BISSEXTILE
Dr Jacques Blais
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ACTE DEUX

ACTE 1 (2 ème partie)

La scène reprend, avec la patronne qui récupère, assise sur une chaise et entourée des deux femmes. L'autre client, l'homme de la table voisine, s'est joint au groupe.

LE MEDECIN. — Vous allez mieux, Madame, avez-vous besoin de quelque chose, vous êtes sous traitement ? Excusez-moi, je me présente, docteur Delaporte, je suis généraliste, si je peux vous aider.

Barbara a légèrement sursauté en entendant le nom du médecin.

BARBARA. — Delaporte ? Tiens ce nom a été évoqué devant moi, par un autre médecin d'ailleurs ...
LE MEDECIN. — Vous savez, c'est un nom banal, et certainement répandu. S'adressant à la patronne : Comment vous sentez-vous maintenant, Madame ? Voulez-vous boire quelque chose ? C'est un peu, j'en conviens, une manière d'inverser les rôles, d'habitude c'est vous qui posez cette question à vos clients ...

La patronne boit un verre d'eau, s'éponge, semble sur le point de parler.

ALINE. — Ne vous agitez pas, cela va aller, mais décidément ce jour n'est pas le vôtre, apparemment !
LA PATRONNE, (prenant son temps, et s'exprimant au départ de manière hachée). — Je vous dois bien évidemment quelques explications, on ne réagit pas aussi violemment sans de bonnes raisons. Voilà : de nouveau vous excuserez mon insistance, mais à mesure que j'entendais vos propos, plus je comprenais que vous fêtiez un événement assez dramatique, plus je parvenais à acquérir la certitude que vous faisiez allusion à une greffe, et plus je me sentais troublée, vraiment mal, déchirée. Il me manquait encore la date, du moins l'année plus exactement, et l'organe. A présent toutes les informations, et ... tout a débordé, tout est revenu...
BARBARA. — Ne ... ne bousculez rien si vous n'y tenez pas.
LA PATRONNE. — Cela a bien évidemment rapport avec Diane, ma fille. Je vous ai expliqué qu'elle était décédée le 29 février, il y a juste quatre ans, accidentellement ... Il y a eu avec notre accord deux prélèvements d'organe effectués sur elle, en vue de greffe ... dont le coeur. Vous saisissez les raisons de mon extrême émotion quand j'ai entendu vos précisions.

C'est au tour d'Aline de se sentir mal à l'aide, de pâlir, de boire un verre d'eau, puis c'est elle qui reprend la parole, hésitante.

ALINE. — Ce que vous me dites me bouleverse à un point inimaginable, Madame, vous réalisez à quel point je peux comprendre, compatir, mais encore davantage, ressentir quelque chose d'inexprimable. Évidemment, on ne peut tirer de conclusions, j'ignore qu'elle peut être la probabilité d'une coïncidence, le même jour, entre donneur potentiel et receveur greffé le même jour, je n'en ai pas la moindre idée, de plus, il existe de nombreux centres de greffe, il y a certainement parfois plusieurs interventions le même jour, et les problèmes de compatibilité amènent des échanges entres les sites ... mais je ne vous apprends rien, Madame. Même si votre récit me trouble extraordinairement.
LA PATRONNE. — Et moi tout autant, et bizarrement peut-être, pour les gens de l'extérieur, plutôt comme une hypothèse heureuse, enfin si ce mot là convient, mais je le maintiens car il rejoint ce que je disais, l'horreur pour certains côtoie, ou pire encore, mène au bonheur pour d'autres, et on résume en disant que c'est la vie ...
ALINE. — Cela reprend aussi ce que j'évoquais, vous deviez être repartie à ce moment là ; je crois, je sais avec certitude que nous autres greffés ne passons ensuite pas un jour de notre existence sans penser à la personne qui ... vit en nous, qui nous a permis de vivre, de revivre, d'aller plus loin. Malheureusement, car cela crée une confusion dommageable, une expression du monde des croyants chrétiens dit à peu près, me semble-t-il, par "Par sa mort il a donné la vie au monde", mais dans ... notre cas, on est dans un réel tangible du quotidien de votre fille, on doit dire par sa mort elle a donné la vie à un autre.

