De qui souffrez-vous?
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CHAPITRE 3 : UNE VÉRITABLE MÉDECINE DE FAMILLE

Dans le domaine de la médecine comme dans toutes les autres activités humaines , il faut avoir le dos au mur pour explorer une nouvelle voie. Ce n'est pas pour de simples considérations théoriques que l'on est amené à sortir d'une pratique médicale limitée à la stricte relation duelle médecin malade. Mais bien, une fois de plus, parce que ces curieux malades alcooliques eux-mêmes y ont contraint leur médecin .

Sur le conseil de Jean-Michel Haas, à la fin des années soixante dix, cette aventure a commencé . Elle a fondamentalement modifié la pratique du généraliste qui s'y est risqué . D'abord avec la création et le lancement d'un Centre d'Hygiène Alimentaire. Il ne s'agit pas du tout, comme vous pouvez le penser naïvement, d'un endroit où l'on s'occupe de problèmes d'alimentation et de diététique. Sous cette dénomination hypocrite, époque oblige, se cache une structure publique de soins aux malades alcooliques. Autrement dit, une consultation d'alcoologie. A partir de l'exemple nantais remarquable d'un ami généraliste , Jean Morinière, nous y travaillons avec un seul collaborateur. Car il a été observé par tous les alcoologues, dénomination devenue habituelle de ceux qui s'occupent de ce type de problèmes, qu'il y a pratiquement toujours des difficultés importantes dans le couple des alcooliques.

L' idée, dans un premier temps, est que chacun de nous deux pourrait s'occuper plus particulièrement de l'un des membres du couple, et l'autre du second. Une infirmière de formation, a accepté, très courageusement, cette façon de travailler, en même temps qu'elle se formait, sur le tas, à la difficile relation avec le malade alcoolique.

Nous avons fonctionné ainsi pendant plusieurs années, en participant également ensemble à un groupe Balint. Mais avec un bonheur très inégal, malgré tous nos efforts. Au cours de nos séances de confrontation, nous défendions chacun la logique absolue de celui que nous avions en charge: " S'il boit, c'est que sa femme crie toujours - Non, la femme crie parce qu'il boit toujours". Et de chercher laborieusement une stratégie commune, pour tenter de sortir de dialogues de sourds de ce genre.

Et puis les faits sont là, têtus, dit-on souvent. Il n'est pas rare d'obtenir facilement une période d'abstinence initiale, même chez des malades lourds.

Mais alors que tout semble aller mieux, pourquoi constatons-nous si souvent, que l'épouse, qui avait réclamé, à grands cris, l'arrêt de l'alcool, se met soudain à aller si mal, dès que son mari arrête de boire? Ces situations à bascule, dans les couples, nous ont conforté dans notre intuition initiale. Le malade alcoolique est, avant tout, un malade de la relation aux autres. Mais nous restions incapables de comprendre clairement les fils mystérieux qui font agir une telle quantité de gens autour de chaque malade, en un écheveau inextricable. Conjoints, parents, enfants, voisins, employeurs, médecins divers et services sociaux mènent une ronde incessante. Avec, comme résultat final fréquent une aggravation de la situation initiale, ou une répétition inlassable de la même séquence. Cure de sevrage, éventuellement suivie d'un séjour prolongé en établissement de post cure, retour dans le milieu de vie habituel, période d'abstinence plus ou moins longue et, enfin, reprise de l'alcoolisation. La boucle se referme sur elle-même.

Une situation concrète se présente avec une très grande fréquence. Un proche du malade s'adresse à la consultation pour demander une aide. Il ne supporte plus l'alcoolisation de l'autre, et voudrait la faire cesser, à tout prix. Et sollicite pour cela l'assistance des "spécialistes". Comment faire ? Le malade ne demande, lui, aucun traitement. Il n'y a donc aucune chance qu'une intervention directe autoritaire puisse aboutir à autre chose qu'à un jeu stérile et épuisant du chat et de la souris.

La seule autre stratégie possible est de tenter de sortir de cette situation bloquée en travaillant avec le conjoint. L'objectif est de casser le système circulaire des relations familiales, dans lequel cette alcoolisation s'épanouit, souvent depuis des années. Il faut que quelque chose d'important se rompe pour envisager de se passer d'alcool. Ceux qui font appel à nous y sont toujours poussés par une difficulté incontournable. Menace de divorce, ou risque de perte d'emploi.

Les manoeuvres auxquelles nous devons avoir recours avec les proches, nous le réalisons, restent de l'ordre de la manipulation, et bien peu efficaces pour susciter cette fameuse demande de soins, sans laquelle nous ne pouvons rien faire. Nous ne sommes pas les seuls à nous heurter à ce genre de difficultés, comme nous le constatons en établissant des contacts de travail réguliers avec des structures d'alcoologie comme la notre. Tout un mouvement de recherche sur le terrain en alcoologie naît ainsi, à partir de la constatation de nos échecs, et de nos interrogations.

