De qui souffrez-vous?
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CHAPITRE 4 : VERS UNE AUTRE COMPRÉHENSION DES RELATIONS ENTRE LES HOMMES:

 

Tenez, puisque vous avez eu la patience de suivre ce propos jusqu'ici, vous allez faire un petit tour en voiture. C'est important, cet outil là, pour le généraliste, vous savez. Et pas seulement pour montrer sa réussite sociale, comme le prétendent certaines mauvaises langues. Certains sont même allés jusqu'à dire que deux inventions avaient beaucoup plus bouleversé la pratique du médecin, que toutes les découvertes scientifiques : l'automobile et le téléphone.

On y passe du temps, dans sa petite auto, derrière son petit caducée rouge. C'est alors distrayant de meubler cette pause inévitable entre deux malades en écoutant la radio.Quand bien même ce n'est que pour capter une petite bribe d'émission. Il est réconfortant d'entendre parfois parler d'autre chose que de maladie, quand on est médecin.

Un beau jour l' oreille du médecin , souvent distraite, se fait attentive. Jacques Chancel reçoit à " Radioscopie " un invité qui raconte des choses fort intrigantes. Il prétend, excusez du peu, proposer une explication unique à tous les comportements humains. Voilà de quoi étonner, surtout quand ce monsieur s'exprime clairement et calmement. Il s'appelle René Girard, et enseigne la littérature française dans une université californienne.

 

Bien que tout cela paraisse à cent lieues de ses préoccupations médicales traditionnelles, il achète l' ouvrage en question . Le titre est plutôt obscur: "Des choses cachées depuis la fondation du monde", et le propos un peu ardu pour qui n'est pas un habitué des débats d'idées et des sciences humaines. Mais, malgré quelques difficultés initiales, il 'insiste, et relit à plusieurs reprise cet épais volume.

Pourquoi cet acharnement? Parce qu'il a le sentiment très net de ne pas comprendre clairement ce qui se passe entre les hommes. Que ces relations, il le constate chaque jour, sont le plus souvent malheureuses, malgré tous nos efforts. Et conduisent dans bien des cas ... à la maladie.

 

Une fois encore, ces alcooliques dont, en vain, il cherche à percer à jour le fonctionnement, continuent, eux aussi, à l'interroger sans ménagement sur le rôle pathogène possible " des autres". Et il y a dans les propos de René Girard des pistes de recherche qui peuvent permettre d'aller plus loin .

 

Cet auteur , en effet, part d' un comportement fort répandu dans toutes les espèces vivantes. L'imitation , la mimesis . Rien de plus simple, ni de plus banal à observer. Le petit homme acquiert très vite la langue de sa mère. Par un simple jeu de répétitions, d'échecs et de corrections progressives. Jusqu'à ce que le résultat soit parfait, accent local compris. A moins qu'un bain sonore permanent de paroles radio télévisées ne gomme cette touche finale. Personne ne s'en étonne. C'est le fondement de tout apprentissage: il faut d'abord imiter celui qui sait.

Imaginons maintenant la scène suivante. Trois enfants sont rassemblés dans une pièce pleine des jouets les plus variés, en dehors de toute présence adulte. Chacun d'eux pourrait aisément trouver l'objet qui lui convient, et jouer tranquillement dans son coin. Ce n'est pas du tout ce qui se passe. Car, très vite, les petits vont se disputer âprement pour prendre possession du même jeu. Pourquoi cette petite balle défraîchie les tente-t-elle tellement, alors qu'ils dédaignent le superbe jeu de construction tout proche ? Ils continuent, tout simplement, d'effectuer leur travail d'enfants. Ils imitent leur petit voisin. Tu veux ça, moi aussi. Et c'est la dispute, bientôt la violence, pour prendre possession de cette méchante balle. Dont on oublie bien vite l'existence, alors que la dispute continue à battre son plein. Observation d'une grande banalité, et pas seulement chez les enfants. L'imitation de l'autre s'est transformée en rivalité. Rivalité mimétique dit Girard. Qui a toujours pour point de départ la possession d'un objet. Même si celui-ci est vite oublié, comme dans les querelles ancestrales entre familles voisines.