Il y a un grand silence, la patronne et Aline dévorent qui une serviette, qui un mouchoir, Barbara ronge un ongle, le médecin noue et dénoue les mains.

ALINE, reprend . — Quand on est le receveur, il s'écoule un temps infini avant que la culpabilité s'efface. Cette pensée : je suis vivante parce que quelqu'un est mort. Pourquoi moi, pourquoi lui ou elle ? Et cetera, cela vous tourne la tête, des jours et des nuits. Il faut longtemps pour admettre que je ne suis pour rien dans la mort du donneur, qui répondait à d'autres ... programmes, accident, hasards, maladies ... volonté d'en finir parfois avec une existence intolérable, de toutes façons des drames. Et c'est toute la difficulté, mon programme à moi était la mort lente, celle de tous les êtres en attente, les dialysés, les personnes en décompensation cardiaque, en asphyxie progressive, ou envahis de toxiques que leur foie, par exemple , ne sait plus éliminer, pour différentes raisons. Et ce programme-là a rencontré un hasard, effroyablement douloureux comme l'est une fin de vie, automatiquement injuste, comme peut l'être celle d'une personne jeune, belle, heureuse et dynamique, qui n'aurait jamais, jamais dû mourir... Excusez-moi, Madame, de remuer ce poignard !...
LA PATRONNE. — Du tout, je vais vous dire même, je me sens ... heureuse, le mot que vous avez employé pour ma fille, de pouvoir parler de ça, d'évoquer Diane par ce biais. Je n'en ai quasiment plus l'occasion, mon mari avait tiré ses volets, abaissé ce rideau, fermé ses écoutilles et débranché ses écouteurs, et mes collègues, amis, connaissances, sont restés derrière moi. Je veux croire d'ailleurs, parce que cela me semble logique, que certains en auront été soulagés. Comment aider face à la cruauté du hasard ? Vous le sous-entendiez, il y a des proches de donneurs qui vivent grâce au fait que la mort la plus stupide, la plus révoltante d'injustice, surtout quand vous apprenez que le chauffard ivre a déjà fini de purger sa ... j'allais dire sa peine, en fait, la seule aura été pour nous, sa condamnation, et qu'il est tout prêt pour recommencer ... Un silence qui ressemble à un sanglot donc il est vrai que parfois cela permet de tenir, savoir que votre fille vit à travers quelqu'un d'autre, cela projette une utilité, un destin disons, derrière l'inconcevable. Mais certains proches réagissent aussi à l'envers, ils ne parviennent jamais au deuil, parce qu'une partie de l'être disparu n'est pas réellement perdue, ou peut-être parce que la trace en est perdue ? Vous savez, comme ces enfants agités, inconsolables, simplement parce qu'une famille certes bien intentionnée mais projetant ses craintes sans se mettre dans l'esprit d'un gamin, les a empêchés tout naturellement de se rendre au cimetière qu'ils réclamaient instinctivement de visiter, de toucher du doigt, des yeux, le nouveau lieu de résidence de leur parent ou proche, juste pour rendre réel le départ, la perte, la séparation durable.
ALINE. — En tout cas Madame, jamais les greffés n'auront assez de reconnaissance pour les familles, les parents, qui ont su, qui ont réussi, qui sont parvenus à donner leur accord, une oeuvre surhumaine ...
LE MEDECIN. — Surtout, excusez-moi de remuer éventuellement des souvenirs de traumatisme, quand on entend la manière racontée dont certaines familles se sont vues ... proposer n'est même pas le terme, adresser la demande de don d'organe. Il y a, pardonnez-moi Madame, de la barbarie, de la violence, de l'agression dans certains comportements de confrères, même si dans le fond c'est sans doute la seule manière qu'ils ont trouvé de se protéger eux-mêmes. Mais lorsqu'un quelconque assistant ou responsable, débarque, un papier à la main, sans regarder personne, en mâchonnant quelque propos du genre "C'est vous la famille Machin ? Ouais bon alors il faut faire vite parce qu'on a le transfert là, ça part tout de suite pour la greffe, bon où est-ce que vous signez ? Ah oui là en bas, à qui je donne ça ?" Quand on imagine que les parents sont au-delà de l'état de choc, sans aucune préparation, qu'ils ne comprennent ni ne peuvent entendre les mots qu'on leur assène, on est vraiment dans la barbarie oui ...
LA PATRONNE, (après un silence). — C'était un tout jeune homme, il était décomposé, au bord des larmes, et je n'ai eu qu'une envie, celle de le prendre dans mes bras et de lui dire qu'on lui donnait une tâche aussi impossible à lui que la nôtre à décider, à accepter, il a dit merci, merci, il l'a répété trois fois, comme si un juge d'instruction venait de le dispenser de toute peine ...

