine est narrative

    28 mars 2016

Docteur François-Marie Michaut


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Nous avons eu l'occasion de dialoguer avec Cécile Bour sur la question de la « médecine narrative» et d'amener ici l'un après l'autre notre propre éclairage. Dans la LEM 955 du docteur Bour, c'est une observation clinique vécue qui a démontré la pertinence urgente d'une telle vision de l'exercice médical.
   De mon côté, je vais tenter de proposer quelques éléments tirés de ce que je crois avoir pu percevoir tant dans mes souvenirs digérés par les années que dans les références théoriques qui ont pu m'influencer au fil du temps.

L'une des difficultés de l'apprentissage de la médecine est l'acquisition du parler (lire et écrire) médical. Bien plus qu'un argot professionnel, cousin du latin des médecins de Molière, c'est l'ouverture à un monde fait de précision permettant à tous les initiés de donner le même sens aux mêmes mots. Au moins en théorie et tant qu'il ne s'agit que de contacts et d'échanges entre blouses blanches. Ce vocabulaire tiré au cordeau est indispensable pour demeurer dans le champ des sciences objectives auxquelles les médecins sont justement attachés. La tentation est grande, surtout chez les plus jeunes, de vouloir jeter un peu de poudre aux yeux des gens que ne sont pas de la partie, en utilisant largement le langage technique. Cela fait savant. Certes, mais cela coupe toute possibilité d'échange vrai. L'autre en face n'a pas envie de passer pour un ignorant. Il met tout cela dans sa poche, en se disant bien qu'avec son moteur de recherche, il va bien réussir à savoir de quoi il s'agit.
   Au cours du dressage médical, il est également classique d'apprendre à considérer ce que le malade a à dire de son état comme de peu de valeur diagnostique. Seuls demeurent crédibles les constatations cliniques, et plus encore les résultats des investigations complémentaires des imageries, endoscopies, et examens de laboratoire. Tout semble se passer, du moins en milieu hospitalier, comme si le travail du médecin était de donner un nom aussi exact que possible aux troubles dont souffrent les patients. Peu importe finalement que ce soit une explication aux symptômes qui ont conduit à l'hospitalisation ou que ce soit le résultat, on ne peut plus aléatoire, de tous les bilans menés de façon systématique dans tous les établissements.

Si la maladie est une histoire que construisent avec leurs connaissances les médecins pour pouvoir soigner les patients, on conçoit bien qu'ils ne sont pas les seuls à se livrer à cet exercice. Nommer une maladie, c'est une étape indispensable pour pouvoir y faire face. Le temps, le lieu, la culture de chacun, son vécu, sa personnalité influencent et nuancent à l'infini cette capacité de dire, et d'entendre, la réalité vécue de sa propre maladie. Peu importe, finalement, qu'il s'agisse d'une punition divine à des fautes commises, de phénomènes de prise de possession par des esprits hostiles, du résultat d'une malédiction, d'une malchance au tirage de la loterie génétique ou de la conséquence d'exposition à des dangers collectifs.
Chacun se raconte sa propre maladie. Il suffit de consulter les différents forums qui s'épanchent jusqu'au délire évident sur internet. Mais la vérité est là.

Il est capital que le médecin tienne le plus grand compte de cette réalité en sachant ne pas museler ses patients avec sa parole si facilement donneuse de doctes leçons et de savants conseils. Il est non moins indispensable que, comme tout soignant, il ait lui-même conscience de ce qu'il construit sa propre histoire de la pathologie de son malade. Ce n'est pas la même pour un chirurgien ou un kinésithérapeute, un aide-soignant et un radiologue. Les docteurs-tant-pis et les docteurs-tant-mieux, ce n'est pas une légende. Le public sait bien dire qui est bon médecin, et qui ne l'est pas. La quantité d'effet placebo (comme nocebo) que cela entraine dans leur pratique semble une conséquence logique qui va de soi. Même si la recherche médicale, toujours drapée dans son illusion pré-quantique de la neutralité scientifique, n'aime pas du tout aller fouiller ces terrains de la subjectivité.

Toute médecine est un récit, à chaque fois unique , et à construire jour après jour, par tous ceux qui sont concernés à un titre quelconque quand survient la maladie. Là, pas de recettes toutes faites, pas de protocoles pensables, pas de standardisation des conduites à tenir, juste le jeux normal de cette si étrange chose qu'est le fait d'être un être humain.
Alors les gros sabots de tous ceux qui prétendent gérer le monde de la santé comme si c'était une usine de production collective de soins perdent définitivement toute crédibilité.
Comment terminer ce papier, trop bref pour épuiser la vaste question de la médecine narrative, sans mentionner les travaux de notre ami Jacques Blais , disparu au décours d'une intervention chirurgicale en 2005, qui fut un des pionniers de cette façon de comprendre ce qui se passe dans un cabinet médical. Il suffit de consulter sur ce site ses nombreuses LEM, ses récits de voyage hors des circuits touristiques et surtout, peut-être, ses poésies et ses pièces de théâtre imprégnées d'une de ses idées majeures. Pour lui, toute consultation médicale est à l'image de ce qui se passe au théâtre. C'est à dire modelée, modulée, par les différents acteurs concernés. Nous voici aux antipodes de cette médecine paternaliste dont nous avons tant de mal à nous extraire.


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Os court :

« Tout observateur du genre humain sait combien il est difficile de raconter une expérience de telle sorte qu'aucun jugement n'interfère dans la narration. »

Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799)

      Lire les dernières LEM

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