Allons faire un petit tour au zoo, et lançons une banane dans la cage aux singes. Jeu innocent et inoffensif. Que se passe-t-il ? L'animal le plus proche, ou le plus rapide, va tendre la main vers le fruit. Comme pour s'en emparer. Puis la retirer aussi vite, à la grande joie des spectateurs, pour laisser le vieux mâle en disposer à sa convenance. Chaque animal, ce qui n'étonne guère dans notre exemple simiesque, est soumis à l'imitation. Les scènes d'élevage des jeunes animaux sont trop connues pour qu'on y insiste. Mais cette imitation est limitée, chez eux, par la très stricte organisation hiérarchique des groupes , avec ses dominants et ses dominés.

Cela a pour effet d'empêcher que ne se mettent en place des conduites de rivalité qui feraient éclater la structure parfaitement fixée de la société animale. C'est toujours le problème de la nécessaire homéostasie des groupes , bien entendu.

Troisième scénario. En pleine fiction, cette fois ci. Au temps lointain où de curieux bipèdes commençaient à quitter leur forêt d'origine de l'est africain. Une horde, affamée depuis des jours, dispose soudain d'un gibier fraîchement tué. Normalement, pas de problème, les dominants doivent se servir d'abord, laissant les restes aux autres. Mais là, peut-être poussé par des conditions exceptionnellement dures d'environnement, l'un des membres du groupe se jette sur cette nourriture. Chacun, l'imitant, veut alors se servir, sans tenir compte de l'ordre hiérarchique coutumier. Et c'est la mêlée générale, où toute organisation sociale disparaît. Il n'y a plus aucune différence entre tous les protagonistes, dominants ou dominés, chacun imitant simplement le comportement des autres. Cette crise mimétique a toutes les chances de se terminer par la destruction du groupe, totalement désorganisé. Car la violence, d'abord simplement simulée entre ces êtres, est de plus en plus évidente. L'extermination mutuelle devient probable.

La seule solution possible, pour que ce groupe survive, est que ce désordre extrême, entraîné, à l'origine, par le désir d'appropriation d'une nourriture, depuis longtemps digérée, soit capable de fonder un nouvel ordre social. Il faut et il suffit, alors, que les manifestations de violence, totalement désordonnées au départ, comme dans un mouvement brownien, finissent par se concentrer, par se polariser sur l'un quelconque des membres du groupe. Homéostasie toujours. Et que tous ensemble l'expulsent, comme s'il était le responsable de la crise de la communauté. En le tuant, ils le sacrifient. C'est à dire, au sens propre du mot, ils le rendent sacré. C'est à la fois l'un des leurs, et quelqu'un d'une autre nature , proprement sur-humaine . Puisque par sa mort, par son sacrifice, il a réussi à sauver le groupe de l'auto destruction. Il est devenu une divinité. Et, en passant notre groupe de singes est devenu une société humaine. Grâce à la violence qui a réussi à fabriquer du sacré. Peut-être est-ce ainsi que s'est inventé le langage. Les grognements inarticulés de la société, en proie à cette crise, ont pu commencer à se scander de façon rythmique quand tous ont retrouvé une unité pour se liguer contre un seul. Toujours par mimétisme.

Intéressant, non ? Et puis cela permet d'éclairer d'un autre jour les interdits des religions. Souvenir lointain d'un objet qui a déclenché dans la nuit des temps une crise mimétique, et qui reste donc dangereux. Il est plus prudent de continuer à interdire cet objet , même si l'on a oublié ce qu'il semble avoir déclenché dans le groupe humain .

Par exemple les relations sexuelles avec les femmes les plus proches . Les sacrifices et les rites peuvent ainsi être compris comme des tentatives prenant en compte l'expérience passée de reconstituer l'unité d'une communauté, en proie à une nouvelle crise, en fabriquant du sacré reconstructeur, à titre préventif, sans avoir à passer par les dangereux préliminaires déjà vécus auparavant. Démarche tout à fait scientifique .