Ce long détour par une autre activité médicale que la pratique habituelle du généraliste, est nécessaire pour comprendre la logique d'une rencontre nécessaire avec ce qu'il est convenu d'appeler la thérapie familiale systémique. Sa tonalité auto-biographique n'a qu'un intérêt anecdotique très secondaire.

De quoi s'agit-il ? Fidèles à notre méthode habituelle, nous allons tenter de le préciser à partir de quelques cas cliniques vécus.

1) UNE SIMPLE AFFAIRE DE FAMILLE:

Sympathique cette petite famille dans sa gentille petite maison. Lui est fonctionnaire. Elle élève avec soin leurs deux filles Nathalie et Virginie, dix ans et trois ans. La petite dernière, véritable boute-en-train de l'équipe, n'a pas une grosse santé. Elle a souvent des rhinopharyngites. La scène est toujours la même . Quand le médecin arrive au domicile , maman est là, cachant mal son anxiété, ce qui est bien habituel. Mais, observation moins fréquente, le papa aussi participe activement à la visite médicale. Toujours très souriant. Vous voyez qu'ils sont vraiment très bien.

Régulièrement la gorge de Virginie nécessite un bon nettoyage, ce qu'elle accepte avec bonne humeur. Et tout le monde est content. Un jour, pourtant, ce bon petit diable change de disque, elle a mal au ventre. C'est d'une telle fréquence à cet âge là qu'il n'y a rien là de bien inquiétant . Le lendemain, nouvel appel à domicile. Et là, c'est le drame évident. Elle a de la fièvre, et un ventre dur comme du bois. Pas de doute possible, c'est une péritonite. Hospitalisation d'extrême urgence, opération chirurgicale dans la foulée. Parfaitement réalisée. Mais la famille est pleinement consciente du danger vital que court Virginie pendant quelques jours.

Tout finit par s'arranger, Virginie sourit à nouveau, et, curieusement, serait plutôt moins souvent malade maintenant qu'auparavant.

Quelques mois plus tard, la mère appelle, très anxieuse. Nathalie, la soeur aînée, qui se porte habituellement comme le Pont-Neuf, a soudain mal au ventre. Elle se plaint de douleurs abdominales basses, avec de fréquentes envies d'uriner. Et même quelques débordements nocturnes tout à fait inhabituels. Il s'agit très probablement d'une cystite banale, n'importe quel médecin vous le dirait. Et pourtant l'analyse des urines ne montre pas la queue du moindre petit colibacille. Le traitement désinfectant urinaire prescrit, à tout hasard, n'apporte aucune amélioration.

S'agirait-il de la révélation tardive d'une malformation congénitale ? La radiographie montre bien une petite bizarrerie du côté de la vessie. Comme il se doit, l'avis d'un confrère spécialiste des voies urinaires est sollicité . L'urologue choisi par la famille est justement le chirurgien qui a tiré Virginie d'un si mauvais pas. Hasard ? A voir.

Commence alors le grand balai des examens d'urines à répétition, bilans sanguins divers, radiographies en tout genre, et, en guise de bouquet final inspection directe de l'intérieur de la vessie avec un appareil optique. Rien d'anormal à signaler, pas le moindre petit diagnostic à se mettre sous la dent. Qu'à cela ne tienne, un mécanisme déjà décrit plus haut se met en route automatiquement. La tournée des spécialistes. Nathalie a droit, et dans l'ordre, au gynécologue et au gastro-entérologue. Eux non plus ne trouvent aucune origine à ce mal de ventre, en reconnaissant, fort honnêtement que ce cas n'est pas de leur compétence.

Mais Nathalie souffre toujours du bas ventre, et elle doit aller uriner fort souvent. Ce qui commence à perturber sa scolarité, car les professeurs trouvent que cela cause un peu de désordre dans la classe.

Le chirurgien renouvelle à intervalles réguliers les analyses. Il n'y a toujours aucune anomalie. Une nouvelle cystoscopie se profile à l'horizon. En désespoir de cause, et devant l'inquiétude croissante des parents, il prescrit un médicament tranquillisant à cette petite fille.

Il se passe alors un phénomène curieux, mais non exceptionnel : le généraliste, qui avait dû passer la main à un confrère spécialiste, puis deux, puis trois, se trouve à nouveau qualifié, comme seul médecin, par la famille. " On ne sait plus à quel saint se vouer. Faut-il que Nathalie prenne ce remède pour-les-nerfs un peu inquiétant ? Qu'en pensez-vous, Docteur? ".