Un nouveau silence prolongé, puis le médecin, sans changer vraiment de position, change d'attitude, à la fois il rentre à l'intérieur de lui-même, à la fois il dégage une évidente autorité sereine, une présence extrême.

LE MEDECIN. — Votre vie entière, vous revivez la première fois. En général vous avez déjà affronté des situations hallucinantes, le jeune homme de 22 ans que l'on vous amène, un quart d'heure après il est mort et vous avez les parents, dans la pièce à côté, auxquels il va falloir annoncer ... non ce n'était pas une angine aiguë, non on ne vas pas pouvoir ... non, ce que je veux vous dire, c'est que déjà ...
Et là, vous êtes un malheureux type de 26 ans, qui se croit docteur, qui pense savoir des tas de trucs, qui est bourré de connaissances, que son patron apprécie, qui impressionne, croit-il, les infirmières et tout à coup il a à faire face à une tâche impossible. Rien d'écrit dans les bouquins, rien que les tripes. La seule qu'il impressionne pas c'est sa copine, celle qui l'aime, qui lui répète tout le temps, "non Christophe, tu joues les cow-boys en réa parce que tu as l'impression de sauver la terre, d'être un fakir, de manier la vie humaine, tu te déguises en docteur, mais un jour, un seul, le premier, tu seras en face de la vie réelle, celle des familles, ce n'est plus le bistouri qui la découpe mais le couteau du malheur qui la déchiquette en fabriquant, pour le reste des jours de ces gens là, des lambeaux d'existence avec lesquels il faudra se débrouiller ... Et ce jour-là, après être passé de docteur à soignant au fil des années, tu deviendras tout à coup homme-médecin, tu auras pigé à quoi tu sers, Christophe".
Et ce jour-là venait d'arriver. Dans une oreille, le patron qui disait: tu vas très bien arriver, Christophe, c'est toi qui va les voir, les convaincre pour l'accord de don d'organes, et dans l'autre, Sabine, cette fille incroyable qui avait déjà choisi, elle, la médecine générale, et, bien au-delà de tout, dans le ventre, cette trouille insensée, et cette soudaine volonté de me montrer, à moi d'abord, que j'étais capable, capable d'être un homme soignant parmi les hommes souffrants ...
Je suis entré dans la chambre.
"C'est complètement injuste, inadmissible, inique, impensable que Cécile ... meure, elle n'a pas l'âge, elle est trop belle, rien au monde ne pourra justifier qu'une fille s'en aille comme ça sans raison, sans motif ... De toute manière la mort se dispense de raison, elle gagne et c'est tout, alors peut-être que la seule issue, la seule survie pour les parents, quand c'est faisable, enfin je n'en vois pas d'autre, c'est que sa mort ne reste pas qu'une absurdité totale, c'est qu'elle bénéficie, qu'elle serve, qu'elle apporte à d'autres le ... sursis, la survie ...
Le père avait cessé de marcher, et machinalement je lui ai aussi cramponné la main de l'autre côté. Je m'en suis tellement voulu après, de ne pas avoir instantanément compris qu'ils étaient séparés, ces deux-là, et je me suis dit que ma Sabine elle aurait immédiatement pigé, rien qu'en entrant.
J'ai continué. "Comme vous le savez il y a des centaines de gens en attente, leur vie est suspendue, ils ont la malchance d'avoir des organes défaillants, ce qui n'a rien de juste non plus comme situation, aussi absurde, pourquoi celui-là, pourquoi elle ? Alors je vous le répète, je vais vous demander d'être, oui des héros, comment peut-on prendre une décision pareille quand on est déjà terrassé, anéanti, qu'on perd sa raison d'être, que la vie s'écroule ? je vais vous demander d'accepter que nous dirigions votre Cécile vers un centre, que l'on prélève pour un don d'organes, vous connaissez le principe, et on en a si terriblement besoin ..."
Ils sont restés silencieux un temps infini, je n'osais demander "Si son père est d'accord ..." et c'est seulement là que j'ai réalisé l'évidence de leur séparation. J'ai redémarré à l'instinct : "Vous allez faire une dernière chose ensemble, elle est votre construction à tous les deux, il vous reste ... à ne pas la désunir, c'est votre accord à tous les deux ..."
Le père s'est brutalement levé, il est reparti sans se retourner vers la porte, et a demandé avant de l'atteindre "Oui, à qui doit-on s'adresser, pour entériner, enfin pour signer ?".
Une heure après j'étais encore assis par terre dans un vestiaire, la tête dans les mains à chialer comme un gamin, la surveillante est arrivée, ces femmes-là nous servent toujours de mère, à l'hôpital, elle m'a apporté un paquet de kleenex et une tasse, en me disant "Tiens, bois ça, c'est du thé, le patron a dit que tu avais été très bien, que cela ne l'étonnait d'ailleurs pas, il a dit aussi que tu pouvais partir, pour aujourd'hui ça suffira. Mais tu sais mon gars, tu te souviendras toute ta vie du premier jour où tu as eu les deux en face, la mort et la vie, jusqu'à aujourd'hui tu montais des marches, tu ouvrais des fenêtres, tu visitais, là maintenant tu as ouvert la porte une bonne fois, et tu es entré à l'intérieur. Tu as trouvé un toit, un siège, et un job.