 

Que se passe-t-il pour les hommes depuis ces temps éloignés? René Girard démontre longuement que nous continuons à être tous gouvernés par cette même rivalité mimétique. Toutes les organisations religieuses, sociales, politiques, juridiques et culturelles cherchent en permanence à en gommer les effets nocifs. Mais, avec de moins en moins de succès, toutes les hiérarchies s'effondrent les unes après les autres, et la vieille recette éprouvée de création de sacré par la violence s'épuise totalement. Notre monde actuel, malgré l'utilisation de plus en plus massive et performante de moyens violents, ne parvient pas à sortir de ce jeu mimétique.

Mais, fait sans précédant, sans qu'il soit besoin d'imaginer l'intervention d'une quelconque divinité malveillante, l'humanité sait qu'elle a le terrible pouvoir de se détruire elle-même, avec ses armes atomiques,si elle ne parvient pas à maîtriser rapidement cette escalade, tout à fait mimétique, de la violence. Une fois encore, notre bonne vieille homéostasie saura-t-elle jouer son rôle salvateur de la collectivité ? La réponse ne dépend que de nous les hommes , et non d'une lointaine divinité .

Bon, très bien. Astucieux, ce monsieur Girard. Peut-être a-t-il raison, mais vos malades, qu'ont-ils à faire de tout cela ? Vous avez parfaitement raison d 'effectuer ce rappel à l'ordre. Mais ce très, trop, rapide survol d'une conception inusitée des rapports entre les hommes est peut-être indispensable pour comprendre le fonctionnement, normal ou pathologique, de chacun de nous , dans son environnement humain quotidien .

Écoutons les donc, à nouveau , nos patients, si vous le voulez bien.

 

1) LE TRAVAIL, C'EST PAS TOUJOURS LA SANTÉ:

Sylvie est fatiguée. Ce qui n'a rien de très original quand on a un mari, une maison et deux enfants de dix et quatorze ans. Et qu'en plus de ce premier et difficile métier, on assure au foyer un deuxième revenu en vendant huit heures de son temps par jour. Et puis elle a des maux de tête, depuis quelques jours, qui la clouent au lit, dans l'obscurité complète. Elle a l'impression que mille marteaux lui résonnent dans le crâne. Ce qui n'améliore pas sa nausée permanente.

Le diagnostic médical de migraine est évident, et ne devrait entraîner, chez tout médecin normalement constitué, qu'un réflexe de prescription médicamenteuse. Traitement bien codifié et généralement efficace sur ce type de symptôme. Mais Sylvie, visiblement, a envie de parler un peu plus, en suggérant que sa maladie vient certainement "des nerfs". Où doit s'arrêter l'intervention du généraliste? C'est bien difficile à dire. Le reproche que nous encourons le plus fréquemment est celui de ne pas laisser nos patients s'exprimer. " Il est très bon docteur, il a un excellent diagnostic, mais on n'a jamais le temps de lui parler ", entend-t-on souvent. Mais inversement, les tenants d'une certaine médecine dite lente, ce qui sous entend de qualité,qui gardent une heure entière en consultation un brave homme atteint d' une simple entorse de la cheville, ne sont pas forcément plus efficaces.

De quoi se plaint-elle notre malade, qu'est-ce qui la fait le plus souffrir dans sa vie quotidienne ? C'est son travail. Elle est agent technique dans un lycée. Ce qui veut dire en français qu'elle travaille aux cuisines, où elle est plus spécialement chargée de la plonge. Vous savez, c'est la vieille histoire des aveugles qui sont devenus des mal voyants, et les balayeurs des techniciens de surface.

Une cuisine est un véritable petit microcosme, de taille familiale, où s'affrontent durement tous les acteurs. N'est-ce pas d'ailleurs le cas de tous les milieux de travail? Il vous arrive, comme à tout citoyen , d'avoir affaire à des services administratifs variés. Vous avez alors souvent la désagréable impression, même si le monsieur en face de vous a bien affiché son nom pour " humaniser" sa fonction , d'être en trop dans une scène qui se joue ailleurs. L'action principale n'a pas lieu, comme on peut s'y attendre, entre l'utilisateur et le professionnel. Mais bien que se poursuit inlassablement un drame intérieur inépuisable entre ceux qui travaillent ensemble.