Vous avez reconnu, sans difficultés, je pense, une maladie fonctionnelle typique, tout à fait comparable à celles que nous avons évoquées dans un chapitre précédent. Nathalie souffre de son ventre, et les médecins consultés, malgré tous leurs efforts réunis, et leur compétence incontestable,sont incapables de comprendre et de calmer cette souffrance. Nous voici, maintenant, devant un mur insurmontable, car toute autre tentative de traitement, quelque soit la technique choisie, se heurtera à la même conception de la maladie. Qu'il s'agisse d'homéopathie, d' acupuncture ou de psychothérapie d'inspiration analytique, ou non, tous les thérapeutes partent du même postulat : L'ORIGINE DE LA SOUFFRANCE DE VIRGINIE SE TROUVE EN ELLE-MÊME. Que chacun, selon sa formation, la cherche dans son propre domaine, somatique ou psychique, ne change rien à l'affaire. Car Nathalie ne sait rien dire d'autre que: "j'ai mal au ventre".

Et nous ne comprenons rien à tout cela avec nos armes médicales habituelles.

Essayons de raisonner autrement. La maladie de Nathalie, que nous avons justement baptisée fonctionnelle, peut-elle avoir une fonction ? Non pas à l'intérieur d'elle-même, car nous n'avons pas le moyen d'aller le vérifier. Quoi que laissent parfois entendre des spécialistes du psychisme, nous ne disposons jamais, dans ce domaine particulièrement difficile, que d'interprétations et d'hypothèses. Nathalie est-elle atteinte de jalousie morbide à l'égard de sa petite soeur ? C'est possible, mais que pouvons nous faire, concrètement, d'une telle analyse problématique, avec une fillette qui ne sait que répéter qu'elle en a assez d'avoir toujours envie de faire pipi ? Certainement rien.

La seule voie qui reste ouverte est de rechercher cette fonction ailleurs que dans la personne de celle que nous appelons malade. Il ne s'agit pas d'une démarche habituelle dans notre mode de pensée occidental actuel, ce qui nous oblige à faire un effort d'attention. Au lieu de prendre comme cadre d'observation Nathalie, nous allons nous intéresser à tous ceux avec qui elle vit. C'est à dire sa famille. Il n'est pas très difficile, pour un généraliste, de considérer qu'un groupe familial constitue, par lui-même, un véritable organisme. Chaque organe est alors constitué par l'un des membres de la famille. Et, comme tout organe, il peut être frappé d'une maladie, comme par exemple le mal de ventre de Nathalie.

L'organisme familial, comme tout être vivant, a une naissance, quand deux humains décident de s'unir, une croissance quand naissent les enfants, et une mort, quand la famille est dissoute par la mort ou la séparation de ses membres. Comme tout un chacun, il connait des crises, avec les difficultés de la vie quotidienne, et des adaptations à des modifications de l'environnement. Ce n'est pas toujours évident des enfants qui grandissent, ou des conjoints qui ne connaissent la vie commune vingt quatre heures sur vingt quatre qu'au moment de la retraite.

Chacune des parties de ce corps familial est reliée aux autres par tout un ensemble de liens relationnels complexes. Toute action de l'un entraîne automatiquement une réaction de chacun des autres, selon le mécanisme, fort classique en physiologie, du feed back. Pardon, il faudrait parler de rétro-action. Il est évident, si l'on veut bien y réfléchir un instant, que cet organisme est autre chose , et plus, que la simple somme des individus qui le compose. De la même façon qu'un homme n'est pas un simple empilement d'organes et de fonctions, comme le laisseraient parfois croire certains médecins.

Il parait insensé de vouloir travailler avec tout un ensemble de gens, aux liens si compliqués, quand on n'a même pas la maîtrise du fonctionnement interne d'un seul sujet isolé. Cette objection est tout à fait pertinente, et nous oblige à faire l'impasse complète sur ce qui se passe réellement à l'intérieur de la tête de chacun. Non pas que ce soit sans intérêt, des générations de psychologues et de psychiatres s'y consacrent . Mais, tout simplement, ce domaine de l'intra psychique n'est pas accessible à l'expérience clinique du généraliste. Et vous connaissez sa fâcheuse tendance à jouer les Saint Thomas.