Tout le monde paraît pratiquement s'ébrouer, sortir d'une torpeur généralisée, et la patronne finit par reprendre la parole.

LA PATRONNE. — Bon, eh bien Monsieur, ou plutôt Docteur, vous restez prendre le dessert ici avec ces dames, à moins que cela ne dérange ?
BARBARA. — Non, non bien sûr, il y a largement la place pour tout le monde, y compris vous-même, Madame ...
LA PATRONNE. — Il faut peut-être que je la reprenne, ma place, si vous voulez encore des cafés après, par exemple!
ALINE. — C'est curieux, comme dès qu'un événement change une ambiance, comme cela, les groupes se soudent, on voit ça après les urgences, ou même une panne de métro, un imprévu, la chute d'une personne âgée que l'on doit hospitaliser ...
BARBARA, (s'adressant particulièrement au médecin). — Cette présence de la mort, si cela ne gêne personne que l'on s'attarde sur un sujet grave, fait partie de votre métier, sans cesse ?
LE MEDECIN. — On dit beaucoup de choses à ce propos, par exemple qu'il faut expliquer le choix de cette profession par le besoin de régler ce problème de la mort. Tout cela est nécessairement schématique, j'aurais tendance à dire que cet élément doit forcément exister, mais aussi que toutes les nuances de vies très différentes se trouvent. Les médecins eux-mêmes ont une existence qui leur est personnelle, propre. Pour tel la mort sera, c'est le cas de le dire une problématique ... vitale parce que ce praticien aura vu mourir un parent, un ami, avant même de choisir son métier, ou bien enfant, il aura été confronté à la maladie d'un proche, à la gravité, à la menace, à l'urgence. Les décisions ultérieures, au-delà de l'orientation vers ces études là, s'établiront si l'on peut schématiser entre la nécessité de chercher pour guérir, d'agir pour sauver, de traiter pour lutter, ou d'aider à vivre. Autrement dit, l'un deviendra chercheur, travaillera en biologie, en laboratoire, un autre optera pour le Samu, le travail sur le fil, la chirurgie, une suivante choisira la cancérologie, les thérapeutiques médicamenteuses, quand une dernière deviendra psychiatre ou généraliste.
ALINE. — Vous établissez de grandes distinctions, comme s'il s'agissait de métiers différents ?
LE MEDECIN. — Ce sont des professions différentes, tout simplement la nuance fondamentale qu'il y a entre traiter pour faire vivre, et aider à permettre d'exister, l'approche n'a rien à voir.
BARBARA. — Nous ne nous connaissons pas, et vous me pardonnerez donc d'être si directe, mais vous avez une idée de votre propre choix, de votre motivation ?
LE MEDECIN. — Oui, pour être aimé, très simplement. Une énorme partie des médecins, et des infirmières peut-être davantage, a élu ces professions pour être aimée et aimer, servir, se rendre utile au genre humain, pour apporter du réconfort, une écoute, une chaleur, une aide, ce qui ne signifie pas que la mort soit éludée. Vous savez, elle est partout cette mort, essentiellement dans le discours, les questions, l'approche des gens en clientèle. La personne qui demande d'emblée "c'est grave" ?, celle qui décrit avec angoisse des symptômes perçus comme alarmants, quand une autre recrée, s'approprie des signes vus, ou entendus chez un proche, un ami, ou lors d'une émission de télé, que disent ces gens sinon vais-je mourir bientôt ? Quand un patient nous demande avec insistance des examens complémentaires, une prise de sang que nous savons totalement inutiles, nous aurions presque envie de leur dire "vous savez, la date de votre mort ne sera jamais inscrite en bas de votre feuille de résultats, ne compter pas là-dessus comme une date de péremption, une garantie, une assurance-vie. Quand une personne commence par "Je me demande si je n'aurais pas ..." Quand une mère vient vous parler des cas de méningites entendus à la radio, sans cesse, en permanence, derrières ces mots, ces questions, ces doutes, ces demandes, il y a la mort. Ce n'est pas dit, pas prononcé, mais pour nous, du moins pour ceux d'entre nous qui veulent bien