Il serait très intéressant de calculer le temps, et surtout l'énergie, que consomment ces relations, bien difficiles, entre les membres d'un même milieu de travail. On peut estimer que, dans certains bureaux, la proportion d'attention apportée à l'accomplissement des tâches professionnelles n'atteint pas le dixième de celle que nécessite le jeu des interactions personnelles. En tant que médecin, on fréquente les hôpitaux. De quoi parle-t-on surtout, dans les services ? Pas des malades, mais des collègues, du même étage, ou de l'étage au dessous, ou au dessus. A-t-on obtenu de l'administration un matériel nouveau, que chaque équipe veut à son tour en être dotée. Même si elle en a un usage plus que modeste .

Il existe une spécialité médicale qui s'intitule la médecine du travail. Elle trouverait là, à n'en pas douter un terrain de recherche particulièrement fertile, pour la santé des travailleurs, comme pour celle des entreprises.

Plus modestement, Sylvie se plaint d'être jalousée par toutes les femmes qui travaillent avec elle. Parce qu'elle a une bonne place, dit-elle, et qu'elle est bien vue par le chef de cuisine . Sa collègue immédiate de plonge, son alter ego,en quelque sorte, réagit à cette situation en lui laissant de plus en plus de travail. Elle se sent complètement coincée dans ce système, et ne veut pas capituler, pour ne pas perdre sa bonne image de marque.

Elle n'a plus qu'une sortie possible: la maladie. Son généraliste était bien loin de songer à tout cela, quand il l'a soignée quinze jours auparavant d'un petit accident de travail. Il avait simplement oublié de lui poser , et surtout de se poser , l'étrange question qui constitue le titre de ce livre : " De qui souffrez-vous ? ". Sylvie aurait parfaitement compris de quoi il s'agissait, et aurait répondu sans hésiter.

La malade, vous l'avez bien vu, est prise dans un jeu de rivalité mimétique avec son homologue. Elles se livrent toutes les deux un combat sans merci, dont les coups se répondent en s'amplifiant. L'objet initial de cette concurrence est d'être la meilleure employée, aux yeux de tous. Par n'importe quel moyen, il faut que l'une des deux lâche prise.

La pratique généraliste nous met constamment en présence de cas semblables multiples, sous la forme d'états dépressifs dits réactionnels. Auxquels, nous ne comprenons strictement rien. Pourquoi le départ en retraite est-il si mal vécu par l'un et joyeusement accepté par l'autre ? Faut-il supposer qu'ils sont pourvus d'une "qualité interne" plus ou moins grande ? Ce qui ne peut demeurer que du domaine de la spéculation. La recherche de celui dont la présence, ou l'absence, ce qui revient au même, fait souffrir parait autrement utile, d'un point de vue strictement pragmatique.

En effet, cette simple question introduit, enfin, un point de repère solide dans ce qu'il est convenu d'appeler une psychothérapie. C'est à dire une tentative d'aide psychologique. Au lieu d'errer dans la quête de renseignements anciens qui puissent entrer dans une grille de lecture déjà connue, comme un diagnostic de fonctionnement intra psychique, psychanalytique ou non, nous pouvons garder toute notre énergie pour ce qui se passe ici et maintenant. Là encore, insistons bien sur ce point, dans un premier temps de l'approche thérapeutique. Ce qui se passe avec les autres, en général, et avec cet autre en chair et en os , d'où est censé venir tout le mal. Et nous pouvons travailler avec le malade sur cette relation, pour lui en faire comprendre le côté mimétique.

Sylvie imite en permanence sa rivale, qui l'imite aussi. Mais, elle ne le sait pas. Elle est persuadée, comme chacun de nous, ou presque, d'être parfaitement différente de l'autre. D'être un modèle original unique. Et d'agir en toute logique. C'est cette illusion qu'elle doit perdre, pour se sortir de cette escalade de violence, où elle risque sa santé, et sa raison. Avec des symptômes de plus en plus graves.

2) PEINE DE COEUR:

Elle est petite et mince, mais elle astique sa maison et ses meubles avec un acharnement visible. C'est la première impression du praticien en entrant chez Chantal. Elle a le coeur qui se met parfois à battre comme un fou dans sa poitrine. "Non ce n'est pas nouveau - Oui, j'ai déjà eu un électrocardiogramme. Normal. Mais, j'ai peur de mourir"

La suite, bien entendu, ne tarde pas. Elle a perdu son père d'un cancer de la gorge, il y a quelques mois. Depuis, elle le voit partout, comme s'il était toujours de ce monde, et lui parlait. Ce qui, naturellement l'effraie.