Le médecin de famille est aux premières loges pour observer les manifestations des interactions entre les membres du groupe familial. C'est son travail quotidien. Par exemple, monsieur X... présente un ulcère d'estomac, son entreprise est en difficulté. Mais son épouse est soignée pour dépression, et le fils aîné est un brin toxicomane. Le médecin est obligé, pour traiter chaque personne, de tenir compte de ce qui arrive aux deux autres. Il est même fortement tenté d'établir un lien de causalité entre ces trois maladies. Le mari a des trous dans l'estomac parce que son emploi est menacé. Madame est déprimée parce que son fils se drogue. Le petit fait des bêtises parce que son papa ne s'occupe pas de lui. A moins que ce ne soit totalement l'inverse. Que la baisse professionnelle soit entraînée par la marginalisation du fils, et que l'ulcère soit causé par la dépression de la femme, qui ne peut envisager de vivre sans argent. Le jeu des suppositions est infini, et il est vain de vouloir découvrir une seule explication à cette situation. A moins de se boucher les yeux sur tout ce qui n'est pas le sujet malade, comme nous avons si bien appris à le faire au cours de notre longue formation médicale .

Les lois qui peuvent régir cet organisme familial sont très longtemps restées du domaine exclusif de la morale et de la religion. Ce qui ne peut que faire reculer les esprits scientifiques purs et durs de notre temps. La seule règle actuellement acceptable par tous, je pense, est celle que le physiologiste Claude Bernard a appelé l'homéostasie. Tout être vivant, de la plus simple cellule aux formes de vie les plus complexes, a pour caractéristique de disposer d'un système interne de régulation capable de maintenir les conditions de sa permanence. Pour simplifier, on peut dire que chaque système vivant fait tout pour se maintenir en vie. Et la famille, quoi qu'on puisse penser de son évolution actuelle vers un modèle de plus en plus réduit, n'échappe pas à cette règle. Faut-il le préciser, la famille dont nous parlons n'est pas fatalement biologique, mais désigne plus généralement l'ensemble des gens qui vivent ensemble une histoire commune.

Tout cela, c'est bien joli, direz-vous, mais venons-en aux faits. Que devient Nathalie dans tout cela ?

Pour bien marquer la volonté de sortir de la routine qui a conduit dans cette impasse, il est expliqué que ce problème fait souffrir, non seulement Nathalie, mais aussi ses parents, qui sont de plus en plus inquiets. On en parle tous les jours à la maison, c'est devenu une véritable affaire de famille. Cette histoire doit donc être envisagée par toute la famille. La proposition est faite , chose totalement inhabituelle en médecine, de recevoir ensemble tous les membres du groupe familial, pour tenter de comprendre, avec eux, ce qui se passe. Et au cabinet médical , pour sortir du cadre usuel de nos rencontres qui est leur intérieur .

Cette invitation, malgré son incongruité, semble parfaitement comprise par les intéressés, et un rendez-vous est pris dans les jours suivants. A l'heure dite, Nathalie, Elodie et leurs deux parents sont assis en face du médecin . Il est alors expliqué qu'il n'est pas question de mettre en doute la réalité des troubles de Nathalie, elle n'est pas une malade imaginaire. Toutes les investigations médicales ont été faites et bien faites, il n'est pas question de les renouveler. Cette affection fait souffrir toute la famille, et c'est avec tous ses membres qu'il faut maintenant travailler. La remarque est aussi faite qu'il y a toujours quelqu'un de malade chez eux. Comme si c'était nécessaire à leur fonctionnement. L'épisode dramatique de l'opération de Virginie, reconnaissent-ils, a été un moment particulièrement fort de la vie familiale, où tout le monde a été uni, de façon exemplaire. De la même manière, maintenant, le fonctionnement du groupe est polarisé par l'histoire du ventre de Nathalie. Par exemple, chaque matin, le papa demande à sa fille aînée si elle souffre.

Il y a cependant encore autre chose dans cette famille, qui permet d'élaborer une hypothèse sur la fonction de cette affection. La maman souhaite reprendre une activité professionnelle. Ce que son mari, très traditionaliste, ne veut pas accepter. Il y a là un désaccord latent qui risque, un jour ou l'autre, de mettre en péril l'homéostasie familiale. L'unité retrouvée avec la péritonite de la petite, peut être sauvegardée par le mal mystérieux de Nathalie, qui trouve ainsi un sens, une fonction utile dans les relations inter familiales. Il ne s'agit que bien sûr que d'une supposition de la part du médecin . Vraie ou fausse, il ne le sait pas, et qu'importe puisque son but unique est de lui permettre de pénétrer dans le système des interactions familiales.

Une semaine plus tard, la mère téléphone: " Docteur, nous ne viendrons pas au rendez-vous prévu, car Nathalie s'y oppose. Elle a passé deux jours épouvantables, totalement repliée sur elle-même, pour finir par déclarer qu'elle ne veut pas qu'on puisse penser que cela vient de sa tête. Mais, depuis, elle ne se plaint plus du tout de son pipi, et plus personne n'en parle à la maison ".