lire, entendre, regarder, deviner selon la mimique, les attitudes, les blancs dans le récit, les allusions, les ratés, les balbutiements, le mouchoir que l'on cherche subrepticement, le tic de la bouche, le brutal changement de direction du regard, la question est la même, toujours : "Vais-je mourir ?" Et sous la gestuelle, vous savez, cette mèche remise en place quand ce n'est pas nécessaire, cette gorge raclée inutilement, ces papiers que l'on ne trouve pas dans le sac, ce manteau que l'on ouvre, cette frange soudain si gênante devant les yeux quand elle protégeait admirablement peu avant, nous lisons la peur, la gêne, l'angoisse, le mal-être, tout ce qui compte le plus.
BARBARA. — A un moment de ma vie, j'ai eu besoin d'aide, j'ai vécu une solitude, un ... abandon, un départ, tout ce que vous venez de dire, me rappelle des scènes, c'est pour cela que je l'évoque. Je me suis rendue dans le cabinet médical le plus proche, un groupe de praticiens. C'était une période de vacances, l'un d'eux était disponible, il était encore remplaçant sur le point de reprendre une des clientèles du centre. Très aguerri déjà, et surtout par instinct je suppose, admirablement psychologue, peut-être aussi son parcours personnel, son humanisme naturel, un sentiment de confiance, un sens suraigu de l'observation. Bref, j'ai eu l'impression qu'un monde nouveau pouvait s'ouvrir, où les symptômes ne signifiaient pas la maladie, la mort derrière comme vous dites, mais le malaise, le mal être, le mal de vivre, la peur, la dépression.Ce médecin m'a suivie très longtemps, j'ai appris aussi en le connaissant de mieux en mieux qu'effectivement, comme vous le démontriez, il y a en gros ceux qui combattent la mort, la maladie, les organiques si l'on peut utiliser ce mot, et ceux qui privilégient les êtres, les mécanismes de fonctionnement, l'existence, le mode de vie.
LE MEDECIN. — L'un n'empêchant pas l'autre d'ailleurs, dans notre métier rien n'est indissociable, la personne la plus organiquement malade possède un psychisme qui lui est propre et qui va modifier sa maladie, et la personne la plus psychologiquement en difficulté, ou en progrès, ou en cours d'évaluation, sera un jour malade dans son corps aussi, parce que c'était son heure ...
ALINE. — Quand tu dis, ma chère Barbara, qu'il t'a suivie longtemps, l'inverse me semble avoir été valable aussi, non ? Vous m'avez l'air d'avoir fait un moment fortement route ensemble, je crois ?
BARBARA, (un instant gênée ). — Oui, est-ce un risque inhérent à votre profession, Docteur, que de s'investir à un point tel que la vie des autres s'imbrique, s'intrique, se noue, devient une part de la vôtre ?
LE MEDECIN. — J'avais un ami que cette question préoccupait nettement, il réfléchissait énormément sur son mode d'exercice, nous discutions des heures. Je partageais beaucoup de ses points de vue, c'était un type très intériorisé, il a écrit des pages sur la perception de son rôle, très intéressantes, je l'avoue. Et puis il avait des élans vers les nécessiteux, le besoin d'un rôle différent, il partait en mission, il approchait toujours les êtres le plus dans le besoin, sa clientèle était, comme pour chacun de nous, à l'image de sa manière d'être.
BARBARA. — Le praticien dont j'évoque le souvenir avait exactement ce profil, vraisemblablement votre âge, j'ai ... perdu sa trace un jour. Je n'aurais jamais su dire si je finissais par lui faire peur en l'envahissant trop, s'il ne parvenait pas à décider de la suite de son existence, si trop d'éléments autres le poursuivaient dans sa vie, j'ai dû m'adapter à une grande mobilité professionnelle, d'abord dans des rédactions de province pour la presse régionale, avant de commencer à partir hors du territoire. Un jour en repassant à son cabinet, on m'a juste dit qu'il n'exerçait plus là. Et tout à l'heure, votre nom a réveillé des réminiscences qui n'étaient pas étrangères à lui, pas davantage, à mon insistance actuelle à me raconter avec ... peut-être trop de complaisance ?