Elle a aussi des soeurs, avec qui elle s'entend bien, et une mère, qui lui cause quelques difficultés. Cette dernière s'est peu occupée, parait-il, du père malade puis mourant. Mais depuis, elle ne veut plus vivre seule, et demande sans arrêt à Chantal de l'héberger, ou de lui faire ses courses. Mais, en même temps, la mère ne va jamais au cimetière, et cherche en permanence à sortir pour se distraire. Et rencontrer un nouvel homme, sans doute.

A l'évidence, il se passe quelque chose dans le système des interactions qui unissent ces trois personnages. L'analyse systémique familiale nous suggère qu'il faut que quelqu'un fasse le nécessaire pour que cette famille survive, malgré la "légèreté" de la mère. L'un d'eux est mort, et Chantal doit prendre sa place. C'est à dire qu'elle se contraint à faire ce qu'aurait fait son père : s'occuper de la mère. Elle va plus loin encore en désirant ce qu'il aurait désiré, comme s'il était encore vivant. Que sa femme ne soit pas seule, et continue de s'occuper de lui . C'est à dire que Chantal se prend à ce jeu mimétique typique. Elle imite le souhait de son père, comme s'il s'agissait du sien propre. En d'autres termes elle s'approprie totalement ce désir. Tout à fait comme dans l'observation précédente où les deux femmes devenaient le double réel l'une de l'autre en imitant leur volonté réciproque d'être la meilleure employée.

De qui souffre-t-elle ? Elle le dit facilement, de sa mère. C'est à chaque fois que celle-ci annonce sa visite qu'elle a mal au coeur, ou des difficultés pour avaler. Parce qu'elle a à jouer le rôle de son père, tout en sachant très bien qu'elle n'est qu'elle-même , et que son père est mort . Ce n'est pas facile du tout .

Cet exemple, choisi volontairement très simple, montre l'articulation fertile entre une analyse systémique, qui ne s'occupe que de ce qui se passe entre les membres d'un groupe, leurs interactions réciproques; et la grille girardienne de lecture du sens de ce système. Les spécialistes systémiciens ont l'énorme mérite de décaper à nu ce qui se passe entre les hommes. Ils nous obligent à laisser au vestiaire des accessoires inutiles tout ce qui peut gêner ce type d'observation. C'est là une démarche tout à fait scientifique. Au temps de Voltaire, les cabinets de physique étaient de la dernière mode chez les gens cultivés. Un problème, en particulier, faisait fureur. Celui de la nature des flammes, du feu. Des ouvrages entiers y ont été consacrés. Jusqu'à ce qu'un certain Lavoisier invente la notion de combustion. La question n'avait, alors, plus aucune raison d'être. De la même façon, les savantes discussions médicales sur la façon dont les miasmes pestilentiels pouvaient donner naissance à de mystérieux animalcules, ont perdu tout leur sens quand cet enragé de Pasteur a pu se faire entendre. Un non médecin prétendant expliquer la maladie aux praticiens eux-mêmes , pour tout arranger. Dans notre démarche psychologique actuelle, nous sommes aussi encombrés de tout un fatras d'étiquettes qui se veulent explicatives. Le sujet sans volonté est reconnu tout aussi bien faible de caractère, influençable par les autres, pauvre type, fils de mère castratrice, aboulique ou cyclothymique.

Tous ces diagnostics, d'allure plus ou moins savante, ou jargonnesque, ont tous un point commun capital : ils n'envisagent, de façon statique ou dynamique, que le fonctionnement du sujet lui-même. Nous restons solidement ancrés dans une psychologie du sujet coupé des autres .

Les systémiciens approchent de très près le mécanisme de la rivalité mimétique, en démontrant que l'important, en pratique, c'est ce qui se déroule entre les hommes. Mais, peut-être à cause de leur formation psychanalytique originelle, ils ne parviennent pas à penser que ces relations peuvent obéir à une loi unique, celle de la rivalité mimétique. Le dispositif technique du co-thérapeute, cependant, est une parade préventive à la contagion mimétique du soignant au sein du groupe familial.