Les appels de cette famille se font de plus en plus rares , car non seulement Nathalie va bien, mais elle a amélioré ses relations, un peu tendues, avec sa mère. Sans qu'apparaisse en apparence aucune autre maladie chez elle, ou chez un autre.

Cette famille a su admirablement redéfinir elle-même ses relations internes, et apporter sa propre réponse au danger qui la menaçait. Danger que tentait de deviner l' hypothèse initiale du praticien , qui n'a pas eu le loisir de la vérifier. Le rôle de médecin de famille a consisté, très modestement, à permettre à ces gens de comprendre que derrière la maladie de Nathalie se cachaient des choses qui les concernaient tous. Que la maladie avait eu une fonction familiale, et qu'ils pouvaient peut-être en faire l'économie à l'avenir.

Il parait intéressant de souligner qu'en rapportant cette observation clinique, il a été possible, sans aucune difficulté, de se passer de toute allusion, même voilée, à une caractéristique quelconque du fonctionnement intra psychique de l'un des personnages en cause. Tout se passe au niveau des relations qui unissent entre eux, ou séparent, ce qui revient au même, chacun des membres de la famille à tous les autres. Sans avoir à tenir compte de ce que l'on a coutume d'appeler la personnalité.

Cette vision systémique familiale de la maladie n'est pas une nouvelle invention . Elle a pour pères les théoriciens californiens de la communication qui travaillent activement à des applications psychiatriques de ce mode inhabituel de perception de la réalité . Des noms comme l'école de Palo Alto, Gregory Bateson et Paul Watzlawick s'y rattachent. En annexe, le lecteur curieux trouvera un certain nombre de références bibliographiques lui permettant d'aller au delà de ce résumé sommaire, forcément incomplet. La pertinence de l' application à la médecine somatique a elle-même été prévue, dès 1966, par Don Jackson, dans un article de Comprehensive Psychiatry , intitulé: " Pratique familiale : une perspective médicale d'ensemble". Dans une communication à un congrès médical, en 1974, John H. Weakland, autre auteur californien parle de : " Somatique familiale : une marge négligée". Cependant, il faut bien reconnaître qu'une telle révolution du mode de pensée n'a pas encore entraîné de modifications notables dans la pratique des médecins . Mais Pasteur , lui-même, a mis bien des années à convaincre les praticiens de la pertinence de ses découvertes .

Cette analyse du système des interactions familiales va totalement à l'encontre de nos réflexes médicaux habituels. La transformer en un outil thérapeutique est un pas supplémentaire, qui ne s'improvise pas. Cela nécessite une véritable formation. C'est du moins la conclusion que nous avons tiré, avec Josiane L..., d'un séminaire de sensibilisation à cette technique, organisé pour notre groupe d'alcoologues par Jean-Pierre Z....

Robert Neuburger, thérapeute familial, psychiatre, psychanalyste et directeur du Centre d'Etudes de la Famille à Paris, a bien voulu accepter de guider nos premiers pas hésitants dans cette pratique, afin que nous puissions en faire bénéficier nos malades alcooliques.

2) PLUS CA VA, MOINS CA VA:

Danielle fait appel à son médecin généraliste . Petite brune vive, à la parole précise et au geste explicatif facile, elle se décide rapidement à dire ce qui l'ennuie. Sans trop insister sur le prétexte initial de la visite à domicile. Elle ne vit plus depuis que son mari lui a annoncé qu'il l'avait trompée avec une petite jeunesse. Jean-Pierre a beau lui dire qu'il a rompu, et puis que cela n'a aucune importance pour lui, elle ne peut s'empêcher de les imaginer dans leurs ébats amoureux. Elle en perd le boire et le manger. Des entretiens prolongés, dans la meilleure tradition balintienne, permettent de savoir un certain nombre de choses sur son enfance et ses soeurs. Mais la simple écoute est insuffisante pour l'aider à sortir de cette véritable obsession. Jean-Pierre fait tout pour se faire pardonner, et rentre sagement de son travail de bureau chaque soir.

Ils pensent avoir trouvé la solution en fabriquant un quatrième bébé. Aussitôt dit, aussitôt fait. Grossesse normale et accouchement, à terme d'une jolie petite fille. Mais, hélas, tout se gâte très vite. Danielle déclenche un état dépressif important, qui l'amène même à une tentative de suicide. Elle consulte alors un psychiatre qui parle de jalousie morbide, et avec qui elle commence une psychothérapie d'inspiration analytique, arrêtée au bout de quelques séances. Jean-Pierre, pendant ce temps est florissant, dans son rôle de père de famille.