Les deux interlocuteurs se regardent avec une extrême intensité, comme s'ils exprimaient tous deux une immense crainte, mais de nature différente. Comme si l'un redoutait que l'autre ne parle la même personne, quand pour son interlocuteur c'est l'espoir qui l'emporte.

LE MEDECIN. — Comme je vous l'ai dit, j'ai un nom banal, d'une part, d'autre part il doit se trouver de nombreux confrères avec un profil comparable à celui dont je vous ai parlé ...
BARBARA. — C'est certain, Docteur, je me dis seulement que le portrait de cet ... ami présente plus que des similitudes avec le profil de celui que j'ai pu longtemps ... admirer, fréquenter, dont l'aide m'a été si précieuse, et qui a soudain disparu sans suite, sans traces
LE MEDECIN. — Vous savez, Madame, certains de mes condisciples de la faculté ont totalement changé d'orientation en cours de route, entrant dans l'industrie pharmaceutique, ou à la sécurité sociale, ou devenant médecin du travail, ou même journaliste comme vous ...
BARBARA. — Celui auquel je pense aurait davantage été porté exactement comme vous le suggériez, vers des postes dans le tiers-monde, vers un investissement personnel au service des êtres en souffrance que vers un refuge dans le marketing, le contrôle ou les produits
LE MEDECIN. — Je comprends bien, mais ce n'est pas parce que Pa ...
BARBARA, (criant presque, en même temps que le médecin). — Patrick !!!

Les deux se regardent, tétanisés, médusés, et puis lentement Barbara glisse sur le tapis, à son tour victime d'un vertige confinant au malaise.

Noir sur scène. Fin de l'acte.

ACTE 3