Enfin, la liaison logique entre le collectif et le singulier demeure pour le moins imprécise, et acrobatique. La seule solution, logiquement boiteuse, est de maintenir une vision strictement systémique pour l'ensemble, en se réservant la possibilité d' une vision analytique pour chacun pris isolément. L'inconscient, et tous ses tours de passe passe revient au galop .

Autrement dit , il nous faut maintenant maintenant aborder la grande question que nous avions prudemment laissée de côté plus haut. Comment comprendre clairement et simplement ce qui se passe à l'intérieur même du sujet, sans faire appel, comme d'habitude, à l'hypothèse invérifiable de cet inconscient, avec toute sa panoplie un peu désuète de mythes, d'instincts et de pulsions, extensibles à l'infini ?

Il faut enfin remarquer que nous restons totalement dans le présent, et que nous n'avons nul besoin de remonter vers une petite enfance perturbée par un quelconque " blocage psychologique ", dont le malade continuerait à faire les frais toute sa vie d'adulte durant. Vision qui peut sembler désespérante d'une existence qui serait preque définitivement déterminée par les cinq ou six premières années de la vie. Tout à fait comme par le fatum des tragédies antiques. A moins que la souffrance ne soit telle qu'une savante, coûteuse et interminable analyse n'en vienne à bout, permettant ainsi de reprendre l'histoire interne du sujet, juste avant l'embranchement manqué. Et d'enrouler à nouveau la bobine dans le bon sens.

Pour Chantal, trois séances individuelles d'une heure ont suffi pour qu'elle comprenne le rôle qu'elle s'est imposé dans le système familial. Et, que le remettant simplement en question, elle réalise qu'elle n'est pas responsable de la conduite de sa mère. Et qu'après tout, son mari et ses deux enfants constituent sa vraie famille aussi. Il n'est pas question de prétendre qu'elle est guérie définitivement de tous ses troubles , mais elle se sort fort bien d'une situation qui avait toute chance de se médicaliser à l'excès et donc de se chroniciser.

 

3) UNE HISTOIRE ANCIENNE:

C'est encore d'une femme dont nous allons parler. Ont-elles plus de talent que leurs partenaires masculins pour stimuler nos modestes recherches ? Il n'y a pas de réponse à cette question, si ce n'est celle de la belle formule chantée par Jean Ferrat: " la femme est l'avenir de l'homme".

Yolande a trente huit ans, est professeur du secondaire, et boit. Boit seule, et beaucoup. Elle se sent très coupable, et voudrait s'arrêter, car elle doit élever seule sa petite fille de huit ans.

Cette alcoolisation remonte à trois ans, au moment où s'est engagée une fort laborieuse procédure de divorce. Enfin, maintenant, c'est terminé. Elle vient d'ailleurs de changer de région, pour s'installer dans la ville de ses parents.

Ce n'est pourtant pas l'amour fou avec eux. Loin s'en faut. Sa mère l'insupporte par ses coups de téléphone permanents, à propos et hors de propos. Où elle sent bien, la fine mouche, une constante surveillance. La voix modifiée par la prise d'alcool, même relativement discrète ne peut s'ignorer au bout du fil.

Quant au père, il a une attitude particulièrement distante avec sa fille. Les rares rencontres, au cours des traditionnels repas familiaux, se terminent toujours très mal. Les insultes réciproques ne sont pas loin. Les frères plus jeunes se contentent de compter les points. Tel est, en gros, l'analyse du système familial actuel.

Il se passe certainement quelque chose de particulier dans cette relation avec le père, dont elle reconnaît facilement souffrir. Et depuis fort longtemps.

Sa vie a connu un tournant dramatique, alors qu'elle avait quinze ans. Elle était la confidente favorite de son père, et ils sortaient souvent ensemble. Sans la mère, toujours assez distante, ni le petit frère. Ses études étaient particulièrement brillantes, ce qui compensait les insuffisances scolaires anciennes de son géniteur. Tout allait donc très bien pour cette petite fille, qui se sentait parfaitement aimée, et le rendait bien.