Danielle est moins dépressive, mais poursuit ses scènes de jalousie. Ce que Jean-Pierre supporte de plus en plus mal. Et puis Claudie, la fille aînée, ne va pas bien du tout. Elle se dispute sans arrêt avec sa mère, et avale deux boites de tranquillisants. Les uns et les autres font souvent appel au médecin , et il a le plus grand mal à ne pas jouer les juges d'instruction. La situation s'aggrave en permanence, et des menaces de séparation et de divorce planent dans l'air. Danielle et Jean-Pierre ont maintenant des scènes violentes presque quotidiennes.

Vont-ils partir chacun de leur côté ? Ce serait trop simple, car quand l'un veut s'en aller, l'autre tient absolument à rester. Et inversement. Danielle désespère de trouver dans sa petite enfance l'événement traumatisant, qui expliquerait la situation présente, et cherche à transformer son psychothérapeute en conseiller. Elle y parvient, car elle est fort habile. Et , à partir de ce moment là , elle ne retourne plus le voir.

Jean-Pierre et Danielle sont maintenant dans une situation sans issue. Avec en toile de fond, des accès de violence, la souffrance des enfants, et même le risque d'un nouvel acte suicidaire. La simple écoute est devenue insuffisante, et il faut proposer quelque chose d'autre qu'une thérapie individuelle, qui vient d'être tentée sans succès.

Il s'agit, une fois encore, d'une souffrance de tout un groupe familial, et la seule solution éventuelle est de traiter l'ensemble de ce problème. La petite famille en question comprend fort bien ce langage, et accepte d'engager une thérapie familiale systémique.

De quoi s'agit-il ? D'abord d'un protocole de travail très bien limité. Dix à douze entretiens, espacés de trois semaines. Sans possibilité de rallonge, quoi qu'il arrive. Tous les membres de la famille doivent participer aux séances, ou, en tout cas, y être invités. Un enregistrement vidéo est pratiqué, avec l'autorisation écrite des participants. Enfin, le thérapeute est assisté dans sa tâche par un co-thérapeute. Le rôle de celui-ci est de veiller, en permanence, à ce que le soignant ne se laisse pas prendre au jeu des interactions familiales, pour ne pas devenir un nouveau membre de la famille. Le but du traitement est le suivant. Une famille, comme tout être vivant doit à la fois maintenir sa structure, son homéostasie, nous en avons déjà parlé, mais aussi évoluer, changer. Les évènements normaux de toute vie, naissance, déménagement,chômage,vieillesse, l'y contraignent.

Or, cette nécessaire adaptation, notion chère à René Dubos, suppose, pour être réalisée, une certaine souplesse du fonctionnement des relations familiales. Afin que soient acceptées les indispensables crises que suscite tout passage d'un état à un autre. Sur le modèle de la puberté pour un homme. Certains groupes, se sentant trop fragiles, reculent toute évolution en rigidifiant leurs règles de fonctionnement. Et c'est ainsi que peut apparaître la maladie, dont la fonction, maintenant, saute aux yeux. Maintenir, à n'importe quel prix, l'intégrité familiale. L'ambition de la thérapie est de permettre à la famille d'affronter sa crise de croissance, et donc de faire l'économie des symptômes de maladie dont elle ne pouvait se passer. Mais en trouvant ses propres réponses, ce qui devrait épargner la critique habituelle de manipulation qu'on adresse volontiers à cette technique.

Ces explications théoriques, bien que succinctes et partielles, sont certainement un peu ardues pour nos lecteurs étrangers au monde médical. Mais indispensables pour suivre l'histoire de notre famille.

Nous sommes très vite frappés par le fonctionnement particulier de ce couple en difficulté. Il suffit que l'un dise noir, pour que l'autre pense blanc. Peu à peu au cours des séances, nous parvenons à mettre en évidence leur mode habituel de fonctionnement. Et à leur faire prendre conscience qu'ils sont incapables, malgré tous leurs efforts de le modifier, c'est à dire pour reprendre notre titre que plus ça va, moins ça va. Cependant, chacun des deux, a dans la tête une image idéale de l'autre, que nous mettons en évidence .

Or, c'est pour obéir à ce mythe familial, non exprimé, qu'ils doivent respecter certaines règles. Pour Jean-Pierre, l'ouverture sur le monde extérieur, et pour Danielle, le respect absolu de la fidélité conjugale. Sont-ils prêts à sacrifier l'originalité de leur couple pour devenir une famille banale? Telle est la question qui leur est posée à la fin de la thérapie. Cette interrogation place leur difficulté de vivre ensemble sur un tout autre terrain que celui de leurs affrontements habituels, et les oblige à remettre en question leur comportement.