Soudain, sans qu'elle sache pourquoi, ce père chéri s'est brutalement et définitivement éloigné d'elle. Sans la moindre explication, ce qui n'a pas manqué de lui faire rechercher avec désespoir de quelle faute elle avait pu se rendre coupable à son égard.

Yolande se replie totalement sur elle-même, se laisse traîner en queue de classe et refuse toute relation avec des gens de son âge. Elle se trouve trop grande, trop moche et trop mal à l'aise avec eux. Quand on lui adresse la parole, elle ne sait que répondre, et se réfugie dans un mutisme quasi total. Elle est persuadée que les autres possèdent tous quelque chose qui lui manque cruellement, une espèce de supplément d'être.

Son adolescence passe ainsi, rapidement suivie d'études supérieures mal digérées, et d'un mariage vivement malheureux., puis d'une naissance dont elle ne sait trop que faire. Et enfin la dégringolade de l'alcool.

L'histoire de Yolande, depuis plus de vingt ans, est constamment malheureuse, et de plus en plus malheureuse. La relation mimétique féconde, qui constituait l'élément fort de sa vie, s'est soudain inversée, au moment où elle ne s'y attendait pas. L'attirance de ce père pour sa fille, qu'il tentait de façonner selon son propre désir, afin qu'elle réussisse dans la vie comme il n'avait pu le faire, se transforme en répulsion. Autrement dit, il lui envoie un double message dont nous reparlerons: imite-moi, mais ne m'imite pas.

 

René Girard s'est adjoint, dans ses recherches sur le mimétisme, l'aide de Jean-Marie Oughourlian, psychiatre. Plus exactement socio-psychiatre. Ensemble, ils ont proposé que l'on sorte enfin des seules psychologies du sujet, directement héritées de la conception romantique de la personnalité, pour une psychologie interdividuelle.

Vous avez bien lu, il ne s'agit pas d'interindividuel. Pourquoi l'individu voit-il son existence ainsi contestée ? Vous avez certainement remarqué que l'atome, géniale invention d'Héraclite, a pour définition : ce qui ne peut pas se diviser. Voila qui rappelle curieusement ce qu'on appelle individu, en passant simplement du grec au latin.

Ce fameux atome, longtemps simple construction théorique explicative, est devenu un objet d'études scientifiques. Chacun connait la myriade de particules élémentaires que les physiciens nucléaires n'arrêtent pas d'isoler en son sein. On l'a bien coupé cette atome, réputé insécable par définition, et plutôt bruyamment.

Pourquoi l'individu, cette espèce de sphère invisible qui entoure chacun de nous, ne subirait-il pas un sort identique ? Le moi, si essentiel aux yeux des romantiques, est-il quelque chose de défini une fois pour toutes ? C'est ce que tentent de démontrer toutes nos psychologies actuelles du sujet, à l'ombre de l'étendard du grand Freud.

Jean-Michel Oughourlian propose, lui, dans son ouvrage joliment baptisé : "Un mime nommé désir" une conception tout à fait différente. Notre personnalité n'existe, à chaque instant, que par les influences émises et reçues des autres. Tout comme l'organisation de la matière en étoiles et en planètes n'est concevable que dans le système d'attraction et de répulsion de Newton. Nous n'existons plus que par, et avec, les autres, dans une permanente mutation. Liée à nos rencontres, qu'elles soient jugées positives ou négatives. Il y a d'ailleurs belle lurette que des parents et éducateurs, totalement démodés, ont insisté sur le caractère bénéfique, et surtout maléfiques des "fréquentations" des jeunes. Ce n'est sans doute pas pour rien, non plus, que les créateurs se réunissent dans quelques villes du monde, pour que l'émulation fertilise leurs travaux novateurs. La fameuse dynamique de groupe, qui se révèle capable d'optimiser de façon inattendue la production de quelques sujets très moyens, en est un autre exemple. Pour ne pas parler des inquiétants phénomènes de foule, incompréhensibles tant qu'on n'admet pas que chacun ne fait qu'imiter ses voisins.

Que notre moi soit influencé à chaque instant par tous ceux que nous côtoyons semble être une proposition acceptable pour beaucoup d'entre nous. Mais nous penser comme n'étant que la somme des traces abandonnées en nous par nos proches depuis la naissance, et même avant, est déjà beaucoup moins facile. Nous y tenons tant à notre petite différence personnelle, à notre individualité, qui, malgré tout ,ne nous rend pas tout à fait comme les autres. Nous l'espérons bien, en tout cas.

Il s'agit là d'une véritable révolution dans la conception même de l'homme, qui aurait dû causer un scandale sans précédent, si on avait donné à cette théorie la possibilité d'être entendue. Au lieu de l'étouffer prudemment dans les milieux spécialisés où elle a été proposée.

 

Yolande, fille épanouie et pleine de vie, grâce, en grande partie, à la relation privilégiée qu'elle entretient avec son père, voit soudain son horizon intérieur basculer. Cet homme qu'elle tentait de combler, en devançant tous ses désirs, et à qui elle prenait tant pour fortifier son être, devient brutalement un étranger. Elle n'a plus personne qui puisse lui servir de tuteur, au sens horticole du terme, pour poursuivre dans cette voie. Elle n'a plus personne d'important à imiter. Et, craignant sans cesse qu'un semblable retournement d'attitude ne se renouvelle avec quelqu'un d'autre, elle fait tout pour fuir toute nouvelle relation importante.

Et sa personnalité, ne parvenant plus à se nourrir des indispensables relations aux autres, en souffre considérablement. Elle se sent totalement exclue du monde des autres, comme si elle vivait sur une île déserte depuis vingt ans. Dans la réalité, Robinson Crusoé survivrait-il, sans l'apparition providentielle de Vendredi ? On peut sérieusement en douter.

Dans une histoire clinique aussi lourde et ancienne que celle de Yolande, où, une fois de plus, plus ça va, moins ça va, il ne peut exister qu'un projet thérapeutique. Lui permettre de se placer, à nouveau , et à son propre rythme,en position de rivalité mimétique par rapport au soignant. Pour qu'elle fasse l'expérience vécue qu'il n'y a pas obligatoirement, au bout d'un certain temps, un retournement brusque de situation dans n'importe quelle relation avec les autres. Nous reviendrons plus tard sur ce phénomène.

Nous n'avons nul besoin, une fois de plus, de faire intervenir ni l'inconscient, ni la libido ni l'Oedipe, malgré la perche tentante de cette liaison père-fille. Qui se rompt juste au moment où l'enfant devient une femme, c'est à dire un objet sexuel possible. Toute l'observation reste centrée sur la rivalité mimétique entre ces deux personnes. Seule force, au sens physique du terme, qui soit capable à la fois de les attirer et de les repousser.

Il ne s'agit aucunement d'avoir la prétention d'affirmer que la psychologie interdividuelle est l'oméga de la connaissance des rapports entre les humains. Nous n'en avons ni les moyens, ni l'envie. Avec le risque inévitable de terrorisme intellectuel que ferait courir une telle conviction, si, par hasard, elle pouvait se répandre. Un dogme du genre : en dehors de la rivalité mimétique, point de salut, serait aussi réducteur et potentiellement dangereux que toute autre exclusive du même genre. Et la fin de cet ouvrage a conduit l'auteur à tempérer quelque peu son enthousiasme initial !

Ces quelques observations n'ont d'autre but que de démontrer que la clef que propose Girard peut se révéler très utile pour comprendre clairement et simplement des phénomènes pathologiques, qui nous échappaient complètement dans la pratique généraliste habituelle. L'outil est intéressant, on peut donc le garder comme tel . Mais ce saurait être qu'un simple instrument Le jour où il pourra être amélioré, il sera à jeter sans hésitation. Sans en faire un nouvel objet de culte. Pragmatisme avant tout.

Tout cela demande encore à être confirmé, affiné et perfectionné par d'autres travaux. Les questions à résoudre restent légions, et il est souhaitable que la naïveté de néophyte que révèlent ces propos fasse rapidement sourire ceux qui auront le talent d'aller beaucoup plus loin dans cette voie de recherche.

 

Références :

Bernard BENSON Le livre de la paix (Fayard)

 

René GIRARD Vérité romanesque et mensonge romantique ( Grasset)

 

René GIRARD et Jean-Marie OUGHOURLIAN Des choses cachées depuis la fondation du monde ( ouvrage cité )

 

René Girard Le bouc émissaire (Grasset )

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