Danielle, au cours du premier entretien de contrôle, trois mois après, nous apprend qu'elle a renoncé à surveiller son mari, et que Claudie a fort bien réussi son année scolaire, qu'elle redoublait. Tout n'est pas réglé, bien entendu, mais un cap bien difficile vient d'être franchi. Il serait d'ailleurs aussi peu raisonnable de demander au thérapeute la guérison définitive d'une telle pathologie familiale , que d'attendre du rhumatologue qu'il mette définitivement fin à une arthrose du genou avec un traitement médical ..

4) MISSION SUICIDE:

Tout cela, c'est bien gentil, et intéressant, sur le plan théorique. Mais imaginez-vous sérieusement que chaque médecin généraliste puisse se transformer en thérapeute familial? Où trouvera-t-il les moyens de s'adjoindre un co-thérapeute, avec le tarif actuel des actes médicaux? Quand parviendra-t-il à faire contrôler son travail par un superviseur? Autant d'objections pratiques auxquelles on ne peut répondre encore. Et puis,direz-vous, en médecine quotidienne, on n'a, le plus souvent, en face de soi, qu'un individu isolé qui souffre. Vous n'allez quand même pas convoquer toute la famille à chaque fois ? A quoi peut bien vous servir votre conception familiale de la maladie, quand vous vous trouvez devant une personne seule?

Roland est tout seul, quand il vient pousser la porte de la consultation . Auparavant, bien entendu, il a soigneusement tâté le terrain au cours d'une savante approche. Coups de téléphone, et entretiens avec une collaboratrice. Ce n'est pas facile de se rendre dans un endroit qui indique ce qu'on y traite, en toute impudeur. Ce garçon de trente ans, serré dans son costume gris de vendeur de matériel de bureau, cache mal, derrière un épais nuage de fumée, une face ronde, haute en couleur et bouffie.

Pour être seul, il l'est bien. Il vient d'arriver ici, ayant abandonné sa famille et ses amis à cinq cents kilomètres d'ici. Depuis quelques semaines, il monte sa propre affaire avec un jeune associé.

Auparavant, il était salarié d'une grosse entreprise, où il réussissait fort bien. Il habitait, seul, l'appartement voisin de celui de sa maman. Dame veuve, psychologue de son métier, pour qui il éprouve une véritable vénération. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. A un détail près. C'est que ce fils modèle, de temps en temps, traverse des périodes terribles d'alcoolisation. Il s'enferme alors chez lui, et boit seul, jusqu'au bout. Il en a souvent parlé avec sa mère. Qui,dit-il, devine parfaitement quand il ne va pas bien, et fait tout ce qu'elle peut pour l'aider.

Il existe donc une alternance constante entre le Roland-Jekill, bon fils et vendeur modèle, et le Roland-Hyde,qui fait tant de peine à sa mère par son ivrognerie.

C'est ainsi qu'il se dépeint lui-même. Et la décision de changer radicalement de vie est une tentative pour sortir de cette situation répétitive épuisante. Hélas, sans grand succès, car les crises d'alcoolisation se poursuivent, malgré les nouvelles responsabilités professionnelles. Et malgré la conversation téléphonique quotidienne entre Roland et sa mère. Quand il a bu, c'est elle qui appelle. Comme si elle sentait, à distance, ce qui arrive à son fils.

Il y a déjà belle lurette que Roland cherche, avec les lumières psychologiques de sa maman, une explication à ce comportement bien gênant. Sans grand succès, semble-t-il, malgré la patience infinie de la mère. Le médecin lui propose donc de travailler sur la signification possible de son comportement dans le fonctionnement familial tout entier, et non pas sur ce qui peut se passer à l'intérieur de lui-même.

L'exploration des interactions au sein de la famille n'est pas sans intérêt. Roland a perdu son père, alcoolique, lui aussi, quand il avait dix huit ans. Il s'entendait bien avec lui, bien que deux ans auparavant il ait poussé sa mère à divorcer. Car la conduite du père la rendait malade.

Roland est le petit dernier d'une famille nombreuse, dispersée dans toutes les régions. Et ne se retrouvant guère qu'au cours de grands repas, où notre Roland ne manque pas l'occasion de s'alcooliser bruyamment. Ce qui entraîne, à coup sûr, de multiples coups de fil intra-familiaux les jours suivants. " Comment va Roland ? Il faudrait vraiment faire quelque chose d'énergique pour lui. J'ai entendu parler d'une clinique spécialisée très bien . Il faudrait qu'il ... ".

Tout se passe donc comme si l'alcoolisme de l'un des leurs était le seul élément de cohésion du groupe. C'est à dire, malgré les apparences, quelque chose de très bénéfique. Si, tout à coup, Roland allait bien, la famille n'aurait plus aucun point commun et risquerait de se disloquer complètement.

 

A l'âge de seize ans, ce qui n'est pas banal, notre malade, a littéralement pris sur son dos la responsabilité de la survie de la famille. En faisant partir ce père qu'il aimait bien, et avec qui il a gardé, ensuite, de bonnes relations. Et cela au moment même où frères et soeurs aînés quittaient le nid familial. Il s'est trouve de fait investi de la mission de sauver sa famille, à tout prix. Il a été marié, et n'a pas hésité à rompre rapidement cette union. Et il a même poussé le sens du sacrifice jusqu'à mettre sa propre vie en jeu en buvant. Toujours pour maintenir la cohésion familiale. Cette lecture de la situation dans laquelle se trouve Roland ne prétend pas du tout rendre compte de toute la complexité de son cas. Elle propose seulement un éclairage possible cohérent.

Elle a, cependant, le grand mérite de fournir une autre vision de son alcoolisme, qui devient alors une tentative , dangereuse, ô combien, de traitement d'un malaise familial. Cette interprétation livrée au patient a pour effet immédiat de déculpabiliser ce comportement jugé anormal par tous.

La deuxième phase du traitement, au lieu d'attaquer de front l'intoxication elle-même, est d'envisager qu'il est possible de boire pour soi-même. Pour son propre plaisir. Roland n'y avait guère songé, et subissait ses périodes noires comme une fatalité incompréhensible. Après tout, pourquoi ne pas jouer avec?

En dernier lieu, la thérapie consiste à remettre en question la mission suicide de bouc émissaire familial que s'est fixé Roland, et qu'il est en passe de réussir jusqu'au bout. C'est à dire jusqu'à sa mort. Le simple fait de poser cette question lui fait comprendre qu'il y a une autre réponse possible. Ou plusieurs. Il passe ainsi, sans le vouloir, à un autre niveau logique d'analyse de son entourage, et du rôle qu'il peut y jouer.

Roland est revenu , bronzé, en chemisette, les cheveux frisés . Il semble aller beaucoup mieux. Il vient de rompre son association, et cherche à nouveau du travail comme salarié, dans sa région d'origine.

 

Une dernière objection peut être portée à l'encontre d'une telle prise en compte de la maladie. Celle, bien classique, du temps. Tout cela, direz-vous, demande un investissement important de cette denrée rare pour chaque patient. Le cas de Nathalie a demandé, en tout et pour tout, une heure et demie de travail. Celui du couple suivant, vingt heures, y compris les séances de synthèse, réparties sur une année. Et, avec Roland, quatre heures de travail ont suffi. Ceci doit être comparé à certaines chimiothérapies, ou psychothérapies qui durent des mois et souvent des années. Pour chaque individu. Alors, faites le compte ...

 

Ce trop rapide survol de la thérapie systémique familiale, appliquée dans des cas qui ne sont pas du domaine de la psychiatrie,démontre, s'il en est besoin, l'importance capitale des relations entre les hommes dans le domaine de la santé. La question sera reprise plus largement dans les chapitres 7 et 8. La maladie peut aussi avoir une fonction, dans ce qui se passe quotidiennement entre nous tous.

Il existe là un champ de recherche considérable, dont les conséquences sur la pratique médicale de demain peuvent être incalculables. Mais la médecine générale, dans son orientation et son organisation actuelle, n'est pas encore capable de prendre en charge un tel travail. Cependant , il faudra bien , un jour ou l'autre , se résoudre à aborder sérieusement l'approche familiale de la médecine.

D'autre part, ce type d'exercice prouve que l'on peut penser la maladie, et, dans une certaine mesure et jusqu'à un certain point, la traiter, sans avoir besoin, au moins dans un premier temps, de la moindre théorie explicative de ce qui se passe dans notre tête. Au contraire, les conceptions fournies par la psychologie individuelle actuelle, qu'elle soit classique, ou psychanalytique quand elles sont trop vagues ou mal digérées, ne viennent que parasiter l'observation clinique globale que nous avons, comme généralistes. De la même façon que l'attention privilégiée qu'un spécialiste doit accorder aux organes dont il s'occupe l'empêche, obligatoirement, d'avoir une vision générale harmonieuse du malade qu'il a en face de lui.

 

 

Références :

BATESON, BIRDWHISTELL, GOFFMAN, HALL, JACKSON, SCHEFLEN, SIGMAN, WATZLAWICK La nouvelle communication ( Seuil )

 

Philippe CAILLE : Familles et thérapeutes ( E S F )

 

Robert NEUBURGER : L'autre demande ( E S F )

 

P. WATZLAWICK, J. WEAKLAND, R. FISH Changements, paradoxes et psychothérapie ( Seuil )

 

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Bibliographie

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